CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Souvent perçus comme les chantres de la privatisation et du « néolibéralisme », les États-Unis, patrie d’origine de l’école du Public Choice comme du New Public Management, ont la réputation de faire le choix du « tout privé » pour la fourniture de services publics frappés d’inégalités d’accès importantes.

2Les services publics américains correspondent-ils vraiment à cette image ? Il faut d’abord faire la part d’une illusion d’optique due à l’organisation politique du pays ; de nombreux services sont en effet de la responsabilité de chaque État, ville, comté ou district. Rien de tel donc que « l’Éducation nationale » aux États-Unis, ce qui ne veut pas dire que l’État à ses différents niveaux se désintéresse de l’éducation, puisque 92 % des établissements d’enseignement avant l’université appartiennent au secteur public, les dépenses publiques d’éducation représentant près de 500 milliards de dollars. D’une manière générale, les Américains ne sont pas moins friands de santé ou d’éducation que les Européens, il n’y a pas « moins » de services publics, ils sont simplement organisés autrement.

3Beaucoup de services sont délégués à des agents privés, mais pas tous, et pas partout, la décision relevant de l’État ou de la ville considérés. Délégation ne veut pas non plus dire absence de financement public, les ménages recevant des aides (vouchers) qu’ils dépensent auprès de fournisseurs privés. Ainsi si en 1995, 17 % des hôpitaux appartenaient au secteur public, les hôpitaux dans leur ensemble étaient financés à hauteur de 62 % par des fonds publics. Ces chiffres étaient respectivement de 89 % et 92 % pour l’éducation avant l’université, 78 % et 38 % pour l’université, 7 % et 39 % pour la garde d’enfants. Le niveau de financement public n’est certes pas à la hauteur de ce qu’il est en France, notamment pour l’enseignement supérieur, mais ne doit pas être confondu avec le niveau auquel l’État fournit lui-même les services. Les États-Unis ne sont pourtant pas un pays sans agents publics, puisqu’ils représentaient 15 % de l’emploi en 2003 ; on en attend une plus grande productivité depuis le programme National Performance Review, inspiré sous Clinton par le New Public Management.

4Au niveau fédéral, si l’administration Reagan a en effet lancé une grande campagne de privatisations, sa portée sur les services publics était assez limitée étant donné le peu de services dépendant de l’État fédéral. Les premiers projets de privatisations ont ainsi concerné des parcs naturels, le transport ferroviaire de marchandises ou des réserves de pétrole. Les villes américaines ont en revanche délégué un certain nombre de services, 7 en moyenne pendant la décennie 1990 pour les 100 plus grandes villes. Il s’agit parfois de brigades de pompiers voire de prisons, mais le plus souvent de services plus bénins comme le ramassage des ordures ou l’éclairage public. Dans tous les cas, délégation ne veut pas dire abandon, les services délégués restant contrôlés ; au niveau de chaque État des commissions sont chargées de surveiller la fourniture de différents services (distribution d’eau et d’électricité notamment) et de recueillir les plaintes des usagers.

5Le recours accru au privé aurait amené une réduction des coûts des services de l’ordre de 20 %, mais pour beaucoup due à la plus faible protection sociale des employés dans le secteur privé. Plus généralement il est très difficile de comparer les services publics entre pays ; sans même parler des problèmes d’hétérogénéité entre villes ou États différents, comment comparer par exemple la fourniture d’électricité en France et aux États-Unis ? L’électricité est certes moins chère pour les particuliers outre-Atlantique, mais plus chère pour les entreprises, et les pannes sont plus fréquentes qu’en France ; par ailleurs, ces différences sont-elles à mettre au compte du choix public-privé ou de choix technologiques, de prix différents pour les matières premières ?

6Le mode américain de gestion des services publics présente des réussites indiscutables comme des échecs tragiques, sans que le mérite ou la faute en revienne nécessairement à la délégation au secteur privé. Côté réussites, la majorité des dépenses de recherche de l’État fédéral s’effectue dans des laboratoires publics dépendant d’agences fédérales, qui depuis les années 1980 peuvent travailler avec des entreprises et produisent désormais autant de brevets que les universités [? « Le service public de la recherche en question », p.216]. En revanche les services de santé restent dramatiquement inadéquats, non pas tant en raison du caractère privé des hôpitaux en tant que tel qu’à cause de la conception du programme Medicaid, qui assure une couverture maladie aux plus démunis, mais pas à ceux qui, à peine plus aisés, n’ont pas les moyens d’avoir une assurance maladie et se retrouvent sans aucune couverture.

7Certains ont enfin vu dans les suites de l’ouragan Katrina la preuve d’un manque de prise en charge de services de sécurité civile, ce qui conduira peut-être à placer les services publics dans les débats électoraux.

Jean-Édouard Colliard
RCE
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2008
https://doi.org/10.3917/rce.002.0136
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