1Pourquoi le système de financement de la protection sociale relève-t-il en France d’une logique assurancielle (financement par les cotisations sociales), plutôt que d’une logique de solidarité nationale (financement par l’impôt) ? Pouvez-vous retracer les grandes étapes du financement de notre protection sociale ?
2À l’origine, au XIXe siècle, les assurances sociales ont été mises en place en dehors de l’Etat, soit par les ouvriers, soit par les employeurs, soit par les deux : ils organisaient les mutuelles de l’assurance sociale. Les assurances sociales étaient initialement financées par un prélèvement sur le salaire, et non pas par impôt.
3Pourquoi l’Etat n’a-t-il pas voulu se substituer aux cotisations sociales et aux assurances sociales ? En 1945, au moment de faire les choix d’orientation de la Sécurité sociale, une coalition d’intérêts se dresse contre l’intervention de l’Etat. Les syndicats souhaitent que les assurances sociales relèvent toujours du domaine du travail, car leur place est en jeu. Les employeurs sont politiquement affaiblis après 1945, car beaucoup d’organisations d’employeurs ont collaboré ; d’autre part, les gros industriels ne rejettent pas l’idée de l’assurance sociale pour des questions de gestion de la main d’œuvre. En outre, l’Etat ne manifeste aucune volonté de prendre le relais. Souvenons-nous du passé « corporatiste » de Pierre Laroque, chargé de mettre en place la Sécurité sociale en 1944 : comme beaucoup de hauts fonctionnaires des années 1920-1930, il pense que la relation entre l’Etat et l’individu est trop directe : les individus sont atomisés. Ainsi pour Laroque, il est bon de mettre en place des corps intermédiaires, dans lesquels les représentants des salariés et des patrons auraient un rôle à jouer.
4En second lieu, l’Etat choisit de ne pas rompre la logique assurancielle, car elle est un moyen d’intégrer les travailleurs, et de résoudre enfin la question sociale. En effet, au XIXe siècle, les travailleurs sont restés en marge de la société et de la vie politique. Pour résoudre la question sociale, il faut écarter le danger révolutionnaire que fait peser le mouvement ouvrier sur l’organisation sociale et politique. Il s’agit donc d’intégrer les travailleurs en leur proposant de participer à la gestion du système de protection sociale. Le lien est simple : si vous payez, vous gérez.
5Pierre Laroque avançait un troisième argument : il ne voulait pas que le système de protection sociale soit financé par l’impôt, car alors les dépenses sociales seraient soumises à la contrainte budgétaire (comme c’est le cas en Angleterre : le Parlement anglais a la capacité de limiter les dépenses de protection sociale). Ne pas soumettre les dépenses de protection sociale à la contrainte budgétaire, cela signifie que la demande sociale vient en premier, et le financement seulement ensuite : d’abord les droits, et ensuite l’ajustement. Si la demande sociale (de soins médicaux, par exemple) est plus importante que ce que permettent de financer les recettes, l’ajustement se fait par l’augmentation des cotisations. Une telle souplesse ne se retrouve pas dans les systèmes étatiques ; par ailleurs elle ne peut exister que si les salariés sont prêts à payer plus de cotisations sociales.
6Aux yeux des assurés, les cotisations sociales n’ont pas été construites comme un prélèvement obligatoire, un coût, une « extraction », comme on parle de l’impôt en économie, mais comme un salaire différé. Le fait que cet argent aille à la Sécurité sociale offre une garantie : quand je ne pourrai plus travailler, je continuerai à percevoir un revenu. Cette représentation est très forte au sortir de la guerre, et est longtemps restée ancrée dans les mentalités. Psycho-politiquement, il est bien plus facile pour un gouvernement d’augmenter les cotisations sociales que d’augmenter l’impôt. On le voit clairement dans les sondages : une hausse des cotisations est la solution préférée des Français pour combler le trou de la Sécurité sociale.
7Les Anglais ou les Suédois se sont confrontés à une forte réticence face à l’augmentation des impôts, alors que les Français et les Allemands ont réussi dans les années 1980 à augmenter encore les cotisations sociales. C’est dans les années 1940-1950 que s’est cristallisée la différence psycho-politique entre impôt et cotisation.
8Mais l’idée que l’argent des cotisations est un salaire différé n’est qu’une représentation, qui ne correspond pas à la réalité du processus : dans un système par répartition, les cotisations servent en fait à payer les dépenses de celui qui est malade aujourd’hui, les retraites des retraités d’aujourd’hui… Celui qui cotise n’est pas celui qui bénéficie de sa cotisation.
9Ainsi, les cotisations ne sont pas perçues négativement, et elles sont fortement soutenues par les partenaires sociaux, car elles justifient leur rôle au sein des organismes de protection sociale. Ces deux raisons permettent de comprendre pourquoi toute tentative de fiscalisation rencontre une opposition politique forte.
10Quels ont été, au même moment, les choix de nos voisins européens en matière de financement de la protection sociale ? Pourriez-vous en décrire les logiques ?
11Vous connaissez les trois logiques de la protection sociale :
- la logique de l’assistance, qui réserve aux pauvres les politiques sociales ;
- la logique universaliste de Beveridge, qui prévoit des prestations faibles mais pour tous ;
- la logique assurancielle de Bismarck, qui réserve les prestations à ceux qui ont payé les cotisations, c’est-à-dire aux travailleurs.
12Cela dit, une cohérence systémique se dégage. Plus l’Etat joue un rôle dans l’organisation de la protection sociale et plus on accorde d’importance à la redistribution verticale (des riches vers les pauvres), plus on fait appel à l’impôt [? Camille Landais, « Boîte noire ? Panier percé ? Comment fonctionne vraiment la grande machine à redistribuer ? »]. En France, le système d’assurance sociale n’a aucune visée redistributive verticale. La Sécurité sociale n’est pas faite pour lutter contre les inégalités. Au contraire, elle les reproduit : à salaire de cadre, retraite de cadre, à salaire d’ouvrier retraite d’ouvrier. Il y a cependant une redistribution horizontale : des actifs vers les inactifs, des jeunes vers les vieux, des biens portants vers les malades, etc.
13Dans tous les systèmes nationaux, quels qu’ils soient, la santé et les retraites de base à la Beveridge (pensions faibles, mais accordées à tous les citoyens) sont financées par l’impôt (Angleterre, Danemark, Suède). En France, le RMI (redistribution verticale) est financé par l’impôt.
14Le système de protection sociale français est original : la France a voulu suivre les principes de Beveridge avec les méthodes de Bismarck. Deux des trois principes de Beveridge (unité, universalité et uniformité) sont repris par les auteurs du plan français : on retrouve ainsi la volonté d’unifier le système de protection sociale (unité), et la volonté de généraliser la couverture sociale (universalité). Mais dans les façons de faire, l’inspiration est bismarckienne. Les droits sont accordés aux travailleurs plutôt qu’aux citoyens. Les contradictions entre la visée universelle et les pratiques assurancielles ne se révèleront que lorsque les systèmes feront face à du chômage de masse et à des transformations des modèles familiaux.
15Pourquoi revenir aujourd’hui sur la logique assurancielle de notre protection sociale ? Pourquoi envisage-t-on maintenant de fiscaliser le financement de la protection sociale ? [? Marion Navarro et Gabriel Zucman, « Quel avenir pour le financement de la protection sociale ? »]
16Au sortir de la guerre, peu de gens souhaitaient la fiscalisation de la protection sociale. Cependant, dès les années 1950, il y a eu des tentatives de fiscalisation. Elles ont toutes échoué, mais elles ont laissé des traces importantes. En 1952, Antoine Pinay tente de faire récolter les cotisations par le fisc, et non plus par les organismes de Sécurité sociale. Face à ce risque de fiscalisation, les syndicats et les employeurs marquent leur opposition, et organisent un lobbying intensif auprès des parlementaires. En 1952, le gouvernement Pinay tombe. La fiscalisation de la protection sociale devient donc un risque politique. Le fait qu’un gouvernement puisse tomber sur ce type de projet a beaucoup marqué les esprits.
17En 1982, Yvon Gattaz, président du CNPF lance « la bataille des charges » pour obtenir une réduction de la participation des employeurs au financement de la protection sociale. Dès les années 1960, 1970 et encore plus dans les années 80 les recettes de la Sécurité sociale se diversifient, avec une fiscalisation cachée via les taxes affectées (la vignette automobile en 1967, la taxe sur le tabac et l’alcool en 1982…). Mais la création de ces nombreuses petites taxes ne suffit pas à combler le déficit de la Sécurité sociale.
18Les débats sur la fiscalisation ne sont donc pas nouveaux. Ils ne sont pas liés au fait que l’on aurait atteint un plafond pour les cotisations sociales, car je ne crois pas qu’un tel plafond existe. La mise en avant de tel ou tel mode de financement dépend beaucoup du contexte politique, de l’alternance droite-gauche, et du paradigme économique dominant (keynésien ou néoclassique). Ainsi, des propositions comme la TVA sociale ou la CVA, qui étaient hors de question au début des années 1990, sont aujourd’hui à nouveau envisagées, parce qu’il y a une montée du mécontentement face au libéralisme économique. L’accent mis sur tel ou tel mode de financement de la Sécurité sociale dépend aussi de la santé économique du pays. Tant que la croissance est au rendez-vous, et que la masse salariale augmente, l’Etat ne se soucie pas du déficit du budget de la Sécurité sociale. Le trou de la Sécurité sociale n’est pas un fait nouveau : il apparaît dès les années 1950 ; on y répond en augmentant les cotisations. Mais dans les années 1970, il n’est plus vécu de la même façon : il est alors considéré comme un écart permanent entre le rythme de croissance des dépenses et le rythme de croissance des recettes. La croissance ne permet plus le rattrapage, qui ne peut se faire que par une augmentation absolue des cotisations sociales, c’est-à-dire une augmentation du prix du travail.
19Dans les années 1990, le discours sur l’excès du coût du travail (qui n’est pas spécifique à ces années-là, mais existait déjà dans les années 1950) porte plus à cause des engagements européens de la France. Depuis l’achèvement du Marché unique en 1993, les Français se sentent véritablement en concurrence avec leurs voisins. Si le coût du travail est trop élevé, on n’est plus compétitif. Je ne prends pas une ici une position d’économiste, je ne me prononce pas sur la question de savoir si cette assertion est empiriquement validée ou non ; mais ce qui est sûr, c’est que dans les années 1990 le discours politique sur l’excès du coût du travail est entendu. Plus personne, à gauche comme à droite, ne conteste le fait que les cotisations sociales sont un poids pour les employeurs, et qu’il faut donc les réduire.
20Il est intéressant d’étudier en détail le basculement. Dans les années 1980, un grand nombre de commissions étudient les pistes de nouveaux modes de financement de la protection sociale qui ne pèseraient pas sur le coût du travail. Un consensus ambigu émerge autour de l’idée que le financement de la protection sociale ne doit plus peser sur les entreprises (à cause de la concurrence internationale) : il doit peser sur les ménages. D’où le refus d’une hausse de la TVA* (qui, in fine, pèse sur les entreprises), par des personnes comme Dominique Strauss-Kahn, qui écrivait avec Denis Kessler, encore de gauche à l’époque. Petit à petit, le consensus se fait sur un élargissement de la base : l’idée est de faire contribuer tous les revenus. C’est un premier pas sur le chemin qui conduit à la CSG*. Un autre élément pousse à sa création : les partenaires sociaux y voient le moyen de clarifier ce qui relève de la solidarité professionnelle (les cotisations) de ce qui relève de la solidarité nationale (l’impôt). Les syndicats ne s’occupent que de la solidarité professionnelle. Donc le nouveau mode de financement (l’impôt) doit financer la solidarité nationale. La CSG naît dans la douleur en 1991. Pourtant, au départ, le taux de CSG n’est que de 1,1 % (il est de 7,5 % aujourd’hui).
21Quel type de financement de la protection sociale vous semble-t-il être le plus juste ? La CSG est-elle plus juste que le financement par les cotisations sociales ?
22La définition de la justice dépend des critères que l’on prend. Quand on est libéral, la justice c’est de ne pas extorquer le fruit du travail… [? interview de Serge-Chrisophe Kolm « Qu’est-ce qu’un impôt juste ? »].
23Il faut bien voir qu’entre les trois logiques de la protection sociale (logique de l’assistance, logique universaliste, et logique assurancielle), il y a une gradation dans la légitimité de la protection sociale. Plus les bénéficiaires des prestations sont ceux qui ont payé, plus les prélèvements sont légitimes.
24Dans un système d’assistance, il est difficile de verser des prestations très généreuses à ceux qui ne travaillent pas. Même si les considérations de solidarité justifient des transferts, elles ne permettent pas d’atteindre un niveau de transfert élevé.
25Le système beveridgien correspond au cas intermédiaire. Prenons l’école par exemple : tous les Français bénéficient de l’école, mais seule la moitié des Français payent l’impôt. En Scandinavie, tout le monde paye l’impôt, même si c’est symbolique. Tout le monde reçoit des services. Mais dès qu’il y a du chômage, dès que le système se grippe, la légitimité des prélèvements est remise en question : je ne vais pas payer alors que des gens ne travaillent pas ; je ne vais pas payer si l’Etat n’est pas performant. En Suède dans les années 1990, il y a donc eu une réforme des services publics (new public management : les fonctionnaires ne sont plus des fonctionnaires à vie ; ils sont évalués sur des missions, mais les services publics sont toujours financés par l’impôt, et les fonctionnaires sont toujours au service du public). La légitimité dépend beaucoup du contexte économique, de la performance.
26Dans la logique assurancielle, il y a un lien très fort entre le fait de cotiser et le fait de percevoir un salaire différé. J’ai droit à ma retraite, ou à une indemnité de chômage, car j’ai travaillé et payé pour.
27On voit donc apparaitre un dilemme : le mode de financement considéré à l’heure actuelle comme le moins légitime économiquement (les cotisations) reste celui qui est le plus légitime politiquement !
28Quant à la CSG, c’est un prélèvement hybride. Elle a été l’objet d’un double discours, en étant présentée comme une cotisation en France et comme un impôt à Bruxelles. Dans CSG (« Contribution sociale généralisée ») le terme « contribution » fait penser à une cotisation sociale, tandis que le terme « généralisée » renvoie à l’impôt.
29La CSG est plus juste qu’une cotisation sociale, parce qu’elle fait contribuer de nombreux types de revenus, dont les revenus indirects par exemple. Elle marque une rupture par rapport à la jurisprudence bismarckienne, qui voulait qu’on ne puisse pas taxer deux fois un même revenu. Par exemple, on ne pouvait pas taxer les retraités, puisque leurs retraites étaient, via les cotisations, le fruit de leur revenu (qui avait déjà été taxé). La CSG taxe aussi les revenus du capital. L’assiette est donc plus large que celle des cotisations. Mais si on compare la CSG à l’impôt, la CSG est plus injuste, car elle est strictement proportionnelle. En outre, à l’époque de sa création, on taxait quasiment dès le premier franc. Mais du point de vue de Bercy, ce prélèvement est une aubaine, car la CSG est prélevée à la source [? encadré « Le prélèvement à la source, plus qu’une simple question technique »] et rapporte énormément.
30Quels sont les acteurs qui gèrent la Sécurité sociale ? Pourriez-vous esquisser les changements engendrés par une fiscalisation de la protection sociale sur la légitimité des partenaires sociaux ?
31La logique des assurances sociales veut que les représentants du monde du travail gèrent les caisses. C’est la logique, et la réalité en Allemagne, où il y a une réelle autonomie des partenaires sociaux dans la gestion du système d’assurance sociale. Ce sont eux qui fixent le montant des cotisations et des prestations ; ils ont l’obligation constitutionnelle de le faire, et d’équilibrer les comptes (même si il y a eu quelques changements ces dernières années avec Gerhard Schröder).
32En France, les syndicats ont absolument besoin de leur position au sein des caisses de Sécurité sociale : leur existence sociale est en jeu. Comme « ceux qui payent sont ceux qui gèrent », la fiscalisation de la protection sociale signifie un amoindrissement de la légitimité des partenaires sociaux, une mise en danger de leur place au sein du système. En défendant le système en place, les partenaires sociaux défendent leur place au sein du système.
33En France, l’Etat n’a jamais voulu vraiment lâcher la chose. Qui décide du montant des cotisations et des prestations ? On s’est toujours passé le mistigri, ce qui fait que pendant longtemps, c’est la formule la moins visible qui a été retenue : des années 1940 jusqu’à 1996, c’est par décret que le montant des cotisations et des prestations était fixé (dans la plupart des cas), alors que normalement les partenaires sociaux depuis 1967 pouvaient décider de le faire. La seule véritable marge d’autonomie des partenaires sociaux résidait dans la gestion du fond de secours (qui aide-t-on dans les cas de grande difficulté ?). Pour tout le reste, les partenaires sociaux étaient sous tutelle.
34La loi de financement de la Sécurité sociale change la donne : on fait des prévisions, et les décisions sont prises devant le Parlement. Cela se vérifie pour les retraites, mais beaucoup moins pour l’assurance maladie. C’est maintenant le Directeur de l’UNCAM qui peut décider dès remboursements. D’autre part, le Ministre peut décider d’augmenter ou de baisser les cotisations. La loi de financement de la Sécurité sociale consacre l’expulsion des partenaires sociaux des conseils d’administration des conseils d’assurance maladie. L’enjeu est donc très fort. Les partenaires sociaux avaient raison de craindre qu’un financement par l’impôt fasse peser la contrainte budgétaire sur les dépenses de protection sociale (loi de financement de la Sécurité sociale), et de se faire exclure de la gestion du système. Il n’y a désormais plus de conseils d’administration dans l’assurance maladie. En revanche, il y a une vraie autonomie de gestion (et un vrai paritarisme) dans les assurances chômage et les retraites complémentaires.
35Propos recueillis par Claire Montialoux et Alexandra Roulet pour RCE.