CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Évoquer les grandes lignes de l’évolution du service public à l’aube de ce XXIe siècle se heurte d’emblée à un obstacle de taille : qu’entendre par service public ? L’expression ne renvoie-t-elle pas à un contexte très spécifique, européen voire français ? Il faut dépasser cette querelle sémantique. Sans doute le vocable de service public est-il, en France, surchargé d’un ensemble de significations (institutionnelle, juridique, idéologique) qui lui donnent une coloration très spécifique. Il évoque cependant une réalité plus simple et plus banale, à savoir l’existence dans toute société d’un ensemble d’activités considérées comme étant d’intérêt commun et devant être à ce titre prises en charge par la collectivité, c’est-à-dire d’une sphère de fonctions collectives.

2L’impression dominante, lorsqu’on observe l’évolution au cours des deux dernières décennies, est celle d’un ébranlement profond et général des conceptions qui avaient présidé au cours du XXe siècle à l’organisation des fonctions collectives. Alors que ces fonctions en étaient venues à recouvrir des sphères toujours plus étendues de la vie sociale, un équilibre nouveau semble désormais prévaloir.

Le service public ébranlé

3Le service public a pris avec l’État-providence une dimension nouvelle. Alors que dans l’État libéral la gestion publique était censée n’avoir qu’un caractère supplétif, coïncidant pour l’essentiel avec la zone des activités dites « régaliennes », relevant de l’essence même de l’État ou touchant à l’ordre public, elle s’est étendue avec l’État-providence à des activités de nature très diverse. Cette position centrale conquise par le service public a été remise en cause au cours des dernières années.

Le service public dans l’État-providence

4On ne saurait évidemment sous-estimer l’importance des diversités nationales : s’il s’est étendu à l’ensemble des pays libéraux, l’État-providence a pris des formes différentes, et la sphère de la gestion publique a été conçue corrélativement de manière très variable, tant en ce qui concerne son étendue que son degré de spécificité. Dans les pays européens au moins, la logique de l’État-providence a conduit à la mise en place d’un service public fort, chargé de mettre un certain nombre de biens essentiels à la portée de tous et soustrait à ce titre au jeu des mécanismes de marché.

5Le service public a ainsi été amené à étendre son emprise sur la vie sociale : les vertus présumées d’une gestion publique tournée vers la satisfaction des besoins collectifs et oeuvrant pour la réduction des inégalités sociales étaient telles qu’elle paraissaient alors pouvoir s’appliquer à la quasi-totalité des activités sociales.

6La sphère de la gestion publique s’est étendue graduellement, à partir du noyau originel des activités régaliennes, par cercles concentriques de plus en plus larges. Le service public a conquis une position structurelle dans l’économie : les économies capitalistes sont devenues peu ou prou des « économies mixtes », reposant sur la coexistence d’un secteur privé et de puissantes entreprises publiques contrôlant les secteurs de base de l’économie. Parallèlement, on a assisté à l’explosion des services publics sociaux. Les services publics ont donc été amenés à prendre progressivement en charge les fonctions collectives essentielles, en devenant les supports nécessaires au développement économique et social.

7Le service public ainsi dilaté est caractérisé par des principes de gestion spécifiques, qui en font un îlot à part au sein de l’économie et de la société. Sans doute cette spécificité est-elle plus ou moins nette selon les pays, fortement marquée en Europe continentale, beaucoup moins accusée dans les pays anglo-saxons. L’application, ou non, à la sphère publique d’un corpus de règles juridiques globalement dérogatoires au droit commun constitue à cet égard une variable essentielle [? « Réflexions actuelles sur la notion de service public », p.36]. Cette spécificité est aussi fonction de la nature du service en cause : le particularisme des règles juridiques applicables a toujours été fortement nuancé en ce qui concerne les services publics économiques, témoignant de la nécessité d’un compromis avec les principes de fonctionnement de l’économie marchande. Néanmoins, dans tous les cas, la gestion reste irréductible à celle d’une entreprise privée.

8La logique d’action d’abord est différente. Le vocable de service public exprime bien l’inflexion des principes commandant l’action d’un État devenu la « providence » de la société, c’est-à-dire érigé en tuteur de la collectivité et en protecteur de chacun : il signifie que la prise en charge par l’État d’activités sociales concrètes est sous-tendue par le souci de répondre aux aspirations de tous ordres des individus et des groupes. Alors que l’entreprise privée cherche à promouvoir ses intérêts propres, le service public est institué pour satisfaire des besoins qui le dépassent.

9La nature particulière des fins assignées au service public implique des règles de gestion différentes. La conception française du service public insistera fortement sur cette dimension : l’existence d’un service public entraîne l’application d’un « régime juridique » spécifique et dérogatoire par rapport au droit commun. Le noyau dur de ce régime, commun à l’ensemble des services publics même économiques, sera cristallisé autour des trois grands principes de « continuité », « égalité » et « mutabilité » : parce qu’ils sont préposés à la satisfaction des besoins collectifs, les services publics sont tenus de fonctionner de manière régulière et continue, dans des conditions égales pour tous, et leurs règles de fonctionnement doivent pouvoir être adaptées à tout moment. Corrélativement, la finalité qui lui est assignée justifie que le service public soit protégé de la pression de la concurrence : les grands services publics structurés en réseaux bénéficiaient ainsi d’un statut monopolistique.

10Enfin, le service public est pris en charge par des structures de gestion qui forment un univers particulier, par leur statut et par les liens qui les unissent au reste de l’appareil. Si l’expansion des services publics s’est accompagnée d’une diversification des modes de gestion, ce processus de spécialisation a été assorti de mécanismes de contrôle assurant le maintien d’une cohésion d’ensemble de l’appareil de gestion public et traçant une ligne de démarcation nette avec le monde de l’entreprise.

11Le service public était ainsi conçu dans l’État-providence comme un monde à part, distinct du reste de la société et censé faire contrepoids à l’économie marchande. Cette vision ne pouvait manquer de subir le contrecoup de la crise de l’État-providence.

Le service public face à la crise de l’État-providence

12La crise de l’État-providence a porté un coup sévère à la conception du service public qui s’était épanouie pendant les Trente Glorieuses et semblait à l’abri de toute remise en cause.

13Le repli a été particulièrement sensible dans le domaine économique, avec le développement de politiques de privatisations touchant des fleurons essentiels du secteur public, souvent chargés de missions de service public. L’idée selon laquelle l’État était fondé à prendre en charge la gestion des secteurs-clés de l’économie est devenue caduque, sous l’effet de pressions internes et externes remettant en cause la conception d’un État érigé en producteur de biens et services [? « La privatisation des services publics : fondements et enjeux », p.90].

14En dehors de l’économie, le mouvement de repli a été généralement beaucoup plus modeste. Cependant, les difficultés financières auxquelles les États sont confrontés imposent le redéploiement des actions publiques ou le recours à des formules d’externalisation, autre indice de repli. Le service public se trouve sur la défensive dans tous les domaines, en éprouvant bien des difficultés à conserver les positions conquises aux heures de gloire de l’État-providence.

15En même temps que le service public a vu son étendue circonscrite, on a assisté à la banalisation progressive de son statut : les signes distinctifs qui attestaient de son irréductible singularité par rapport à la sphère des activités privées se sont estompés, phénomène particulièrement sensible là où cette spécificité était la plus marquée.

16Ainsi, la logique d’action du service public n’apparaît plus tout d’abord comme radicalement opposée à celle du privé. Sans doute, dans la mesure où il vise à satisfaire des intérêts qui le dépassent, le service public est-il dominé par une logique d’extraversion. Mais les organisations privées poursuivent des finalités extrêmement diverses, et bon nombre d’entre elles sont mises au service d’intérêts collectifs. La rationalité de l’entreprise privée elle-même ne saurait être réduite à la seule recherche du profit.

17À partir du moment où les services publics sont soumis à la même contrainte d’efficacité que les entreprises privées, plus rien ne semble justifier le particularisme de leur statut juridique. D’une part, l’application aux services publics de règles juridiques dérogatoires apparaît comme une survivance : non seulement elle fausserait le jeu de la concurrence entre public et privé, mais encore elle serait contraire à l’impératif d’efficacité. D’autre part, les privilèges d’exclusivité dont ils bénéficiaient jusqu’alors ont été remis en cause dans le secteur marchand : les services publics sont désormais invités à se plier à la loi de la concurrence.

18L’impératif d’efficacité auquel ils sont désormais soumis implique enfin le rapprochement de leurs modes de gestion de ceux applicables dans le privé. Avec des différences de méthode selon les pays, il s’agit de réduire les éléments de particularisme inhérents à la gestion publique, de manière à améliorer leur productivité et leurs performances [? « Peut-on réformer l’État avec les méthodes du secteur privé ? », p.225].

19La conception traditionnelle du service public a donc été fortement ébranlée dans les pays européens au cours des dernières années : le mythe du service public a perdu beaucoup de sa puissance évocatrice et les conséquences juridiques qui étaient attachées à la notion sont devenues plus incertaines. Ce qui ne signifie nullement que le service public ne soit plus qu’un concept vide, héritier d’une histoire dépassée et voué à un inéluctable dépérissement.

Le service public revisité

20Si elle ne signifie évidemment pas la fin du service public, dans la mesure où celui-ci, entendu au sens large, est inhérent à l’existence de toute société, l’évolution en cours n’en implique pas moins une redéfinition en profondeur de la manière dont cette sphère d’activités est conçue et délimitée. Une approche beaucoup plus souple d’un service public au périmètre contingent, pris en charge selon des modalités diverses et géré de façon pragmatique, tend désormais à s’imposer, réduisant du même coup l’écart qui existait traditionnellement avec l’approche dominante outre-Atlantique.

Un périmètre contingent

21Si des services publics sont plus que jamais indispensables au regard de l’impératif de cohésion sociale, le principe de subsidiarité conduit à subordonner plus strictement leur institution aux défaillances des mécanismes de marché et à l’insuffisance des dispositifs d’autorégulation sociale.

22Matérialisant les relations d’interdépendance qui existent entre les membres du corps social, les services publics constituent un élément fondamental d’intégration et de cohésion sociale : en dépit du mouvement de repli consécutif à la crise de l’État-providence, ils restent indispensables en tant que vecteurs de production du lien social.

23Le rôle essentiel joué par les services publics sur le plan de la cohésion sociale est désormais reconnu au niveau européen. Après qu’a été soulignée « la place qu’occupent les services d’intérêt économique général (SIEG) parmi les valeurs communes de l’Union » et relevé le « rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union » — les autorités communautaires ayant dès lors la responsabilité de veiller « à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions » (Traité d’Amsterdam du 2/10/1997) —, une problématique plus globale tend à s’affirmer, à travers la référence aux « services d’intérêt général » (SIG), entendus comme les services, marchands et non marchands « que les autorités publiques considèrent comme étant d’intérêt général et soumettent à des obligations spécifiques de service public » [? « Europe et service public », p.66].

24La contribution apportée par les services publics au maintien de la cohésion sociale résulte de leurs principes de fonctionnement. L’idée d’égalité est en effet au cœur de leur institution : accessible à tous, le service public est censé offrir des prestations identiques à ses usagers. Mais le service public apparaît aussi comme un agent de redistribution, qui doit contribuer à réduire l’ampleur des inégalités sociales : il a pour fonction de mettre un certain nombre de biens à la portée de tous ; son action s’adresse de manière préférentielle aux plus démunis.

25Néanmoins, les frontières du service public ne sont plus perçues comme intangibles ou en perpétuelle extension ; leur délimitation passe par une évaluation plus rigoureuse de ce qui relève de l’impératif de cohésion sociale et de ce qui peut être abandonné à la seule loi du marché.

26Le redéploiement des services publics se traduit, non par l’abandon de champs d’activité qui avaient été investis aux heures de gloire de l’État-providence, mais par la délimitation plus fine des contours du service public. Rompant avec la logique qui consistait à placer des secteurs entiers sous l’emprise du public, en dotant les opérateurs publics d’un privilège d’exclusivité, il s’agit de circonscrire dans chacun des secteurs ce qui doit faire l’objet d’obligations spécifiques, au titre de l’impératif de cohésion sociale. On passe ainsi d’une conception « organique » du service public, reposant sur l’adéquation de l’opérateur et de l’activité, à une conception « matérielle » ou « fonctionnelle », fondée sur la nature intrinsèque de l’activité.

27La remise en cause, à l’initiative des instances communautaires, des grands réseaux de service public nationaux dotés d’une position monopolistique, a été le levier et le moteur de cette évolution : elle a imposé aux autorités nationales de décomposer les différentes facettes d’activités qui étaient jusqu’alors perçues comme indissociables (notamment les infrastructures et les services). Les frontières du service public sont du même coup entourées d’une marge d’indétermination nouvelle : il s’agit en effet de savoir quels sont les biens essentiels qu’il convient d’offrir au public, au nom du maintien de la cohésion sociale et du type de régulation à faire prévaloir [? « Trente ans de déréglementation : quel bilan ? », p.118].

28Ce débat ne concerne pas les seuls services économiques. Les systèmes de protection sociale apparus avec l’édification de l’État-providence tendent à évoluer vers un équilibre nouveau entre assurance obligatoire et assurance complémentaire, passant par les mutuelles et les compagnies d’assurances privées. Confronté à un ensemble de mutations technologiques et économiques, l’« État culturel » qui s’était déployé dans certains pays tend à limiter ses ambitions, en opérant un recentrage sur les aspects touchant de près à l’identité collective (protection et diffusion du patrimoine). Plus significativement encore, le périmètre des services dits « régaliens », censés relever de l’essence même de l’État, est entouré d’une incertitude nouvelle : une décomposition plus fine des différentes facettes de la lutte contre la délinquance a ainsi conduit partout à l’apparition d’un véritable marché de la sécurité privée, afin de faire face à la délinquance de prédation et d’assurer la sécurité des personnes.

29Le périmètre des services publics devient ainsi plus flou et plus instable. Dans tous les secteurs tend à s’effectuer un partage des rôles avec l’initiative privée – partage lui-même objet de réévaluations permanentes, au gré des pressions internes et externes. La ligne de démarcation avec le privé perd d’autant plus de sa précision que le passage à la conception fonctionnelle du service public entraîne sa prise en charge par des opérateurs variés.

Une prise en charge diversifiée

30Si l’expansion des services publics au stade de l’État-providence a été assortie d’une diversification de leurs modes de gestion, celle-ci tend à prendre une portée nouvelle : tandis qu’un modèle de gestion pluraliste prévaut dans la sphère publique, un appel croissant est fait aux compétences et aux ressources du secteur privé, à travers des stratégies d’externalisation. Cet éclatement des conditions de prise en charge du service public, qui ne peut que s’amplifier, pose un problème de mise en cohérence de l’action publique.

31Le pluralisme croissant des modes de gestion publics se traduit par un double mouvement : d’une part, le développement d’une gestion de proximité, visant à ce que les problèmes soient traités au plus près des citoyens ; d’autre part, l’octroi aux services gestionnaires d’une plus large autonomie de décision et d’action. L’État tend ainsi à se localiser et à se segmenter en fonction de la spécificité des problèmes à gérer.

32Le principe de proximité implique que les services publics soient pris en charge de manière privilégiée par des structures implantées sur le territoire et déconcentrées de l’État ou des autorités locales élues. Là où, comme en France, l’État s’est assuré une forte emprise sur le territoire par l’implantation de relais chargés de démultiplier son action, un basculement tend à se produire : de points d’application et instruments de diffusion de politiques définies au niveau central, ces relais investis de pouvoirs étendus de décision se transforment en lieux privilégiés d’exercice des compétences étatiques. L’État devient ainsi un « État territorial » dont la logique d’action épouse la diversité des contextes locaux.

33Cette logique de proximité se double d’un mouvement d’autonomisation des structures étatiques elles-mêmes. Déjà illustré par la mise en place d’administrations indépendantes, investies de fonctions de régulation sectorielle et dégagées de tous liens avec le reste de l’appareil administratif, le mouvement de fragmentation affecte aussi la gestion des services publics : tandis que l’autonomie des structures personnalisées classiques se renforce, une politique de responsabilisation des services gestionnaires tend à leur conférer une plus large capacité de décision et d’action. Cette fragmentation croissante des structures publiques est assortie d’une place toujours plus grande donnée aux acteurs privés dans la gestion des services publics.

34L’appel à la collaboration du privé pour la gestion des services publics n’est pas chose nouvelle. Le phénomène prend cependant aujourd’hui une dimension et une portée différentes : des raisons pratiques (la crise des finances publiques, le souci d’efficacité…) mais aussi idéologiques (le déficit de légitimité de l’État, l’affirmation du principe de subsidiarité…) conduisent en effet à associer systématiquement les acteurs sociaux à la mise en œuvre des actions publiques et à la fourniture des services d’intérêt collectif. Le thème du « partenariat public-privé » (PPP) connaît ainsi un spectaculaire développement, au prix d’une certaine confusion : si l’adoption d’une définition stricte conduit à distinguer le partenariat des hypothèses de gestion déléguée, les deux formules connaissent un développement concomitant, qui traduit un mouvement global d’externalisation de la gestion publique [? « La gestion mixte des services publics », p.168].

35La gestion déléguée renvoie à un phénomène ancien et connu, par lequel une personne privée (entreprise, association…) se voit confier l’exploitation d’un service public, moyennant la perception de redevances sur les usagers. L’introduction dans le droit français de la notion de « délégation de service public » (lois du 6/02/1992 et du 29/01/1993) en est l’illustration. Définie comme « un contrat par lequel une personne morale de droit public confie la gestion d’un service public dont elle a la responsabilité à un délégataire public ou privé, dont la rémunération est substantiellement liée aux résultats de l’exploitation », la délégation couvre l’ensemble des hypothèses par lesquelles une personne privée se voyait confier par contrat la charge de gérer un service public [? « La sous-traitance du service public au secteur privé », p.191].

36Entendu au sens strict, le partenariat public-privé constitue une forme plus poussée d’imbrication entre public et privé, mais à partir d’une ambition plus limitée. S’il n’y a pas délégation du service public mais association d’acteurs publics et privés en vue d’un objectif commun, et partage corrélatif des risques et des responsabilités, il s’agit pour l’essentiel d’assurer un pré-financement privé d’équipements, d’infrastructures ou de biens publics. L’objectif est de remédier à la crise des finances publiques et à la paupérisation de l’État, par un appel plus large au financement privé. Cette évolution implique l’inflexion des principes de gestion traditionnels [? « Le blairisme et les services publics », p.88].

Une gestion pragmatique

37La définition fonctionnelle d’un service public aux frontières contingentes et la diversité des opérateurs chargés de concourir à son exécution témoignent de la modification des termes de la relation avec l’environnement social. La vision d’un service public conçu comme un monde à part, coupé du reste de la société, voire érigé en bastion inexpugnable, a vécu. S’il reste investi de missions spécifiques, celles-ci ne le dotent plus d’un statut privilégié mais lui imposent de veiller à la qualité de ses performances.

38La fin des privilèges dont bénéficiaient les services publics n’implique pas que leur régime juridique perde tout élément de spécificité. Elle signifie seulement que les dérogations aux règles du droit commun doivent être justifiées par la nature propre de leurs missions, indispensables à leur mise en œuvre et strictement dosées en fonction de leur particularisme. cette logique, que les instances communautaires ont fait prévaloir dans le domaine économique, tend à se diffuser à l’ensemble des services publics.

39La doctrine forgée par les instances communautaires part de la soumission de principe de l’ensemble des services économiques à la concurrence. Le statut des opérateurs est à cet égard indifférent. La logique concurrentielle n’est effective que si tous les opérateurs, publics et privés, sont placés dans des conditions égales et que si les premiers ne disposent pas de privilèges de nature à fausser le jeu de la concurrence. Les dérogations possibles à la concurrence doivent être proportionnées aux finalités poursuivies, et des garde-fous, tels l’institution de régulateurs indépendants, sont prévus pour éviter qu’elles ne faussent la concurrence. Ainsi, le service public économique est-il tenu de respecter les contraintes de l’univers concurrentiel dans lequel il s’inscrit désormais.

40La raréfaction et le cantonnement des privilèges des services publics débordent le seul domaine économique. La contrainte concurrentielle tend à peser sur d’autres services que les services marchands : les chasses gardées dont bénéficiaient les services publics de toute nature sont en effet remises en cause par les transformations de l’environnement socio-économique. Les garanties juridiques qui leur étaient accordées ne constituent plus qu’une fragile barrière, insuffisante pour les soustraire à une situation de concurrence généralisée et les tenir à l’écart des innovations technologiques.

41Les services publics ont été pendant longtemps soustraits à tout jugement en termes d’efficacité : leur unique préoccupation devait être d’accomplir la mission qui leur était confiée avec régularité, exactitude, fiabilité, sans s’interroger sur sa pertinence et sur son coût. Cette conception est devenue caduque : les services publics sont invités à mieux répondre aux attentes de leurs usagers, en améliorant toujours davantage leurs performances et la qualité de leurs prestations. Ils sont sommés de tirer le meilleur parti possible des moyens matériels et humains qui leur sont alloués, en améliorant sans cesse leur productivité et leur rendement [? « Évaluer les services publics : l’exemple de la santé », p.206].

42Le nouveau contexte dans lequel les services publics sont placés implique une réactivation des fondements de leur institution et conduit à un recentrage sur l’usager, qui constitue le référentiel ultime de leur action. L’accent mis partout sur l’exigence de qualité est la traduction de cette contrainte nouvelle : il montre que les services publics ne sauraient échapper au mouvement général de renforcement de l’exigence de qualité des produits et services, attesté par l’édiction de normes de qualité au niveau européen et au niveau national. Il montre aussi que le souci d’amélioration des performances des services publics est devenu un axe majeur des politiques de modernisation administrative.

43Cet objectif de qualité implique une adaptation des principes d’organisation et des méthodes de gestion, en vue d’améliorer les performances des services publics. Le souci d’efficience impose une plus grande souplesse de gestion : les gestionnaires doivent disposer, en contrepartie des engagements souscrits en amont et de l’évaluation des résultats en aval, de « marges de manœuvre » leur permettant de prendre les initiatives propres à améliorer la qualité du service rendu. La contractualisation est le vecteur privilégié de cet assouplissement. Parallèlement, les services publics sont appelés à rénover leurs rapports avec les agents, en passant d’une « administration du personnel », dominée par des considérations juridiques et budgétaires, à une authentique « gestion des ressources humaines », fondée sur une logique d’optimisation et s’appuyant sur des outils plus rigoureux.

44Tous ces éléments de redéfinition du service public sont liés entre eux : la délimitation plus fine des frontières du service public conduit à sa prise en charge par des opérateurs multiples ; appelés à se mouvoir dans un univers concurrentiel, ceux-ci doivent miser sur l’efficacité de leur gestion plutôt que sur des garanties juridiques pour assurer sa promotion. Cette redéfinition du service public est bien évidemment indissociable des mutations d’un État dont les fonctions se déploient désormais, non plus à partir d’une position d’extériorité et d’un statut de supériorité par rapport au reste de la société, mais dans un contexte d’interaction permanente avec d’autres acteurs, internes et externes.

Français

Contestés et ébranlés, les services publics sont aujourd’hui difficiles à définir ; leurs frontières sont mouvantes alors même que leur raison d’être, ce que l’auteur appelle une « sphère de fonctions collectives », est loin d’avoir disparu. Jacques Chevallier, professeur à l'université Paris II et directeur du CERSA, revient donc pour définir la place contemporaine des services publics sur l’extension de leur rôle pendant l’ascension de l’État-providence, puis sur les conséquences de sa remise en cause et la redéfinition qu’elle contraint d’opérer.

Jacques Chevallier
Professeur à l’université Paris II Panthéon-Assas, directeur du Centre d’études et de recherches de science administrative (CERSA). Il a notamment écrit Le service public, PUF, collection « Que sais-je ? ».
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2008
https://doi.org/10.3917/rce.002.0014
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