CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’ouvrage dirigé par Fabienne Berton, avec la participation de Marie-Christine Bureau, Barbara Rist, Jacqueline de Bony et Céline Jung, réalisé à la suite d’une recherche financée par la Cnaf dans le cadre de son appel à propositions de recherche « Parentalité(s) : production et réception des normes », manifeste une grande ambition puisqu’il ne s’agit pas moins que de rendre compte de la façon dont on « fait famille » aujourd’hui, à partir de l’étude de la normativité familiale, à une époque où il s’agit avant tout d’être un « bon parent ». Pour cela, après une riche introduction qui s’attache à décrire les transformations de la famille jusqu’à l’individualisme familial contemporain, et qui, tout en étant pertinente ne peut rendre compte de toute la complexité de cette généalogie, les différents chapitres vont porter sur ce qui apparaît pour les auteurs – les autrices devrions-nous dire puisque l’équipe est exclusivement féminine – particulièrement révélateur de la complexité des familles contemporaines : la réflexivité parentale, l’autorité, la tension entre couple parental et pluriparentalité, et enfin les transformations de la paternité, au regard de l’extrême diversité culturelle des familles et de la pluralité des formes familiales.

2 Le premier constat posé est que si la parentalité est désormais au centre des dispositifs de gestion sociale des familles, les parents ne constituent pas des récepteurs passifs de ces normes portées par les institutions et leurs représentants, mais des assimilateurs actifs de celles-ci voire des supports de leur élaboration. C’est ainsi à partir de la façon dont les parents se positionnent à l’égard de la normativité que l’analyse va se développer, en partant des situations des familles pour aller vers la façon dont elles se confrontent aux professionnels et à la prolifération des normes véhiculées. Il s’agit de « saisir comment les normes se négocient, s’ajustent, se contournent, s’interprètent, se traduisent et se créent sur le terrain » (p. 9). A cet effet, le dispositif de recherche mis en place est calé sur les données de la cohorte Elfe [1] et s’appuie sur l’interview d’une soixantaine de familles qui ont eu un enfant en 2011 et une vingtaine de professionnels de la petite enfance de leurs territoires de vie, soit sur deux territoires contrastés, la Seine St-Denis (que l’on peut qualifier rapidement de « pauvre et métissée ») et la Côte d’Or (très équipée en accueil collectif). Le premier chapitre part du travail normatif des institutions en tant que productrices des catégories de définition et d’analyse des situations familiales : famille, famille monoparentale, recomposée, homoparentale, nombreuse… alors même que le sens commun exprime une conception naturaliste spontanée de la famille comme une évidence et peine à en percevoir le caractère socio-historique, malgré la grande diversification des situations familiales d’aujourd’hui. Il s’agit alors de rendre compte du « travail instituant réalisé par des citoyens pour faire reconnaître de nouvelles configurations familiales, (…) faire évoluer les représentations, la sémantique et les règles de droit » (p. 29). Les processus complexes de dés-institutionnalisation et ré-institutionnalisation sont alors abordés pour montrer toute leur complexité au sein même du travail de normalisation, réalisé par exemple autour des familles homoparentales ou des familles recomposées. La tension entre norme instituée et norme instituante mise en évidence par René Lourau (1969) s’avère heuristique pour décrire le processus de reconfiguration normative en cours et les flottements institutionnels qui l’accompagnent, dans une période décrite par Robert Castel comme celle de la « montée des incertitudes », tout autant que des paradoxes, pourrait-on ajouter. Dès lors, l’imaginaire social cher à Cornélius Castoriadis s’y trouve directement interpellé, et la nomination y tient une place centrale, car celle-ci est le produit d’un « acte stratégique qui résulte souvent d’une lutte entre plusieurs classifications » (p. 32), comme le montre à l’envi la place prise par la notion de parentalité.

3 Cette notion exemplifie les enjeux, les tensions et les conflits développés autour des nominations employées pour désigner les situations familiales nouvelles ou renouvelées : familles homoparentales, famille recomposée, homoparentalité… autant que ceux portés par les classifications statistiques, ainsi que les interactions entre les deux, comme l’introduction du terme familles monoparentales dans les classifications officielles en 1982 ou la réduction permanente du nombre d’enfants nécessaire pour être considéré comme une famille nombreuse dans les statistiques démographiques, sans compter les problèmes posés par la catégorie de parents, car « jusqu’où étendre la liste des personnes pouvant être regroupées sous la catégorie générique de ‘’parent » ?’’ » (p. 51). On sait que les réponses à cette question sont loin d’être univoques, et la tension entre les approches démographiques et anthropologiques le montre à l’évidence.

4 Dès lors, s’il s’agit de saisir la réalité vécue des familles, l’entreprise se révèle pour le moins délicate. Ce d’autant plus, nous dit Barbara Rist, que nous sommes entrés dans l’ère du parent réflexif, pointée aussi bien par Anthony Giddens que par Ulrich Beck, conduisant à ce que j’ai pu désigner comme le règne de la self norme[2], cette capacité des individus et des familles à élaborer leur propre cadre normatif à partir de la profusion des normes existantes, éventuellement contradictoires entre elles, et qui s’alimente aussi bien de la montée des savoirs experts sur l’homme liée au développement des médias que de la diversification des pratiques et des positionnements conjugaux et familiaux. Dès lors, à ce procès de responsabilisation personnelle porté par le néolibéralisme correspond plutôt une « réflexivité fragmentaire » [3], qui ne manque pas de s’accompagner d’effets négatifs soulignés par Robert Castel ou Alain Ehrenberg [4], demandant à ce que se structure une politique de soutien à la parentalité qui va prendre une importance croissante, soutenant la constitution d’un « parent réflexif », celui du XXIe siècle, auquel pourra être proposée une logique de coéducation, censée harmoniser les aspirations parentales et institutionnelles à la formation d’un enfant citoyen et consommateur, sans pour autant y advenir tant se manifeste une grande variété de réactions face à la norme de réflexivité, et son pendant traditionnel, l’autorité.

5 Car, s’il est bien une dimension qui a été remise en question dans le mouvement mutationnel de la seconde modernité, c’est bien l’autorité. Le chapitre qui en traite illustre les métamorphoses d’une autorité qui n’est plus transcendante à l’heure des droits de l’enfant, mais apparaît au contraire, comme négociable à une époque où, comme le rappelle Françoise Dekeuwer-Défossez, il s’agit de reconstruire « un ordre symbolique perçu comme nécessaire à la cohésion sociale » (p. 11). La place tenue par l’enfant y est non seulement plus centrale mais l’enfance y trouve une importance exacerbée dans la reconnaissance conjointe de son humanité et de l’importance de la socialisation qui s’y déroule. Dès lors, si l’enfant doit advenir à lui-même les parents en deviennent des passeurs et leur autorité est subordonnée à la mission de lui permettre de se réaliser, ou comme dirait François de Singly de se révéler tel qu’en lui-même, même si les milieux sociaux négocient de façons bien différentes cette injonction sociale faite aux parents d’être « un bon parent » [5]. Dès lors, « l’éducation familiale est traversée par la difficulté à faire coexister l’enfant vulnérable et dépendant avec un idéal à la fois d’épanouissement et d’autonomie pris dans une nécessaire anticipation » (p. 96). Les tensions éducatives s’y manifestent avec plus ou moins de force selon les milieux, notamment dans les situations interculturelles, alors même que la logique de l’autorité négociée tend à une sur-responsabilisation des parents, à l’évidence chez ceux qui sont en position dominée, socialement ou culturellement.

6 Le chapitre suivant s’attache à explorer ce qui fait la complexité des familles aujourd’hui : le double processus de diversification tant au niveau des structures que des fonctionnements. Les deux ne sont manifestement pas sans liens, car c’est bien par les pratiques conjugales et la référence à des conceptions divergentes des relations entre les sexes et les générations que vont se multiplier les situations qui se distancient de la norme antérieure de la conjugalité et de la famille traditionnelles : séparations conjugales, vie monoparentale, recomposition familiale, et, sous-tendue par le développement de l’assistance médicale à la procréation, famille homoparentale... Les institutions, on le sait, se sont confrontées à cette mutation avec détermination en promouvant la coparentalité et transformant tout l’édifice législatif et juridique dans le sens de l’encadrement de cette fondamentale subversion de la normativité antérieure. Tout un ensemble de « nouveaux » acteurs familiaux s’y trouvent interpellés, notamment ceux que l’on désigne non sans ambiguïté sous les termes de « parents sociaux » – c’est-à-dire ayant une existence au niveau de la vie sociale (beau-parent, homoparent, parent d’accueil…) sans en avoir une au niveau juridique. La question de la filiation s’y trouve ré-interrogée, non seulement avec les dons de gamètes, mais aussi avec la diversification des acteurs aux différents niveaux de la parentalité (biologique, juridique, éducatif). La mise en abîme apportée par les nouvelles pratiques procréatives est aussi une mise en perspective, qui repose tout un ensemble de questions qu’on croyait dépassées, sur l’engendrement, sur la paternité, sur le partage de l’autorité, aussi bien que sur la matrifocalité des professionnels de la petite enfance. Ce qui amène les auteures à aborder en dernier chapitre « Les pères dans tous leurs états ». Il s’agit là sans doute de la place familiale qui a été la plus interrogée au tournant du siècle passé, et cette « question du père » que j’ai moi-même été amené à poser [6] constitue un des points centraux des interrogations contemporaines, sans que la société et l’évolution de son système normatif soit encore à même d’y répondre de façon satisfaisante, compte tenu du poids des traditions, des socialisations antérieures, et des résistances des structures sociales instituées (à l’évidence dans les secteurs professionnels et politiques), peinant à poser autrement la problématique qu’en termes de « manque du père », ce leitmotiv de bien des interventions sociales… alors que se multiplient les formes prises par la figure paternelle. « En effet, l’engagement du père peut se traduire par une présence plus importante auprès de l’enfant, sans remettre en cause la différenciation sexuée des rôles, comme il peut aussi conduire à une relecture indifférenciatrice des fonctions parentales ou encore à de véritables innovations dans le fonctionnement de la vie familiale. » (p. 148)

7 Ainsi, c’est bien le mouvement contemporain des normes que l‘ouvrage s’est attaché à décrire. Depuis la norme de réflexivité désormais généralisée, et l’injonction qu’elle favorise au dialogue et la concertation, jusqu’à la norme de coéducation, qui tente de modéliser le rapport des familles aux institutions, dans un contexte de diversification parentale et familiale, et d’appropriation très contrastée de ces normes selon les familles, selon les milieux, les origines, mais aussi selon les croyances et systèmes de représentations. Les auteures concluent alors en différenciant sept modèles d’interactions normatives entre institutions et familles : la coopération harmonieuse, l’étayage, le recours différencié et contrôlé, la dénonciation d’inhumanité, la dénonciation d’intrusion/culpabilisation, le conflit ouvert, et le non-recours. Autant de façons de répondre à l’injonction normative dans une période que beaucoup d’auteurs ont identifiée comme étant celle des métamorphoses, dans cet « enchevêtrement entre des normes traditionnelles résistantes, des normes contestées et négociées et de nouvelles normes inventives qui transforment les référentiels de la famille moderne » (p. 162).

Notes

  • [1]
    Elfe (Etude longitudinale française depuis l’enfance) est la première étude longitudinale consacrée au suivi des enfants. A l’origine, elle concerne 18 000 enfants nés en 2011 et qui doivent être suivis pendant 20 ans.
  • [2]
    Gérard. NEYRAND, « Stratégies de séduction et fascination médiatique : le minitel squattérisé », Quaderni, n° 5, 1988.
  • [3]
    Lise DEMAILLY, « L’obligation de réflexivité », in Guy PELLETIER, La gouvernance en éducation, De Boeck, 2009.
  • [4]
    Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, 1995 ; Alain EHRENBERG, La fatigue d’être soi. Figures de la dépression, Odile Jacob, 1998.
  • [5]
    Claude MARTIN (dir.), « Être un bon parent », une injonction contemporaine, Presses de l’EHESP, 2014.
  • [6]
    Gérard NEYRAND, L’enfant, la mère et la question du père. Un bilan critique de l’évolution des savoirs sur la petite enfance, Puf, 2011 (1ère éd. : 2000).
Gérard Neyrand
Sociologue, est professeur émérite à l’Université de Toulouse III, membre du Cresco (EA 7419) et du comité de rédaction de Recherches Familiales. Il est aussi directeur du laboratoire associatif Cimerss (Bouc-Bel-Air). Il a abordé à de multiples reprises les effets des mutations sociales sur la sphère privée et sur les familles, tant au niveau du couple et des rapports de genre, de la parentalité et de la petite enfance, de l’adolescence et de la jeunesse, des relations interculturelles et des processus de précarisation, ainsi que des positionnements de la société civile, de la vie associative et des institutions à cet égard. Depuis une quinzaine d’années il met plus particulièrement en relief les liens étroits entre les fonctionnements privés et la dimension politique. À dominante sociologique, ses derniers travaux se situent dans une perspective pluridisciplinaire : Faire couple, une entreprise incertaine (dir.), érès, 2020 ; La mère n’est pas tout ! Reconfiguration des rôles et perspectives de cosocialisation, érès, 2019 ; L’amour individualiste. Comment le couple peut-il survivre ? érès, 2018 ; Malaise dans le soutien à la parentalité. Pour une éthique d’intervention, érès, 2018 (avec Daniel Coum et Marie-Dominique Wilpert) ; Les liens affectifs en familles d’accueil, érès, 2018 (avec Nathalie Chapon et Caroline Siffrein-Blanc).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/03/2023
https://doi.org/10.3917/rf.020.0274
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