1L’éducation n’est pas une marchandise. Affirmer le contraire passerait pour une provocation auprès de la plupart des enseignants, des parents et des défenseurs du service public. Pourtant, si l’on ne veut pas se payer de mots et de slogans, force est de constater que tout se passe comme si l’éducation était une marchandise. Les plus vertueux parmi nous détournent la carte scolaire quand elle n’est pas favorable à leurs enfants. Les entreprises de soutien scolaire et les cours particuliers font florès [■ « Le soutien scolaire, public ou privé ? », p.166]. Les revues conseillant plus ou moins efficacement les parents se vendent bien. L’école privée accueille près de 20 % des élèves en stock et près de 40 % en flux [1]. Chacun sait bien que, même si l’éducation n’est pas une marchandise, elle a un coût, et bénéficie plus à certains qu’à d’autres. Il faut avoir de bonnes capacités stratégiques pour en tirer avantage : choisir les bonnes écoles, les bonnes filières, les bonnes universités. Les établissements se classent et se hiérarchisent, les « palmarès » se multiplient afin que les usagers soient des « consommateurs » rationnels et informés. On peut faire l’hypothèse raisonnable que même ceux qui dénoncent ces « palmarès » n’y sont pas totalement indifférents. Il faut bien admettre que la plupart des acteurs sociaux se conduisent en matière d’éducation scolaire comme on le fait sur divers marchés. Pourquoi avons-nous alors tant de mal à reconnaître l’existence d’un marché de l’éducation ? Deux raisons m’invitent à répondre à cette question. La première est le plaisir simple de dénoncer une formidable hypocrisie sociale : ceux qui s’en tirent le mieux sur le marché scolaire ont intérêt à laisser croire que l’éducation n’est pas un marché. Mais au-delà de cette petite volupté, il importe aussi de voir comment fonctionne ce type de marché, afin que nous apprenions à le réguler et à le contrôler, alors que notre tendance nationale nous porte plutôt à le condamner moralement tout en le laissant s’installer pratiquement tant que nous refusons de le voir tel qu’il est.
2Le refus d’admettre que l’éducation scolaire fonctionne comme un marché, y compris dans le secteur public, peut être expliqué par l’histoire du système éducatif français. L’école républicaine française a été construite comme une institution chargée d’installer la légitimité d’un régime politique, de forger une nation moderne et de la faire basculer dans la modernité. De Condorcet à Guizot et de Duruy à Ferry, l’école a été pensée comme contre l’Église tout en l’imitant dans bien des domaines. On attendait de l’école qu’elle installe le règne des Lumières dans les esprits, qu’elle accomplisse pacifiquement et culturellement le projet de 1789 contre la vieille alliance du trône et de l’autel. Des grandes écoles positivistes aux écoles de village patriotiques et laïques, l’école républicaine a été portée par un projet moral de libération et d’installation d’un nouvel ordre social.
3La connaissance et la culture scolaire ont été moins pensées comme des utilités que comme des biens de salut, plus ou moins sacrés. Il s’agissait moins de forger des compétences socialement utiles que de transmettre des valeurs nouvelles : celles de la raison, du progrès, de la République et de la nation pour les enfants du peuple, celles des humanités classiques pour les enfants de la bourgeoisie. En fait, ces deux publics étaient assez radicalement séparés et il ne pouvait pas y avoir véritablement de compétition entre eux, la scolarité s’inscrivant largement dans des sortes de destins sociaux. La seule mobilité sociale vraiment légitime était celle de l’élitisme républicain permettant à quelques élus du peuple de rejoindre l’élite scolaire et sociale. Cette école et ce projet étaient d’autant plus éloignés de toute idée de marché scolaire que l’école française a longtemps été malthusienne : rares, les diplômes avaient une utilité sociale garantie et relativement parcimonieuse. En fait, la compétition scolaire ne concernait guère les enfants de la paysannerie et de la classe ouvrière, ni les filles dont les destins sociaux étaient inscrits dans la naissance même. Rappelons que le taux de bachelier atteignait 2 % au début du XXe siècle et 6 % en 1950. Si marché il pouvait y avoir, celui-ci restait fort étroit, et l’idée de marché scolaire était d’autant plus étrangère au monde scolaire que l’école républicaine s’est construite autour de la gratuité et de l’obligation scolaires.
4Dans ce modèle éducatif, les enseignants, notamment les maîtres d’écoles qui étaient de loin les plus nombreux, étaient définis par leur vocation, leur identification aux valeurs de l’école, bien plus que par leur profession. Ainsi, ils ne rendaient pas de comptes à des usagers ou à des demandes sociales, mais à leur propre conscience et à leur seule hiérarchie. En ce sens, l’école était sacrée, définie par des valeurs supérieures et aussi incontestables que celles qu’elle combattait. Les maîtres se dévouaient à l’institution, à ses valeurs, à leur propre vocation, bien plus qu’à des publics et à des demandes sociales. Il faut dire aussi que l’école républicaine a été, comme l’Église, construite comme un sanctuaire. Les parents en étaient exclus, les demandes économiques aussi, et elle ne connaissait que des élèves, des êtres de raison détachés de leurs appartenances sociales et de leurs identités grâce à la laïcité. Au fond, pour comprendre la nature de cette école, il suffit de lire Durkheim qui ne cesse d’insister sur la nécessaire distance entre l’école et la société afin que l’éducation scolaire arrache les élèves à l’emprise de la petite société de la famille et de l’entreprise. Le contre-exemple à ce modèle est évidemment celui de Dewey qui, aux États-Unis, a proposé un modèle éducatif centré sur l’activité de l’élève, sa découverte du monde et son intégration dans la communauté.
5Ce modèle d’école fut en réalité celui d’un ordre régulier protégé des tensions, des conflits et des passions de la vie sociale, identifié aux valeurs universelles de la République. Aussi a-t-il toujours considéré que les demandes des familles, des communautés et des entrepreneurs étaient des menaces. Plus encore, quand cette école se rapprochait de la vie sociale « réelle » et de ses demandes, elle vivait cette obligation comme une sorte de dégradation et d’impureté. Le règne des disciplines les plus abstraites et les moins « utiles » faisant peser un soupçon d’indignité sur les formations techniques et professionnelles directement « utiles » à la société, l’école française a toujours tenu ces formations « pratiques » pour des concessions, parfois nécessaires mais toujours dévaluées, aux demandes sociales. La technique et les métiers ne recouvraient de dignité que dans le cas où la sélection des élèves se faisait d’abord par les vertus les plus abstraites, comme c’est le cas dans l’accès aux grandes écoles.
6Bien que cette école ne soit plus, l’imaginaire scolaire qu’elle a forgé pèse toujours d’un grand poids. N’a-t-on pas vu récemment les « républicains » s’opposer aux « pédagogues », les premiers incarnant les valeurs du savoir, les seconds se tournant vers les conditions d’apprentissage des élèves ? Il est peu discutable que l’école de Jules Ferry a construit la France moderne ; elle a ouvert des carrières sociales considérées comme bien plus honorables que celles qui tiennent à la seule réussite économique, elle a donné aux enseignants une légitimité dépassant de très loin leur seul métier. Aussi se maintient-il un ensemble de représentations qui sont toujours menacées par le monde tel qu’il est et tel qu’il change. On peut avoir de la nostalgie pour cette école, il reste que cette nostalgie est une sorte de voile qui impose de voir les changements survenus comme une longue dégradation et une longue décadence. Cette « théologie » républicaine et laïque a fait l’école française et, dans une certaine mesure, la France elle-même. Elle a aussi forgé des couples d’oppositions dans lesquels le marché incarne le pôle négatif : la culture contre le marché, l’intégration nationale contre le marché, la solidarité contre l’égoïsme du marché, la vocation libératrice de l’école contre le marché…
7Pourtant, l’école a changé de nature en se massifiant, et des mécanismes de marché se sont lentement insinués dans l’institution jusque là protégée des désordres du monde. Tant que les diplômes étaient rares – rappelons qu’au sommet de son succès, le Certificat d’études primaires (supprimé en 1989) n’était obtenu que par 50 % des élèves – les qualifications scolaires n’étaient pas indispensables à la plupart des Français. Mais quand près de 70 % d’une classe d’âge obtient le baccalauréat, la chasse aux diplômes devient vitale. Il faut en obtenir pour avoir du travail et c’est un véritable handicap que de ne pas en avoir. Dès lors, les diplômes ne cessent de se multiplier et de se hiérarchiser, et la concurrence pour les qualifications les plus prestigieuses s’accroît considérablement du seul fait de l’augmentation du nombre des concurrents. Elle s’accroît d’autant plus que les familles savent que la reproduction des positions sociales passe moins par la transmission des patrimoines que par l’acquisition de qualifications scolaires. Aussi, les parents savent parfaitement qu’il faut investir dans l’éducation scolaire, ce qui suppose une bonne connaissance des règles du jeu plus ou moins cachées. Derrière le décor d’une école unique, chacun sait que tous les établissements ne se valent pas, que toutes les filières sont hiérarchisées, que les formations ont plus ou moins de valeur. Les classes moyennes se conduisent comment des usagers rationnels, comme des « coachs » guidant méticuleusement les carrières scolaires des élèves. Les enseignants les plus républicains eux-mêmes n’échappent pas à cette règle dès qu’il s’agit de la scolarité de leurs propres enfants. Bref, pour toute une partie de la population, l’école est un marché, et ceux qui l’ignorent, les moins favorisés plus disposés à croire dans la rhétorique républicaine, se retrouvent les perdants d’un jeu dont ils ignorent tout. En ce sens, nous ne sommes plus dans le monde des « héritiers » et des « boursiers », où l’hérédité des « bourgeois » et la vertu de quelques élus issus du peuple suffisaient à faire les carrières scolaires. Aux privilèges et aux handicaps de la naissance se superpose en effet la maîtrise stratégique d’une compétition continue. Ajoutons qu’il y a quelque mauvaise foi à condamner le « consumérisme scolaire » des familles, car on voit mal comment les familles ne pourraient pas se conduire ainsi ; et on doit bien observer aussi que les pourfendeurs de ce consumérisme ne sont généralement pas ceux qui s’en tirent le plus mal sur le marché scolaire.
8L’émergence d’une demande scolaire affecte profondément la nature de l’offre scolaire, qui se détache peu à peu du modèle institutionnel traditionnel. L’enseignement privé fonctionne moins comme une alternative religieuse que sur le mode d’une offre « normale » sur laquelle on peut jouer quand l’offre publique n’est plus tenue pour satisfaisante : on choisit le privé pour des raisons d’opportunité plus que par conviction. Au sein même du secteur public, les établissements jouent sur une sourde concurrence visant à attirer les meilleurs élèves et à « orienter » les moins bons. Les écoles, petites ou grandes, les IUT et les universités se hiérarchisent de plus en plus en sélectionnant les élèves, en s’efforçant d’attirer les enseignants chercheurs les plus actifs, les plus capables d’attirer les étudiants et les contrats de recherche. Il se crée un monde à plusieurs vitesses et les palmarès et les classements, pour discutables qu’ils soient, lèvent progressivement des secrets de polichinelle. Derrière le décor d’une école unique se développe un marché scolaire ou, pour le moins, des conduites de marché dans lesquelles l’offre et la demande s’efforcent d’optimiser leurs ressources.
9Dans la mesure où la valeur des qualifications scolaires tient à leur utilité sociale, chacun est conduit à tenir compte des demandes économiques. Les lycées professionnels, les universités, les IUT et les écoles sont donc invités à tisser des liens avec le monde des entreprises puisque l’utilité d’un diplôme dépend largement de la densité de ces liens. Les licences professionnelles et les masters professionnels se sont multipliés depuis quelques années. Il n’est plus de bonne formation qui ne propose des stages en entreprises. De plus, avec le protocole de Bologne et le LMD, un nombre croissant d’étudiants se déplacent dans un espace de formation de plus en plus large, et l’on peut imaginer que leurs choix tiennent autant au prestige des universités qu’aux charmes touristiques des villes universitaires. Progressivement, les systèmes universitaires eux-mêmes sont pris dans une logique de concurrence croissante.
10On peut faire l’hypothèse que « l’inflation » des diplômes et leur perte d’utilité moyenne accentuera à la fois la concurrence des formations et la subtilité des calculs tenant à la demande des étudiants et à celle de l’offre des établissements. De manière générale, plus une formation est sélective et plus elle est associée à un marché de l’emploi fermé, plus elle est attractive. Alors, à côté des premiers cycles de masse, se développe un système de plus en plus concurrentiel et stratifié, tandis que les acteurs anticipent ces contraintes de plus en plus tôt en multipliant les recours à des formations et à des organisations capables de préparer précocement cette compétition. Le système de soutiens scolaires privés ou publics ne sont plus seulement destinés aux élèves les plus faibles qui ne veulent pas décrocher du peloton ; ils sont aussi destinés aux bons élèves car l’objectif n’est plus seulement de décrocher le bac, mais de décrocher un bac scientifique avec mention et, si possible, avec un an d’avance.
11Evidemment, plus le système évolue dans ce sens, plus les acteurs qui y participent activement sont tentés de mobiliser l’imaginaire d’une école républicaine étrangère au marché. Aussi voit-on les élèves engagés dans une compétition de plus en plus dure manifester contre la sélection, les enseignants contester l’enseignement à plusieurs vitesses tout en n’imaginant pas d’autre avenir pour leur enfant que celui des classes préparatoires, les chercheurs défendre la recherche publique tout en diversifiant leur carrière en France et à l’étranger et en acceptant la lutte pour les contrats [? « Le service public de la recherche en question », p.216]. On peut même avoir le sentiment que plus on s’engage pratiquement dans le marché scolaire, plus on y résiste d’un point de vue idéologique. Il n’est pas une réforme « libérale » qui ne soit combattue alors que les pratiques les plus libérales sont déjà là, anticipées et cristallisées depuis déjà longtemps.
12Dès lors, on voit bien le risque auquel nous sommes confrontés : le refus idéologique du marché scolaire peut apparaître comme une sorte de voile plus ou moins romantique derrière lequel se cachent des pratiques de marché d’autant moins régulées qu’elles sont déniées. Individuellement, chacun de nous et chaque unité du système se « débrouille » pour se placer au mieux sur le marché, pendant que, collectivement, on refuse l’évolution du système que la pratique de chacun engendre. Dans ce cas, ce sont nécessairement les plus faibles qui s’en tirent le plus mal, dans la mesure où ils n’accèdent pas au « marché noir » qui se met en place. Rien ne montre mieux cette situation que le débat sur la carte scolaire, quand on observe que tous ceux qui peuvent la détourner le font et que les autres en sont prisonniers. Au bout du compte, les établissements les plus défavorisés le sont de plus en plus, tandis que le recrutement de l’élite scolaire et sociale se fait sur des segments du système de plus en plus étroits. Les promesses égalitaires de la massification n’ont pas été tenues ; elles ont simplement transformé le mécanisme de formation des inégalités : au règne des inégalités sociales commandant la structure même du système en excluant précocement des compétiteurs s’est substitué un marché plus ou moins secret dont bénéficient les mieux pourvus et les mieux informés.
13Le fait que l’école fonctionne comme un marché doit-il nous conduire à faire du marché un modèle de fonctionnement, et à considérer que l’éducation est une marchandise comme une autre ? Je ne le crois pas. Ce constat nous invite plutôt à nous demander comment ce marché peut fonctionner de manière efficace et surtout de manière équitable.
14La question que pose tout marché est de savoir jusqu’où doit être étendu son règne. Or, l’existence même de toute école publique suppose que certains biens éducatifs soient tenus pour des biens collectifs(*) échappant au marché. Parmi ces biens, il pourrait y avoir la culture commune que l’école est tenue de donner à tous les citoyens d’une même nation, non seulement pour en faire des citoyens à peu près égaux, mais aussi pour construire une homogénéité culturelle de la nation elle-même. En ce sens, le projet de Jules Ferry n’a pas vieilli et nous aurions même intérêt à le réaffirmer en définissant l’égalité scolaire de base à laquelle chacun a droit durant le temps de la scolarité obligatoire. C’est pour cette raison que l’on devrait défendre la vocation unique du collège unique et suspendre la sélection jusqu’au terme des études obligatoires. Après tout, un marché est plus équitable quand chacun se trouve relativement armé pour l’affronter. Dès lors, il ne suffit pas de défendre des programmes nationaux et de s’opposer au privé, il faut être en mesure de fixer des performances communes à l’ensemble des élèves. C’est ce que s’efforcent de faire les pays sociaux démocrates du Nord de l’Europe, eux qui offrent une école homogène et relativement peu sélective durant le temps de la scolarité obligatoire. La notion de « SMIC scolaire » n’est pas plus choquante que celle de SMIC salarial ; elle signifie simplement que personne ne peut descendre en dessous d’un seuil vers lequel le marché conduirait presque fatalement. Quant à la définition de cette culture commune, elle doit être fixée pour elle-même, en fonction d’objectifs politiques et sociaux, et pas seulement comme la formation capable de préparer les scolarités plus longues et plus compétitives et donc d’exclure ceux qui en sont indignes. Elle doit se poser une question à laquelle nous avons quelque peu renoncé : quel type d’individu et de sujet l’école doit-elle former indépendamment des performances scolaires des élèves ? C’est pour cette raison que les thèmes de l’expressivité et de la confiance en soi des élèves ne sauraient y être marginaux dans une société démocratique.
15Si, après le collège, l’école fonctionne « comme un marché », celui-ci pourrait avoir quelques vertus dans la mesure où les règles et les performances en seraient connues de tous. Or c’est encore loin d’être le cas et seuls les initiés en connaissent les secrets. Nous pourrions imaginer qu’un système d’évaluation mesure l’efficacité et la valeur éducative – le climat scolaire notamment – des établissements et des filières. Sans croire naïvement aux vertus de la main invisible, nous pouvons penser que les inégalités scolaires deviendraient des problèmes publics et connus de tous. Nous pourrions imaginer que les règles de l’orientation et de la sélection y seraient plus explicites ; or, plus ces règles sont claires et connues de tous, plus elles ont de chance d’être moins défavorables au moins favorisés, plus les positions de monopole pourront sembler choquantes. Chacun devrait disposer des ressources d’informations lui permettant de s’orienter au mieux dans une école qui fonctionne, de fait, comme un système de concurrence.
16Le problème central concerne la régulation(*) de l’offre scolaire. Dénier l’existence d’un marché, c’est refuser de reconnaître que l’offre scolaire, y compris publique, reste largement plus favorable aux favorisés en dépit de la politique des ZEP. Plus un élève est bon, plus il a droit à une meilleure formation, plus celle-ci coûte cher à la collectivité, et plus cet élève en tirera des bénéfices privés élevés. Ainsi, un élève de classe préparatoire coûte près de deux fois plus cher qu’un élève de licence sachant qu’il est en général socialement plus favorisé et qu’il obtiendra des emplois plus rémunérateurs que son camarade de faculté. Ainsi, le déni du marché interdit toute régulation équitable sous prétexte que l’éducation n’est pas une marchandise et qu’elle ne saurait avoir de prix. À terme, on peut même observer une sorte de redistribution sociale à l’envers dans laquelle la gratuité des études masque, dans l’enseignement supérieur notamment, un transfert des coûts des moins favorisés vers les plus favorisés. Accordons à Sciences Po Paris le mérite d’avoir posé cette question en indexant les coûts de scolarité sur les revenus des familles. En admettant que l’éducation fonctionne comme un marché, nous pourrions nous poser une question d’équité essentielle : qui paie, qui gagne et qui perd ?
17De manière générale, nous avons toujours raisonné en termes d’égalité des chances en nous efforçant de limiter, avec plus ou moins de bonheur, les effets des inégalités sociales sur les inégalités scolaires ; projet incontestable postulant qu’il est juste que les inégalités sociales issues d’une pure méritocratie scolaires ne soient pas contestables. Mais si l’on considère que l’école fonctionne comme un marché, se pose à nous un autre problème : dans quelle mesure les inégalités scolaires doivent-elles déterminer les inégalités sociales ? La tradition scolaire française interdit de poser frontalement cette question tant elle considère que les biens éducatifs sont supérieurs aux autres et doivent s’imposer à eux. Pourtant, aujourd’hui, nous avons fini par nous convaincre que tout se joue à l’école et qu’il va de soi que les diplômes confèrent des rentes aux meilleurs et des sortes de tares aux autres. Certains diplômes sont très rentables, d’autres pas du tout. Autrement dit, nous pourrions nous interroger sur l’emprise que le marché scolaire exerce sur l’ensemble des compétences et des activités économiques et sociales. Quelle doit être l’étendue de la sphère d’influence scolaire à côté d’autres sphères de définition des compétences : celle des carrières professionnelles, de la formation permanente, celles de toutes les compétences et des talents que l’école n’est pas en mesure de dégager et de sanctionner ? Si l’on en croit Walzer [2], on admettra que cette question est essentielle dans la mesure où la justice d’une société tient à la relative indépendance de ses sphères d’activité et des inégalités qu’elles engendrent.
18Pas plus que la culture ou la santé, l’éducation n’est « en soi » une marchandise. Mais il n’empêche que lorsque les biens éducatifs se répandent et se multiplient, ils s’inscrivent dans des mécanismes de marché. Plutôt que de le nier, comme c’est largement le cas en France, ou d’en faire un principe unique de régulation, comme c’est le cas au Chili où le système éducatif s’est profondément dégradé, mieux vaut regarder cette réalité en face. Cet exercice aurait plusieurs vertus. Il nous permettrait d’agir sur les fonctionnements réels du système scolaire et de nous poser des problèmes de justice plus aigus que ceux dont nous avons l’habitude. Il nous obligerait aussi à nous interroger sur ce qui, dans l’éducation, ne saurait être une marchandise. Bref, le politique devrait reprendre la main plutôt que de se satisfaire de la gestion de l’ordre des choses.
Notes
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[1]
À un instant donné, 20 % des élèves étudient dans une école privée mais au cours de leur carrière scolaire, 40 % des élèves étudieront au moins un temps dans une école privée.
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[2]
Philosophe américain né en 1935, il est membre permanent de la faculté de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study. Il a travaillé sur de nombreux sujets dont la justice sociale et le politique.