1Contrairement à d’autres services d’intérêt général en réseau tels que les télécommunications, les services postaux ou l’énergie, le secteur de l’eau n’a pas fait l’objet d’une politique européenne de libéralisation. Ceci tient en particulier au fait que la gestion de l’eau est un monopole naturel(*), du fait des coûts prohibitifs d’une duplication des réseaux de distribution de l’eau et des eaux usées. Par ailleurs, les obligations de qualité nécessitent une relative proximité entre la production et la consommation ; les réseaux sont locaux et rarement interconnectés et présentent donc peu d’enjeux pour la réalisation du marché intérieur européen. Toutefois, les exigences européennes en matière de qualité de l’eau ont eu une incidence sur la gestion de ce service en favorisant sa délégation à des opérateurs privés.
2En France, la responsabilité communale en matière d’eau date de la Révolution, mais les premiers réseaux de distribution d’eau ont été le fait d’initiatives privées. Au début du XXe siècle, les régies(*) commencent à se développer parallèlement aux grandes compagnies privées. À partir de 1975, on constate une montée en puissance significative des contrats de délégation(*) du service d’eau potable.
3Ce phénomène résulte en partie des directives(*) européennes de 1975 et 1980 qui imposent des normes de qualité de l’eau potable contraignantes pour les États membres. Ces exigences ont poussé, dans le cas du Royaume-Uni, à une privatisation complète du secteur de l’eau et au développement de sa gestion par le secteur privé dans des pays comme la France et l’Italie.
4En effet, ces directives ont nécessité d’importants investissements en infrastructures de traitement de l’eau potable ainsi qu’une expertise et un savoir-faire poussés qui ont incité les villes à déléguer. La directive de 1998 a amplifié ce mouvement. Trois grands groupes se partagent actuellement le secteur : Véolia (Générale des Eaux), Suez (Lyonnaise des Eaux) et Saur (ex Bouygues). Ces entreprises desservent 79 % de la population contre 21 % pour les régies.
5À partir de la mise en application des directives européennes, on a pu constater une hausse générale des prix de l’eau potable du fait de l’augmentation des investissements [? « Service public et marché », p.129]. Actuellement, l’évolution du prix de l’eau tend à se stabiliser en France, mais il existe un net écart en fonction du mode de gestion : les prix sont plus élevés pour la gestion déléguée (1,26 euros/m3 en moyenne contre 1,03 pour une gestion en régie dans le cadre d’une organisation communale en 2001). Ceci s’explique toutefois par le fait que certaines communes peuvent être particulièrement incitées à déléguer lorsque les conditions d’exploitation sont délicates.
6En France, la collectivité qui délègue est tenue d’assurer le contrôle de la prestation réalisée par le délégataire, contrairement à d’autres pays comme l’Angleterre qui ont développé des instances spécifiques de régulation(*). Les municipalités françaises peinent souvent à assurer un contrôle effectif des firmes privées. Il leur est en effet difficile d’estimer les coûts réels d’exploitation du service. Un contrôle rigoureux nécessite également un financement adéquat et un personnel suffisamment nombreux et qualifié. Enfin, il existe un déséquilibre entre les parties, élus locaux et multinationales, résultant notamment d’importantes asymétries d’informations. Le pouvoir de négociation des municipalités reste ainsi limité, ce qui se traduit par le fait qu’environ 90 % des contrats arrivant à expiration sont renouvelés au même délégataire.
7Cette perte de contrôle explique que certaines collectivités locales comme Grenoble aient récemment opté pour un retour à une gestion en régie. Mais ce mouvement reste limité car la délégation est en fait assez irréversible. Reprendre le contrôle du service implique en effet pour la collectivité d’avoir conservé et même renforcé sa capacité d’exploitation, ce qui est rarement le cas, la durée moyenne des contrats de délégation étant supérieure à dix ans. Enfin, le retour en régie suppose un retour à la responsabilité civile du maire, qui peut être mise en jeu pour tous dommages imputables à une négligence municipale. On comprend que les élus locaux hésitent à endosser ce type de responsabilités, lourdes de conséquences.
8Il semble donc que les directives européennes aient durablement affecté, non seulement la qualité de l’eau, mais également la gestion de ce service public.