1L’impôt sur le revenu est l’un des instruments de redistribution privilégié dans la plupart des démocraties modernes. L’ampleur des prélèvements et la progressivité diffèrent cependant d’un pays à l’autre. Cet article adopte le point de vue d’un décideur public bienveillant à la recherche du barème fiscal optimal.
2Le cheminement logique qui préside à la détermination du meilleur impôt sur le revenu s’articule en trois temps. Il convient tout d’abord de s’entendre sur les objectifs poursuivis par le décideur public. Ces objectifs peuvent notamment résulter d’un processus démocratique.
3C’est ainsi qu’en France la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, de valeur constitutionnelle, dispose en son article 14 : « Les citoyens ont le droit de (…) déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée » de la contribution publique. Il s’agit ensuite d’examiner les différents moyens d’atteindre les fins poursuivies, compte tenu des contraintes matérielles, institutionnelles ou informationnelles. La meilleure solution réalisable sera dès lors celle qui satisfait au mieux les objectifs au sein de l’ensemble des possibles. On suit ainsi la demarche préconisée par James Mirrlees : « A good way of governing is to agree upon objectives, discover what is possible, and optimize » (Mirrlees, 1986).
4Cet article se concentre sur l’approche bien-êtriste de l’imposition optimale pour laquelle le bien-être social peut être évalué à partir des niveaux de bien-être individuels. Il commence par présenter brièvement le cadre d’analyse de la théorie des incitations, afin de mieux appréhender ensuite la structure du problème d’imposition optimale, en économie fermée, puis en économie ouverte. Il se trouve en effet que ces deux théories offrent l’exemple d’un chassé-croisé singulier, dont cet article cherche à rendre compte. En effet, les bases modernes de la théorie des incitations ont été largement posées par la théorie de l’imposition optimale. La théorie des incitations a ensuite connu un développement formidable. Les modèles qui s’y rattachent présentent deux traits communs : contraintes d’incitation et contraintes de participation. La théorie de l’imposition optimale ne retient usuellement que le premier ensemble de contraintes et il est fréquent de présenter la contrainte budgétaire de l’impôt comme le substitut des contraintes de participation. Si cette démarche est effectivement naturelle en économie fermée, il semble pertinent de l’amender en présence de mobilité des agents économiques. L’emprunt des contraintes de participation à la théorie des incitations permet alors d’enrichir, et de résoudre, le modèle d’imposition optimale.
Théorie des incitations : informations publiques et privées
5Le partage entre information publique et information privée fonde la théorie des incitations. Cette théorie étudie les règles et institutions induisant les individus à choisir un niveau d’effort adéquat, au sens large, ou à révéler fidèlement des caractéristiques privées socialement pertinentes dont ils disposent (Laffont, 2003). Si, historiquement, la résolution par (Mirrlees, 1971) du problème d’imposition optimale sur le revenu marque la naissance de la théorie moderne des incitations, il apparaît ici préférable pour la clarté du propos de présenter tout d’abord les grandes lignes du problème de délégation.
Délégation et asymétrie informationnelle
6Considérons la situation dans laquelle un mandant, appelé le principal, souhaite déléguer l’accomplissement d’une tâche à un mandataire, appelé l’agent. Cette délégation peut par exemple résulter d’un manque de temps ou de compétences.
7Du seul fait de celle-ci, l’agent va avoir accès à des informations dont le principal ne dispose pas ou qu’imparfaitement. Quels sont, par exemple, le coût d’opportunité de la tâche, la technologie à employer, le degré d’adéquation entre la mission et les compétences de l’agent ? L’agent dispose dès lors d’informations privées pertinentes vis-à-vis de la conclusion du contrat de délégation. En retour, le principal ignore des caractéristiques importantes de l’agent lorsqu’il signe le contrat. Ces caractéristiques pertinentes constituent le type de l’agent. En raison de son incertitude sur le type de l’agent, le principal encourt un risque d’anti-sélection* dont la réalisation serait, par exemple, l’embauche d’un incapable.
8D’autre part, la délégation dune tâche expose le principal à une incertitude relative au comportement de l’agent. En effet, confier une tâche à autrui implique une perte au moins partielle de sa capacité de contrôle sur l’accomplissement de celle-ci. L’agent peut notamment choisir de paresser une fois le contrat établi. Le principal se trouve confronté à un problème d’aléa moral*.
Extraction de rente et efficacité
9Bien entendu, l’agent n’est prêt à révéler son type et le comportement qu’il entend adopter que moyennant finance. Dès lors, le principal qui, croyant faire des économies, n’entendrait par principe débourser aucun denier pour obtenir une partie des informations privées des agents n’attirerait qu’incapables et tire-au-flanc. Les contrats conclus seraient alors totalement inefficaces. Le problème du principal est précisément de trouver le juste dosage entre l’extraction, coûteuse, de la rente informationnelle de l’agent et la préservation de l’efficacité.
10A titre illustratif, considérons un principal souhaitant déléguer la production d’une quantité q à un agent moyennant paiement d’un salaire w. L’arbitrage extraction de rente/efficacité se traduit formellement par une optimisation de l’utilité du principal sous contraintes. Ces contraintes limitent l’ensemble des contrats (q, w) réalisables et il est utile, pour la suite de notre exposé, de les présenter brièvement dans le cas le plus simple que l’on puisse envisager.
11Supposons qu’il n’existe que deux types d’agents, les uns compétents (type 1), les autres incompétents (type 2). Le principal sait qu’il existe deux types d’agents, mais s’avère incapable d’identifier à quel type appartient l’agent qui se présente. Sa crainte principale est d’employer un agent incompétent qui, se faisant passer pour compétent, réclamerait à ce titre un salaire excessif par rapport à sa productivité. Pour éviter cette situation, le principal doit formuler un contrat (q, w) pour lequel l’agent a spontanément intérêt à révéler correctement son type.
12Les contraintes d’incitation ou d’auto-sélection sont la simple traduction formelle de cette idée. Pour un contrat (q, w) appelons V2(q, w ; 2) et V2(q, w ; 1) les niveaux de bien-être d’un agent incompétent révélant correctement son type ou, au contraire, trichant. Par exemple, V2(q, w ; 1) est le niveau d’utilité d’un agent incompétent se faisant passer pour compétent lorsque le contrat (q, w) est mis en œuvre. Définissons de la même façon V1(q, w ; 1) et V1(q, w ; 2) pour un agent compétent.
i = 1 si l’agent est compétent
i = 2 si l’agent est incompétent
j = 1 si l’agent se déclare compétent
j = 2 si l’agent se déclare incompétent
Ainsi, si i = j, l’individu dit la vérité, sinon il ment.
13Les conditions d’incitations relatives au contrat (q, w) s’écrivent donc :

15Un bon contrat n’a pas pour seule caractéristique la révélation du type de l’agent. Des contrats peuvent être incitatifs, mais offrir des niveaux d’utilité si faibles qu’aucun agent n’accepte de les signer. Le principal qui souhaite voir la tâche déléguée accomplie est donc contraint d’offrir aux candidats potentiels un niveau de satisfaction suffisant compte tenu des alternatives qui s’ouvrent à eux. C’est l’idée retranscrite par les contraintes de participation. En des termes un peu plus savants, un agent n’accepte un contrat (q, w) que si la réalisation de celui-ci lui procure un bien-être supérieur à son utilité de réservation, correspondant à la meilleure option réalisable en dehors du contrat présent.
16Si et
sont les utilités de réservation d’un agent compétent et incompétent respectivement, les contraintes de participation s’écrivent donc :

18En information parfaite, l’ensemble des contrats réalisables ne serait restreint que par les conditions de participation (2). La maximisation dans cet ensemble de l’utilité du principal donnerait une solution de premier rang. La reconnaissance des asymétries d’information restreint le domaine des possibles. La solution de premier rang n’est donc plus réalisable en général. La maximisation de l’utilité du principal donne alors une solution de second rang.
19Nous voici suffisamment armés pour concevoir le problème d’imposition optimale comme un problème de délégation.
L’impôt optimal en économie fermée : un problème d’anti-sélection
20L’impôt est un instrument direct de réallocation des richesses à des fins d’équité, mais également une source de désincitation à l’effort. Ainsi la recherche d’équité peut-elle induire une baisse de la quantité de travail dans l’économie par rapport à l’optimum de premier rang. Cette perte d’efficacité restreint le budget redistributif au préjudice de l’équité. L’impôt optimal sur le revenu doit donc satisfaire au mieux les objectifs d’équité compte tenu des ajustements de l’offre de travail qu’il implique.
Formulation du problème
21La détermination de cet impôt est en fait un problème de délégation un peu différent de ceux considérés précédemment. En effet, l’Etat-principal s’est vu déléguer la tache de redistribuer les revenus par les citoyens-agents. Le principal n’observe ni le niveau d’effort ni le talent d’un agent particulier, mais connaît son revenu.
22Cependant, un agent de compétence donnée ? ayant décidé son niveau de revenu brut z n’a pas le choix de son niveau d’effort l puisque, par définition, z = ?l. Par conséquent, le lien déterministe entre revenu, compétence et effort permet de réduire le problème du principal à une incertitude sur le type, c’est-à-dire à un problème d’anti-sélection, formellement traduit à l’aide de contraintes d’incitation. Sur le plan technique, un barème fiscal sur le revenu T(z) correspond ainsi à un contrat composé d’un revenu brut z et d’un revenu net x = z–T(z).
l : niveau d’effort à fournir pour y parvenir avec de telles capacités
z = ?l : revenu brut
T(z) : impôt au niveau de revenu z
x = z – T(z) : revenu net
23La théorie de l’imposition optimale sur le revenu a été tout d’abord développée dans des modèles d’économie fermée. Ainsi le modèle fondateur de Mirlees (1971) suppose une absence de migration, hypothèse qui est également retenue dans cette partie. L’implication est assez immédiate en matière de participation. Les agents immobiles n’ont d’autre alternative que d’accepter le contrat fiscal qui leur est proposé par l’Etat. Le contrat fiscal peut donc se contenter d’offrir une utilité supérieure au niveau de survie. Formellement, cette restriction de l’ensemble des possibles correspond à l’introduction d’une contrainte de participation dans laquelle l’utilité de réservation est la même pour tous les agents. Les inégalités (2) s’écriraient alors simplement et
avec
. On comprend immédiatement que si les contraintes d’incitation assurent que l’utilité des individus augmente avec le talent, la satisfaction de la contrainte de participation pour les bas types entraine la satisfaction de celle des hauts types. En effet, on a alors V1(q, w) ? V2(q, w) et
qui implique
. Si le contrat était proposé par une entreprise cherchant à maximiser son profit, l’efficacité prescrirait d’accorder aux bas types l’utilité la plus faible pour qu’ils acceptent le contrat, i.e.
. L’Etat-principal a pour sa part un objectif redistributif. Il devrait donc accorder aux plus défavorisés une utilité supérieure au niveau de survie, i.e.
. Le contrat fiscal optimal ne devrait donc pas dépendre des contraintes de participation qui peuvent dès lors être négligées.
24Le modèle d’imposition optimale sur le revenu en économie fermée est donc un problème d’anti-sélection sans contraintes de participation. Autre différence, le contrat fiscal doit être tel que les montants redistribués n’excèdent pas les montants prélevés. Il doit donc satisfaire la contrainte budgétaire de l’Etat qui est souvent présentée comme le substitut des contraintes de participation en théorie de l’imposition. Elle ne joue cependant pas le même rôle. En outre, il y a autant de contraintes de participation que d’agents, alors qu’il n’y a qu’une seule contrainte budgétaire de l’Etat.
25Il est possible de résumer les objectifs éthiques du gouvernement à l’aide d’une fonction de bien-être social qui alloue à chaque type d’agent un poids relatif. Par exemple, la fonction de bien-être utilitariste sera simplement la somme des bien-être individuels, les pondérations étant toutes identiques. En d’autres termes, le décideur public accordera le même poids à un accroissement de bien-être pour un individu très riche ou un individu très pauvre. Si le goût pour l’égalité de l’Etat principal est plus fort qu’à l’utilitarisme, il privilégiera une augmentation de bien-être pour un individu très pauvre a la même augmentation pour un individu très riche. Ce dernier ingrédient fondamental introduit, il est maintenant possible d’énoncer rigoureusement le problème d’imposition optimale sur le revenu. Il s’agit de trouver le barème fiscal qui maximise l’utilité sociale parmi l’ensemble des possibles que délimitent les contraintes d’incitation et la contrainte budgétaire de l’Etat.
Stratégie de résolution
26Venant de découvrir une première formulation du problème d’imposition optimale et reconnaissant un problème de calcul des variations, Vickrey (1945) concluait: « Thus even in this simplified form the problem resists any facile solution » avant d’abandonner. La clé de résolution, que nous présentons maintenant, a été découverte trente-six ans plus tard par Mirrlees (1971).
27Rappelons pour commencer les caractéristiques du partage entre information privée et publique dans le problème d’imposition optimale formulé par Mirrlees (1971). L’Etat-principal ne peut observer conjointement la productivité et le nombre d’heures travaillées par un agent particulier. Il ne dispose de ces informations qu’à un niveau agrégé, grâce à des études statistiques par exemple. Les niveaux de productivité échappent, en partie au moins, à la responsabilité des agents. Aussi l’Etat-principal souhaite-t-il corriger l’inégalité sous-jacente à leur répartition. Dans la mesure où la productivité individuelle n’est pas connaissance commune, il utilise à cette fin un impôt assis sur le revenu brut. Jusqu’ici nous considérions une population composée de deux types d’agents. Nous allons maintenant envisager un très grand nombre de types, en fait une infinité. Supposons pour ce faire que les individus ne différent que par leur productivité ? qui peut varier entre un niveau minimum et un niveau maximum
(éventuellement infini).
28En particulier, tous les agents ont les mêmes préférences sur la consommation x et le travail l. Si chaque agent est rémunéré à hauteur de sa productivité ?, le revenu brut z est obtenu comme produit de la productivité ? et du temps de travail l. On a ainsi z = ?l. Appelons l(?) l’offre de travail d’un agent de compétence ? lorsque qu’un barème d’imposition particulier est mis en œuvre. On comprend alors qu’un agent ? peut imiter le comportement d’un agent ?’ dès lors qu’il est plus productif que ce dernier. En effet, le revenu brut de l’agent ?’ est z(?’) = ?’l (?’). Puisque ? est supérieur à ?’, l’agent ? peut obtenir le même revenu brut z(?’) en travaillant moins que l(?’). Si l’imposition augmente avec le revenu, l’agent ? annonçant un revenu brut z(?’) travaille moins, donc bénéficie de plus de loisir, tout en payant moins d’impôt que s’il annonçait z(?). En d’autres termes, sa consommation accrue de loisir est en partie financée par l’impôt, ce qui est à la fois contraire à l’équité et à l’efficacité. Les contraintes d’incitation ont donc pour mission d’empêcher un tel phénomène.
29Appelons u(x(?), z(?) ; ?) l’utilité d’un individu de compétence ? gagnant un revenu brut z(?) dont il retire un revenu net x(?) [1]. La différence entre le revenu brut z(?) et le revenu net x(?) n’est autre que l’impôt payé T(z(?)). La mise en place d’un barème fiscal T(z(?)) revient donc, nous l’avons dit, à définir un mécanisme revenu brut/revenu net (x(?), z(?)) incitatif, c’est-à-dire tel que les agents ont intérêt à annoncer leur type lorsqu’il est mis en œuvre. Les conditions d’incitation s’écrivent donc :

31L’utilité que procure à l’individu de type ? le couple revenu brut/revenu net (x(?), z(?)) doit être comparée à l’utilité obtenue pour tous les autres couples (x(?’), z(?’)). Ces comparaisons devant être réalisées pour tous les types, les conditions d’incitation correspondent à une double infinité de contraintes, dont le maniement difficile faisait obstacle à la résolution du problème d’imposition optimale.
32La clé de résolution développée par Mirrlees (1971) se fonde sur la construction d’une représentation alternative des contraintes d’incitation à l’aide d’une condition d’intersection unique. Cette condition de Spence-Mirrlees repose sur l’idée qu’un agent plus compétent qu’un autre a besoin de fournir moins d’effort que ce dernier s’il souhaite accroître son revenu brut. En d’autres termes, un agent talentueux exige une augmentation de consommation inférieure à un agent moins talentueux lorsqu’il fournit un effort supplémentaire lui apportant un euro de plus. La Figure 1 donne la traduction graphique de cette hypothèse centrale.
La condition d’intersection unique

La condition d’intersection unique
33Les revenus bruts et nets sont respectivement représentés en abscisse et en ordonnée. La courbe BB’ correspond à un barème fiscal donné. Les courbes d’indifférence II’ et JJ’ rassemblent chacune les combinaisons (x, z) qui procurent à deux individus donnés un niveau d’utilité particulier.
34En leur point d’intersection, il apparaît que la pente de II’ est plus forte que celle de JJ’. A partir de ce point, augmenter le revenu net d’un euro tout en conservant un même niveau d’utilité est compatible avec un accroissement de revenu brut plus important le long de JJ’ que de II’.
35L’agent ?j dont les préférences sont représentées par JJ’ trouve donc plus facile de produire plus de revenu brut que celui ?i dont les préférences sont représentées par II’. Dès lors, retenir la condition de Spence-Mirrlees revient simplement à considérer qu’en tout couple revenu brut/revenu net, les agents ont des courbes d’indifférence d’autant moins pentues qu’ils sont compétents. Un nouvel examen de la Figure 1 nous permet alors de découvrir quelles restrictions sur le barème fiscal sont imposées par la condition de Spence-Mirrlees. Supposons à cette fin que le barème fiscal (x, z) représenté par BB’ satisfasse les conditions d’incitation. Sous la condition de Spence-Mirrlees, un agent plus compétent a des courbes d’indifférence moins pentues, son point de tangence avec le barème fiscal BB’ ne pourra donc pas être à gauche de celui d’un agent moins compétent. En outre, chaque agent choisit une combinaison de revenus le long de BB’. Le barème fiscal apparaît alors comme l’enveloppe inférieure des courbes d’indifférence procurant aux individus l’utilité réalisable la plus grande. On obtient ainsi deux restrictions sur le barème. D’une part, les revenus bruts et nets ne doivent pas décroître avec la compétence. D’autre part, l’utilité indirecte doit augmenter avec la compétence, à un rythme donné par la dérivée de l’utilité par rapport à la productivité, à consommation et revenu constants. En particulier, un agent plus talentueux doit avoir un bien-être plus grand.
La progressivité* contrariée
36Nous abandonnons un instant le modèle avec un nombre infini de types pour considérer une population composée de deux groupes d’agents qui différent par leur niveau de productivité. Nous décrivons l’intuition du résultat de Stiglitz (Stiglitz, 1982) qui caractérise les solutions efficientes de second rang et ne suppose ainsi aucune comparaison interpersonnelle d’utilité, contrairement à l’approche de Mirrlees. Plutôt que de caractériser directement la solution optimale en termes d’impôt sur le revenu, nous allons partir des instruments du premier rang que constituent les taxes forfaitaires. La logique du passage en second rang apparaîtra alors de façon transparente.
37Commençons par rappeler la solution de premier rang. Lorsque celle-ci est mise en œuvre, les individus talentueux acquittent une taxe forfaitaire qui permet de subventionner les individus moins talentueux. Dès lors que la productivité individuelle est une information privée, cette solution aboutit à une impasse car les premiers vont immédiatement imiter les seconds pour ne pas payer d’impôt.
38La solution du second rang tient compte de cette contrainte : in fine, les plus talentueux doivent être au moins aussi bien que les moins talentueux. Elle doit dès lors aboutir à une distribution des bien-être plus favorable aux peu talentueux que ne l’est le laisser-faire, tout en tenant compte du danger qu’aller trop loin dans ce sens pourrait conduire les talentueux à choisir l’allocation réservée aux premiers, ce que l’on veut éviter à tout prix. En effet, si les talentueux imitent les non-talentueux, la redistribution entraîne une réduction trop forte de la taille du gâteau et la perte d’efficacité est alors trop importante. Aller aussi loin que possible dans la direction des peu talentueux, poursuivre l’objectif d’égalité tout en respectant une exigence d’efficacité économique, revient à retenir une allocation telle que les talentueux soient indifférents entre l’allocation qui leur est destinée et l’allocation destinée aux moins talentueux. La solution de second rang imagine également de taxer forfaitairement les individus talentueux et de subventionner les individus peu talentueux, mais elle adjoint à ces deux instruments un impôt linéaire sur le revenu des peu talentueux.
39L’introduction d’un impôt distorsif* sur le revenu est le prix à payer lorsque le premier rang ne peut être atteint. Mais pourquoi cet impôt ne frappe-t-il que le revenu des moins talentueux ? D’une part, parce qu’il faut fatalement qu’il y ait un inconvénient à être faiblement talentueux. Sans cela, les plus talentueux chercheraient à obtenir l’allocation des moins talentueux. D’autre part, parce que taxer les moins talentueux est moins coûteux en bien-être que taxer les talentueux, pour la bonne raison que les premiers sont moins productifs que les seconds. En définitive, la solution de second rang consiste à adjoindre aux transferts du premier rang une taxe linéaire sur les revenus des moins talentueux, calibrée de telle façon que les talentueux deviennent indifférents entre l’allocation qui leur est promise et l’allocation des moins talentueux. Le taux marginal d’imposition sur le revenu des moins talentueux devra être d’autant plus fort pour dissuader les plus talentueux de choisir l’allocation qui ne leur est pas destinée que leur désutilité de l’effort est élevée. La solution du second rang est donc aussi proche que possible de la solution de premier rang, dont elle ne diffère que par l’outil distorsif le plus faible possible, introduit afin de financer la rente informationnelle des plus talentueux.
40Cet exemple à deux types révèle les difficultés pour que l’impôt qui émerge comme solution du problème d’imposition optimale soit fortement progressif, la progressivité étant définie comme une croissance des taux marginaux d’imposition avec le revenu.
L’impôt optimal en économie ouverte : un problème d’anti-sélection et de participation
41Tous les résultats précédents ont été obtenus en économie fermée et en l’absence de fraude fiscale*. Les individus ne pouvaient alors échapper à l’impôt et l’introduction de contraintes de participation était a priori inutile. Ce n’est évidemment plus le cas dès lors que les individus sont autorisés à voter avec leurs pieds, c’est-à-dire à quitter le pays où ils résident afin de manifester leur insatisfaction.
De qui prendre en compte le bien-être ?
42La première difficulté réside dans la spécification de l’objectif social. En effet, alors qu’en économie fermée, tous les citoyens résident dans leur pays et sont contribuables, ce n’est plus le cas en présence de mobilité individuelle. Les populations nationales et résidentes n’étant plus nécessairement identiques, apparaissent trois figures différentes : celle du citoyen résidant, du citoyen expatrié et du résident non citoyen. Quels sont les agents dont le bien-être doit être pris en compte dans la fonction de bien-être social que l’Etat principal souhaite maximiser ? Plusieurs réponses sont envisageables.
43L’Etat peut tenir compte du bien-être de ses citoyens, indépendamment du lieu où ils résident. Ce critère citoyen trouve sa légitimité dans l’article 14 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 rappelé en introduction : l’impôt voté par le Parlement est l’expression de la volonté générale, à la détermination de laquelle chaque citoyen contribue par le droit de vote. Il est vrai cependant que l’expatriation des ressortissants nationaux s’accompagne généralement d’un relâchement des liens avec le pays d’origine dont témoigne le taux d’abstention particulièrement élevé lors des scrutins nationaux, à l’exemple de la France. Aussi peut-on introduire un critère citoyen résident qui restreint la population dont le bien-être importe aux seuls citoyens présents sur le territoire national. La logique peut également être inversée pour retenir comme pierre de touche le critère de résidence qui s’abstrait de l’appartenance citoyenne. Ce critère se fonde sur l’idée qu’une politique publique ne peut exclure a priori de ses objectifs ceux qui contribuent à la financer. Enfin, un dernier critère mondial, d’essence utopique, inclut le bien-être de tous les individus, indépendamment de la nationalité et du pays de résidence.
L’emprunt des contraintes de participation à la théorie des contrats
44La possibilité de vote avec les pieds complexifie l’arbitrage entre équité et efficacité. Les effets sur l’efficacité d’une augmentation du taux d’imposition à des fins d’équité jouent à présent par deux canaux. Le premier canal est similaire à celui déjà présent en économie fermée : une hausse des taux désincite au travail, ce qui se répercute sur le budget social par l’intermédiaire de la contrainte budgétaire de l’Etat.
45Le second canal est nouveau. Alourdir l’imposition sur le revenu réduit la rente de situation de l’agent qui émigrera dès lors quelle devient négative. Le départ de contribuables productifs grève les capacités de production nationales, c’est-à-dire la quantité de travail dans l’économie. L’Etat-principal doit donc examiner s’il convient de conserver les individus talentueux sur son territoire en leur offrant une compensation et, en particulier, jusqu’à quel prix il est socialement profitable d’acheter leur présence. Un problème de détermination de la taille optimale de la population résidente se trouve alors enchâssé dans le dilemme traditionnel entre équité et efficacité. L’introduction de contraintes de participation dans lesquelles l’utilité de réservation dépend du type des agents permet de prendre en compte cette dimension nouvelle.
Le mimétisme renouvelé à l’épreuve de la participation
46Les perspectives qui s’ouvrent aux agents à l’étranger ne sont pas identiques. La plupart des travaux empiriques concluent en effet que la propension à l’émigration est d’autant plus élevée que le talent individuel est grand (voir Sahota (1986) ; Schwartz (1973) par exemple). Si l’on adopte le raisonnement de la théorie moderne des migrations, il faut donc que les opportunités externes des talentueux se révèlent plus attractives puisqu’ils sont plus mobiles en moyenne.
47Retenir une utilité de réservation croissante avec le talent permet de traduire formellement cette idée. Comme cette utilité correspond au niveau de bien-être le plus grand qu’un agent peut obtenir à l’étranger moyennant paiement des coûts de migration, nous supposons que les coûts de migration dépendent du talent et sont exprimés comme une perte d’utilité.
48La rente résidentielle d’un agent correspond à l’excès d’utilité dont il jouit dans la situation présente, compte tenu des choix de localisation alternatifs. Appelons Va(?) l’utilité d’un agent de compétence ? là où il réside actuellement, Vb(?) l’utilité maximale qu’il peut obtenir à l’étranger et c(?) les coûts qu’il subirait en émigrant. Sa rente résidentielle R(?) est simplement égale à R(?) = Va(?) - [Vb(?) - c(?)]. Ainsi un agent dont la rente résidentielle est positive ou nulle (R(?) ? 0) n’a pas intérêt à émigrer et décidera de rester là ou il vit. A contrario, si cette rente est négative (R(?) ? 0) l’agent sera plus heureux à l’étranger et émigrera.
49La rente résidentielle R(?) serait non-décroissante selon la compétence si l’utilité de réservation ne dépendait pas du type. En effet, nous savons que les conditions d’incitation interdisent une décroissance de l’utilité en A. Il suffirait donc de vérifier que la rente résidentielle est non-négative pour les agents les moins talentueux pour quelle le soit également pour tous les autres. Dès lors, si les individus les moins talentueux n’avaient pas intérêt à émigrer, tous les agents perdraient à quitter le pays. Cette conclusion peu crédible justifie l’adoption d’une utilité de réservation variant avec le type, ce qui garantit la non monotonie de la rente résidentielle. Non monotonie qui signifie en particulier que l’on ne peut inférer d’une rente nulle en ? que les agents de compétence supérieure à ? ont également une rente nulle.
50La non monotonie de la rente résidentielle modifie la structure des comportements incitatifs. En effet, en économie fermée, les agents d’un certain type ont tendance à imiter les types moins productifs, afin rappelons-nous, de jouir de plus de loisir tout en payant moins d’impôts. Désormais, un agent compétent peut en outre éprouver la tentation d’imiter plus productif que lui. Pourquoi ce zèle soudain? Simplement parce que les agents plus productifs ont des opportunités externes plus séduisantes qu’ils peuvent monnayer en conséquence si l’Etat-principal souhaite qu’ils ne migrent pas. En termes plus simples, l’agent qui peut obtenir plus ailleurs peut demander plus ici. En fournissant un effort supplémentaire, l’agent de compétence ?’<? peut obtenir le revenu z(?) et prétendre que son utilité de réservation est celle des agents de compétence ?, Vb(?)–c(?), strictement supérieure a la sienne, Vb(?’)–c(?’). Un comportement d’imitation vers le haut s’ajoute par conséquent au comportement traditionnel d’imitation vers le bas. L’interaction entre contraintes de participation dépendant du type et conditions d’incitation modifie donc la structure des comportements mimétiques. On retrouve ainsi, en imposition optimale, les incitations croisées découvertes en théorie des contrats (Lewis and Sappington, 1989 ; Maggi and Rodriguez-Clare, 1995 ; Jullien, 2000). En raison du mimétisme bidirectionnel, le choix du barème optimal a des effets très subtils sur la taille de la population résidente. En particulier, il n’est pas évident que l’Etat-principal obtienne le bien-être social le plus grand en prévenant l’émigration des agents les plus talentueux. Nous renvoyons le lecteur intéressé à Simula et Trannoy (2006b) et proposons de retenir ici un cas beaucoup plus simple mais très pertinent en regard des questions d’émigration fiscale qui se posent aujourd’hui dans de nombreux pays.
Un barème optimal substantiellement modifié
51Considérons un monde comportant deux pays, A et B, le premier opérant une redistribution plus forte que le second. Quelles sont les conséquences du nomadisme fiscal des agents talentueux du pays A vers le pays B, lorsque l’Etat A souhaite préserver les capacités productives nationales ?
52Par commodité, supposons que toute la population vit initialement en A. Cette hypothèse permet de négliger les flux potentiels d’agents peu talentueux de B vers A. Un agent travaille dans le pays où il réside et l’Etat-principal de A ne peut imposer les agents vivant en B ; le droit de lever l’impôt étant par excellence une prérogative régalienne.
53L’émigration à des fins fiscales constitue un phénomène spécifique qui induit à la fois une baisse des recettes fiscales et des capacités productives en A. Afin de la distinguer du brain drain, qui repose sur des différences de productivités entre pays, nous considérons que la productivité des agents est indépendante du pays de résidence. Ceci signifie simplement que les pays A et B ont des niveaux de développement économique proches.
54L’objectif social de l’Etat principal est double : maximiser le bien-être de ses citoyens, tout en s’assurant que tous ses citoyens résident sur son territoire. Cet objectif permet d’examiner l’impact d’une politique de maintien de la productivité par tête sur la redistribution optimale. Il présente en outre l’avantage technique d’éliminer le caractère endogène du problème de population puisqu’il garantit, par construction, que la population citoyenne coïncide avec la population résidente. Le problème d’imposition optimale consiste finalement à trouver le contrat fiscal qui maximise l’objectif social dans l’ensemble des possibles que délimitent les conditions d’incitation et d’équilibre budgétaire, comme en économie fermée, mais également les contraintes de participation.
55Les taux marginaux d’imposition optimale peuvent se déduire de la considération des effets d’une petite perturbation fiscale autour du barème optimal : une petite augmentation dT du taux marginal d’imposition optimal T’ pour les revenus bruts compris entre z et z+dz (Piketty, 1997 ; Saez, 2001). Plaçons-nous à cette fin dans un cas volontairement très simple. Les coûts de migration ne dépendent pas de la compétence. L’offre de travail des individus est supposée indépendante des variations de revenu et son élasticité au taux de salaire constante. L’aversion à l’inégalité du gouvernement est infinie. L’objectif social consiste alors à maximiser l’allocation sociale distribuée aux individus les moins compétents, sous contraintes d’incitation. Ces hypothèses peuvent être relâchées aisément, mais alors le recours à une résolution mathématique s’avère nécessaire pour dégager les résultats.
56Une petite perturbation fiscale a trois effets. Un effet mécanique tout d’abord. En effet, puisque le taux marginal d’imposition est augmenté de dT en z, tous les individus ayant des revenus bruts plus élevés vont payer dTdz euros d’impôt T(z) supplémentaire. Si 1–F(?z) représente leur proportion, cet effet mécanique augmente le budget redistributif de dG+=(1–F(?z))dTdz euros. Il est donc possible d’accroître la redistribution en faveur des plus mal lotis, ce qui est bénéfique en termes de bien-être social. Un second effet provient de l’ajustement des choix individuels. L’augmentation des taux marginaux d’imposition a un effet désincitatif sur l’offre de travail. Les individus dont les revenus étaient compris entre z et z+dz vont décider de travailler moins car leur salaire net est réduit de ?z(1–T’) à ?z(1–T’–dT), i.e. de dT/(1–T’) %. Appelons e l’élasticité de l’offre de travail au taux de salaire (si le salaire diminue de 1 % l’offre de travail va diminuer de e %) et représentons par f(?z)d? la proportion d’individus de revenus bruts compris entre z et z+dz au sein de la population. Les revenus bruts sont réduits de edT/(1–T’)zfd?. La perte de recettes fiscales est alors égale à dG–=edT/(1–T’)zfd? ; car d? = dz/[l(1 + e)]. Un troisième effet est lié aux contraintes de participation. En effet, la perturbation fiscale accroît l’impôt payé par tous les agents dont les revenus bruts sont supérieurs à z. Par conséquent, les agents dont la rente résidentielle était nulle ont maintenant une rente ?f négative. Puisque l’Etat-principal souhaite les retenir en A, il doit leur offrir une compensation pour la perte d’utilité qu’ils connaissent en raison de la hausse d’impôt. Compte tenu des préférences retenues, cette perte s’exprime directement en unités monétaires et est donc égale à dTdz. Si ?f(?z) désigne la proportion au sein de la population des agents de revenus supérieurs à z menaçant de quitter le pays, le coût pour les finances publiques s’élève à dG’–=?f(?z)dTdz. En annulant les trois effets, on obtient la formule d’imposition optimale en présence de vote avec les pieds :

Une malédiction des classes moyennes?
58L’interprétation de la formule (4) permet d’apprécier l’impact de la mobilité potentielle des agents sur la politique de redistribution optimale.
59Commençons par remarquer qu’en l’absence de mobilité, ?f(?) est identiquement nul. La formule (4) fournit alors les taux marginaux optimaux d’imposition sur le revenu en économie fermée (Piketty, 1997). Les taux marginaux d’imposition T’(z(?)) sont alors obtenus comme le produit d’un facteur efficacité A(?) et d’un facteur démographique B(?). Le premier indique simplement que les taux marginaux d’imposition doivent être inversement proportionnels à l’élasticité : plus l’élasticité de l’offre de travail au salaire net est élevée, plus le taux d’imposition marginal optimal est faible. Le facteur démographique dépend de l’inverse du taux de hasard f(?)/(1–F(?)). Augmenter les taux marginaux en ? diminue localement l’offre de travail et les impôts prélevés, mais permet de lever plus de taxes sur les (1–F(?)) % supérieurs.
60Un nouveau facteur C(?) apparaît donc dans la formule d’imposition optimale en présence de mobilité des agents. Ce nouveau facteur est strictement inférieur à 1 dès qu’il existe des agents de compétence supérieure à ? menaçant d’émigrer. En effet, ?f(?) est alors inférieur à 1–F(?). Par conséquent, l’introduction du vote avec les pieds réduit les taux marginaux d’imposition optimale par rapport à l’économie fermée Cette réduction ne se limite pas aux taux marginaux auxquels font face les agents menaçant de quitter le pays. Elle concerne également les agents qui n’hésitent pas à émigrer. En effet, augmenter les taux marginaux en z a un effet additionnel négatif par rapport à l’économie fermée, effet qui n’est pas local mais concerne tous les agents potentiellement mobiles dont le revenu brut est supérieur à z. Le facteur C(?) permet de moduler les taux marginaux en fonction de la compensation qui doit être versée aux agents potentiellement mobiles. Il accroît à cette fin le poids social des agents menaçant d’émigrer : leur accorder un degré de priorité plus élevé est en effet la seule façon de leur offrir une compensation.
61Dans le cas général, les taux marginaux ne sont pas réduits pour tous les agents, mais l’intervalle de revenu sur lequel les taux diminuent est plus large que celui où les contraintes de participation importent. Cette tendance à la baisse des taux marginaux rend l’impôt moins progressif en présence de vote avec les pieds. De façon schématique, les individus talentueux ne peuvent plus être taxés autant qu’auparavant car ils quitteraient le pays. Le financement des dépenses sociales passe alors par un accroissement des taux moyens d’imposition pour les classes moyennes. Cependant, cet accroissement est borné car sinon les classes moyennes se mettraient à leur tour à émigrer. Il n’est donc pas possible de compenser totalement la perte fiscale par rapport à l’économie fermée. En conséquence, la redistribution vers les individus pauvres est réduite.
62D’autres résultats, peut-être plus étonnants, peuvent également être obtenus. Rappelons-nous que les taux marginaux optimaux sont toujours non négatifs en économie fermée [Mirrlees (1971) ; Seade (1982)], ce qui garantit que le montant de l’impôt payé augmente avec le revenu. En présence de vote avec les pieds, les taux marginaux d’imposition optimaux peuvent en revanche être strictement négatifs. La fonction de taxe optimale peut donc être strictement décroissante pour certains niveaux de revenu. C’est le cas, dans la situation simple considérée ci-dessus, lorsque les coûts de migration diminuent avec le talent, hypothèse qui ne semble pas déraisonnable. Par conséquent, des agents disposant de revenus plus faibles que d’autres peuvent payer un impôt supérieur à ces derniers. Dans ce cas, la progressivité de l’impôt s’effondre tout simplement et on peut parler d’une malédiction fiscale des classes moyennes.
Conclusion
63Opérer le partage entre information privée et information publique était décisif afin de poser clairement le problème d’imposition optimale sur le revenu. Ce faisant, le développement de la théorie de l’imposition optimale sur le revenu, et en particulier les travaux de James Mirrlees, ont marqué une avancée décisive en théorie des incitations. L’étude des contraintes de participation dépendant du type en théorie des incitations a commencé au milieu des années 1980, comme nous l’avons souligné plus haut. Elle met notamment en exergue les interactions qui se nouent entre ces contraintes et les conditions d’incitation.
64L’emprunt de ces contraintes de participation nous a permis de formuler le problème d’imposition optimale sur le revenu en présence de vote avec les pieds afin de procéder à l’examen de l’impact de l’émigration motivée par des raisons fiscales sur la politique de redistribution optimale. Les résultats qualitatifs obtenus contrastent avec ceux dégagés en l’absence de mobilité. Ils évoquent une malédiction fiscale des classes moyennes. En effet, les agents talentueux apparaissent comme les grands gagnants de l’ouverture. Le financement de la politique sociale est alors supporté par les agents les plus compétents parmi ceux qui sont insuffisamment talentueux pour menacer de quitter le pays. Une malédiction en niveaux de bien-être correspond-elle à cette malédiction fiscale ? L’ouverture de l’économie est-elle préjudiciable aux classes moyennes ? Dans quelle mesure le bien-être des moins talentueux diminue-t-il ? Répondre à ces questions requiert une analyse quantitative que le lecteur intéressé pourra consulter dans Simula et Trannoy (2006a) et Simula and Trannoy (2006b).
Notes
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[1]
Les agents ont tous les mêmes préférences sur la consommation et le travail. Soit U(x,l) cette fonction. Puisque z(?) = ?l(?), il est possible de définir une fonction d’utilité personnalisée par u(x(?), z(?) ; ?) = U(x,z/?). Cette fonction représente les préférences de l’agent de compétence ? dans l’espace des variables du contrat fiscal (x, z), espace dans lequel les préférences individuelles diffèrent. Le barème fiscal correspond alors à une contrainte budgétaire et les agents opèrent leur choix consommation/travail en se positionnant au point de tangence entre leur contrainte budgétaire et la courbe d’indifférence de plus haut niveau possible.