1 Gilles Séraphin : Stéphanie Mulot, vous êtes professeure de sociologie à l’Université Toulouse Jean Jaurès, et membre du Certop (UMR 5044). Depuis 1991, vous menez des recherches sur la Guadeloupe, initiées par une thèse en anthropologie sociale dirigée par Maurice Godelier à l’EHESS portant sur l’analyse de la matrifocalité antillaise [1]. Engagée ensuite dans des enquêtes sur les violences faites aux femmes (Envef-DFA ou Vidom), sur la santé (VIH/Sida, Obésité, Covid-19) ou sur les politiques mémorielles (dans le carnaval, les musées, l’espace urbain), vous ancrez votre démarche dans une socio-anthropologie politique critique (mêlant une orientation féministe, intersectionnelle et post-coloniale), appliquée au genre, à la santé et à la mémoire de l’esclavage. Parmi vos dernières communications [2], vous avez remis en 2022 un rapport à la Cnaf sur la mise en œuvre en Guadeloupe de la loi française de 2002 sur la coparentalité [3]. Une première question pour débuter cet entretien. Quelles sont à votre avis les caractéristiques les plus importantes de la famille guadeloupéenne, voire caraïbéenne s’il est possible de généraliser ?
2 Stéphanie Mulot : La caractéristique première est probablement qu’il n’existe pas un seul type de famille guadeloupéenne, mais une diversité de modes d’organisations familiales en Guadeloupe et aux Antilles, depuis longtemps et encore plus à l’heure où les rapports sociaux de sexe, les modèles de genre et les conceptions de la famille sont redéfinis par des évolutions politiques, économiques et culturelles, à l’échelle locale et globale. Les relations conjugales, familiales et la filiation sont façonnées différemment selon les groupes socio-culturels et ethniques. Si les communautés indo-descendantes de religion hindoue ou chrétienne se caractérisent davantage par un patriarcat traditionnel reconnaissant aux hommes, maris et pères une autorité première et irrévocable (patriarcat que l’on retrouve aussi dans les familles européennes et dans les classes supérieures), une organisation tout autre caractérise plus souvent les familles afro-descendantes, de classes populaires ou moyennes, centrées sur la mère et l’axe de filiation maternelle. Même si les relations familiales peuvent aussi se construire avec la présence d’un conjoint et père des enfants, et si l’on note les revendications plus fréquentes et fermes des hommes qui souhaitent aujourd’hui s’engager en tant que pères, l’organisation matrifocale rend plus incertain l’exercice de la conjugalité et de la paternité.
3 La matrifocalité a été constatée dans de nombreuses sociétés de la Caraïbe et des Amériques, qui héritent d’une histoire de l’esclavage et de politiques familiales post-coloniales singulières, et du fracas auquel les familles ont été confrontées. L’hypothèse souvent avancée pour les Antilles françaises est que l’esclavage et son Code noir [4] auraient formaté des familles dans lesquelles le père aurait été rendu accessoire, voire périphérique, du fait du rapport de domination et de propriété exercé par les maîtres sur les esclaves et leur progéniture : les hommes esclavisés ne pouvaient être considérés légalement comme pères, ni reconnaître leurs enfants et encore moins transmettre un nom qu’ils n’avaient pas, car les enfants appartenaient aux maîtres des mères. Alors que le mariage était considéré avant tout comme une stratégie économique et le lieu de conception et d’éducation des enfants, le mariage des hommes esclavisés n’était donc d’aucun intérêt pour leurs maîtres.
4 Même si cela n’a pas empêché les relations des hommes avec leurs enfants ni la formation de familles informelles en-dehors du mariage, cette histoire a contribué à construire l’image d’hommes valorisés essentiellement pour leur puissance sexuelle et physique, mais écartés de toute autorité légale et donc castrés symboliquement, et de femmes virilisées dans leur robustesse et leur capacité de résistance, mais violentées moralement et physiquement [5].
5 En pratique, la paternité des esclaves et de leurs descendants a dû apprendre à se passer des cadres officiels pour s’exercer, même si elle a pu être invitée à s’y conformer, après l’Émancipation de 1848, dans la construction de la citoyenneté et de la légitimité religieuse et républicaine [6]. La gestion maternelle des familles a dû compenser une paternité incertaine, tout en étant sommée par les normes religieuses et civiles officielles à s’inscrire dans le mariage et la stabilité des unions, qui devaient aussi garantir la stabilité et la moralité de la société [7]. La matrifocalité aurait ainsi fissuré le patriarcat imposé par les institutions (Église, École, Justice), en imposant la certitude de la primauté maternelle dans la gestion de l’autorité familiale [8]. De surcroît, la formation de familles sur les plantations et après l’abolition de 1848 a pu dépendre de variables socio-économiques, de l’influence de la norme religieuse de respectabilité et de légitimité, et de l’attachement des femmes à leur autonomie [9]. Ceci a différencié les familles où la conjugalité a pu se construire dans un projet familial et professionnel, de celles où les unions libres ont favorisé la pluriparentalité. La matrifocalité alliant des femmes potomitan (pilier central des familles, cf. infra) et des pères périphériques aurait ainsi peut-être constitué une niche de résistance au patriarcat colonial. En outre, au XXème siècle, les politiques assimilationnistes valorisant la famille conjugale ont été modérées par les politiques de soutien à la monoparentalité maternelle, par le biais des prestations sociales.
6 De surcroît, le modèle colonial de domination masculine reposait sur le fait que les maîtres pouvaient avoir plusieurs relations simultanées (maritale et extra-conjugales) et que la possibilité de disposer du corps des femmes a été inscrite comme privilège des hommes dominants, a fortiori blancs, et recherchée, encore après l’abolition de l’esclavage, comme signe d’un pouvoir reconquis par les descendants d’esclaves [10]. Enfin, la ruralité, la précarité, le manque d’accès à l’éducation, la prégnance de modèles culturels de genre mettant plus en avant les mérites de la maternité résistante et sacrifiée que les vertus de la paternité, ont construit un modèle d’absence paternelle, loin des normes religieuses ou juridiques. Celles-ci formataient parallèlement le modèle d’une paternité légitimée par le mariage, recherché par les catégories les plus éduquées et dotées économiquement et socialement.
7 Dans les familles afro-descendantes, surtout les plus défavorisées, les décisions reposent encore aujourd’hui plus souvent sur l’axe maternel et grand-maternel, pour l’organisation de la vie familiale et de l’éducation des enfants, et la primauté de l’autorité familiale et du lien de filiation revient aux mères et grands-mères. L’autorité paternelle n’est pas reconnue comme première, et parmi les hommes qui veulent s’engager dans leur paternité, une partie exprime régulièrement devoir se battre pour s’imposer face à la force (grand-) maternelle centrifuge. Parallèlement, les femmes peuvent tenir énormément à la reconnaissance sociale que constitue l’engagement marital avec un homme de bonne condition sociale, afin d’échapper à la précarité, sans avoir forcément appris comment partager l’espace familial avec un conjoint. Mais cette matrifocalité est aussi le résultat d’un viriarcat qui mène au pluripartenariat masculin : les hommes sont encouragés à avoir des relations simultanées et successives avec plusieurs femmes qui, elles, pratiquent plutôt un pluripartenariat sériel [11]. Ce pluripartenariat masculin doit répondre aux injonctions d’un viriarcat et à l’obligatoire expression ostentatoire d’une hétérosexualité conquérante, vérifiée régulièrement par le groupe des pairs, des pères et des mères. Il n’est pas compatible avec le fait d’être présents quotidiennement ni complètement impliqués auprès de chacun des foyers qu’ils ont engendrés et qu’ils visitent occasionnellement.
8 En l’absence de vie commune, le père peut alors être d’abord identifié comme un géniteur, comme quelqu’un dont le capital physique et phénotypique a pu être recherché, surtout s’il permet de gravir les échelons de la sévère hiérarchie pigmentocratique, en éclaircissant la couleur de peau, et dont le statut socio-économique, s’il est fragile, peut aussi être compensé par d’éventuelles allocations familiales. Il était autrefois présent essentiellement en tant que père-sanction, utilisant les châtiments corporels pour faire appliquer les décisions éducatives, ou en tant que partenaire ou visiteur des femmes et des enfants de ses différents foyers. En 2019, selon les propos des professionnels de la famille rencontrés dans notre étude, dans un contexte de précarité et de chômage importants (près de 21 %), la reconnaissance et la fonction paternelles semblent avoir aussi été reléguées au profit de la recherche d’allocations familiales pour parents isolés, que les mères défavorisées croient ne pouvoir obtenir qu’à la condition que leurs enfants ne soient pas reconnus par leurs pères [12]. Ainsi, alors que 39 % des familles sont monoparentales [13], seuls 32 % des enfants sont reconnus par leur père à la naissance, et ce taux inclut toutes les communautés socio-culturelles, économiques et ethniques, y compris les plus patriarcales ou égalitaires qui pratiquent la reconnaissance paternelle à la naissance. Ce taux de reconnaissance serait probablement plus faible si l’on caractérisait uniquement les familles afro-descendantes vulnérables.
9 Néanmoins, l’absence de reconnaissance administrative n’implique pas forcément une absence de relations entre le père et l’enfant, mais elle complique le fait de l’inscrire dans un cadre officiel. En effet, si la paternité n’est pas forcément reconnue par un acte à l’état civil, elle n’en est pas moins reconnue par réputation. Le père de l’enfant peut éventuellement être désigné par la mère à son entourage, à la grand-mère, à sa famille, éventuellement à des proches et la ressemblance physique corrobore éventuellement ses dires [14]. Les éléments de terrain montrent que la paternité peut se vivre en dissociant plusieurs dimensions qui, dans le droit français inscrit dans le Code civil, semblaient être indissociables : sexualité et cohabitation avec la mère, reconnaissance administrative de l’enfant et transmission du nom et des biens, via l’héritage, reconnaissance sociale, contributions aux charges familiales et alimentaires, partage de l’éducation et de la responsabilité parentale avec la mère. Dans les familles guadeloupéennes qui ont intégré complètement les normes du Code civil ou celles de l’Église, la paternité peut s’exprimer dans ces différentes dimensions, pour les enfants reconnus dans le cadre du mariage ou d’une relation officielle.
10 Dans le modèle populaire matrifocal guadeloupéen, cette norme idéal-typique érigée par le législateur français ne se retrouve pas forcément dans une concomitance de toutes ces dimensions. En cas d’absence de mariage ou de cohabitation des parents, le père est celui qui vient occasionnellement rendre visite à l’enfant et à sa mère, surtout le week-end, en apportant un soutien alimentaire en nature. En marge de la sphère juridique qui impose une reconnaissance administrative, prédomine une sphère sociale, qui reste l’espace usuel privilégié d’identification, de désignation, d’appartenance et de reconnaissance, et qui peut faire fi des actes administratifs, si la nécessité matérielle ne s’en fait pas sentir.
11 Ainsi au moins deux modèles normatifs cohabitent au sein des familles : d’une part, le modèle imposé par le droit français (le Code civil et le Code de l’action sociale et des familles) et les injonctions religieuses, d’abord patriarcal et conjugal puis égalitaire et, d’autre part, le modèle communautaire, ayant fait de la matrifocalité une norme sociale ordinaire. Cela peut avoir des influences sur la façon de gérer la parentalité pour les couples et sur les modalités de soutien à la coparentalité pour les professionnel·le·s de la famille. Mais selon les professionnel·le·s de la justice que nous avons rencontré·e·s, une évolution importante apparaîtrait depuis plusieurs années : le refus de pères qui souhaitent assumer leur paternité de n’avoir leur enfant qu’un week-end sur deux en cas de séparation, et le déni de paternité exprimé par des mères qui ne veulent pas partager leur autorité.
12 Marianne Modak : Lorsqu’on parle des familles caraïbéennes, on pense souvent à des figures « célèbres » dans la littérature y compris scientifique, par exemple celle de la « mère potomitan ». Quelle est votre analyse à ce sujet ?
13 Stéphanie Mulot : La société guadeloupéenne présente un paradoxe apparent : les relations familiales se sont développées en favorisant une organisation matrifocale, que certaines personnes nomment trop facilement un « matriarcat », alors que les institutions politiques, éducatives, religieuses se sont mises en place durant la période coloniale selon un principe patriarcal, articulant le Code noir colonial et le Code civil napoléonien, privant durablement les femmes de droits fondamentaux, avant le virage féministe et égalitariste français de la fin du XXe siècle. Toutefois, la vie familiale et sociale reste marquée par la figure des femmes potomitan, pivots centraux des familles, assumant seules le travail domestique et sommées de tenir (kenbé) face à l’absence de leurs partenaires, comme de leur père et de leurs frères, mais aussi de soutenir la société dans son ensemble, en faisant preuve de résistance à toute forme de domination (coloniale, politique, culturelle, sexuelle etc.). Ces potomitan sont donc censés faire face à la domination masculine, s’en accommoder, ou même l’empêcher, y compris en s’opposant fermement aux hommes, et maintenir un équilibre relationnel et social sur lequel aurait reposé la force des familles et de la société d’antan. Néanmoins, certaines femmes, surtout parmi les plus jeunes et les plus éduquées, critiquent « l’arnaque » que constitue ce potomitan et dénoncent l’inégalité sexuelle de la répartition des charges domestiques et professionnel·le·s, quand d’autres, ayant été formées en France ou à l’étranger, développent des mouvements féministes inédits, et dénoncent la permanence d’une domination masculine dont les manifestations principales resteraient le machisme et la violence faite aux femmes.
14 Le terme potomitan revêt plusieurs significations qui dépendent notamment du milieu social et de l’âge des femmes concernées. C’est avant tout une icône, celle qui représente un modèle d’autorité, de résistance, d’indépendance, de solidité et de ruse quotidiennes devant différents types de domination et qui s’impose dans les rapports sociaux de sexe avec force et détermination. C’est aussi un totem, érigé pour incarner l’idéal vertueux de respectabilité et de droiture maternelles, engendrant un dévouement censé se transmettre quasi naturellement à chaque génération. On est potomitan de mère en fille, même si deux potomitan ne peuvent exercer en même temps dans la même famille, sans se faire de l’ombre. Mais le revers de la médaille dévoile la dimension sacrificielle du potomitan, celle d’une vie de femme éprouvée par les hommes, éventuellement soumise et sacralisée dans sa souffrance, du fait d’un altruisme impressionnant. Ce sacrifice est éventuellement dénoncé car il enferme les femmes dans leur case et éloigne les hommes : c’est alors un épouvantail. A l’inverse, il peut être vénéré, car il est irréprochable et il devient même un tabou. Mais toujours il est refoulé, car il impose une redevabilité imprescriptible : la dette. Ces dimensions construisent le paradoxe d’un idéal de résistance et d’autorité, contrôlant les relations familiales, mais dans une autonomie sous contrôle social normatif et rivée à la domesticité, paradoxe décrit depuis longtemps en Guadeloupe [15] et, plus récemment, en Haïti et en Martinique [16].
15 De nos jours, le potomitan perd de sa superbe et est perçu de façon beaucoup plus négative par les générations éduquées aux modèles d’égalité des sexes. Des jeunes femmes ayant fait des études refusent de renoncer à leur carrière et leur liberté et de subir l’enfermement domestique, les abus masculins (dont le pluripartenariat et la violence) et les rivalités féminines. Certains hommes se plaignent aussi de voir en ce potomitan un personnage dominateur, autoritaire, virilisé, voire phallique, une « femme à graines » (couillue), devant qui ils ne peuvent que s’incliner, sous peine d’humiliation ou de castration ; alors que d’autres se reposent sur ses capacités à assumer toutes les charges familiales en leur absence.
16 Bien que cet idéal de mère de famille sacrifiée ait aussi été construit au XXe siècle par les politiques éducatives et religieuses assimilationnistes françaises, le potomitan est aujourd’hui présenté comme le symbole des femmes guadeloupéennes, et comme une spécificité culturelle des Antilles. Elle incarne une forme de résistance présentée comme historique et naturelle des femmes (marronnes) à l’esclavage et à la colonisation, incarné par la mulâtresse Solitude, poteau central qui cache la forêt des véritables luttes féminines. Selon la légende, Solitude, mulâtresse, enceinte, engagée aux côtés de Delgrès et Ignace dans l’insurrection de 1802 contre le rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe, aurait été arrêtée et suppliciée après la naissance de son enfant. Son sacrifice est utilisé pour en faire une héroïne et pour la représenter comme le symbole d’une société rebelle et insoumise face à l’entreprise coloniale. Cette figure d’identification féminine héroïque conduit à naturaliser les capacités de résistance corporelle des Guadeloupéennes et de toute une société supposément désaliénée et libérée, dont Solitude serait la mère fondatrice.
17 La défense d’une cause identitaire, culturelle, nationaliste qui repose sur la glorification de la résistance des femmes potomitan s’oppose alors à la dénonciation des rapports de pouvoir dont les femmes sont pourtant victimes. Dans la posture anti-coloniale ou décoloniale, la dénonciation des inégalités de genre doit souvent être secondaire face à la dénonciation des inégalités post-coloniales de classe et de race. Plus encore, faire croire au pouvoir des femmes antillaises et à leur supériorité sur les hommes permet d’inverser l’ordre de la domination de genre, et de refuser un féminisme qui serait conçu pour les femmes blanches et vulnérables. Ce choix de lutte traverse l’histoire du mouvement nationaliste ou de la cause communiste des femmes [17].
18 Michel Messu : Si l’on prend comme exemple la Guadeloupe, peut-on dire qu’il y a une place et un enjeu de singularités culturelles dans la définition des politiques publiques, notamment familiales ?
19 Stéphanie Mulot : Les politiques françaises ne se déclinent pas spécifiquement en fonction des contextes culturels des différentes régions du territoire. Les particularités culturelles ne peuvent être prises en compte, sans passer par une logique de différenciation institutionnelle, qui impliquerait un changement de type de gouvernance et de droit. En effet, la construction républicaine a impliqué de travailler à l’unité nationale et non de reconnaître des divisions internes. Dans les Antilles, la politique d’assimilation, engagée dès la fin du XIXe siècle et revendiquée par les hommes et femmes politiques locaux, a promu l’intégration par une égalité de citoyenneté et de droits avec l’Hexagone. Outre les questions juridiques que la différenciation politique soulève, et la difficulté à diviser l’unité républicaine, encore faudrait-il pouvoir établir ce qui relève de la culture ou ce qui relève juste d’une adaptation temporaire à des situations socio-économiques et politiques transitoires, comme par exemple l’adaptation aux politiques sociales et familiales de soutien aux parents isolés.
20 Avant tout, définir une singularité culturelle, ce serait établir le fait que des pratiques, des modes de vie, des principes seraient inscrits dans les traditions et habitudes depuis plusieurs générations, en concernant toute la population, et qu’elles seraient signifiées selon un code culturel coutumier identifiable, ce qui n’est pas le cas de la matrifocalité. C’est ce qui a été mis en place dans des territoires d’outre-mer (Guyane, Polynésie française, Nouvelle-Calédonie, Mayotte, Wallis et Futuna), pour revendiquer « une institutionnalisation de spécificités culturelles à travers la catégorie politique et juridique de "peuples autochtones" » [18]. Dans ces territoires, la loi française dialogue officiellement avec le droit coutumier, et les décisions de justice sont rendues en tenant compte, et parfois en privilégiant, la justice coutumière ou en adoptant une logique culturaliste susceptible de préserver voire figer les us et coutumes.
21 Ce n’est pas le cas des Antilles, où la question de l’autochtonie ne peut s’aborder de la même façon, même si certains militants nationalistes ou souverainistes, aimeraient pouvoir mettre en avant des particularités nées d’un contexte social et culturel singulier qu’ils voudraient d’ailleurs pouvoir entièrement distinguer de l’Hexagone, pour justifier la mise en œuvre de lois ou de gouvernances spécifiques. Le refus d’une politique d’assimilation, pour laquelle plusieurs générations se sont pourtant battues, vient émailler paradoxalement la revendication d’une égale citoyenneté entre les Antillais et les Hexagonaux.
22 Toutefois, des politiques particulières ont pu être développées dans les départements et régions d’outre-mer, non en fonction des particularités culturelles mais en fonction des particularités démographiques et économiques. Ainsi, par exemple, Arlette Gautier [19] a montré que les dispositifs de soutien à la famille ou à la natalité mis en œuvre dans l’Hexagone n’ont pas été appliqués de la même façon, ni dans les mêmes temporalités aux Antilles, régions qui faisaient au contraire l’objet de politiques dénatalistes dans la deuxième moitié du XXe siècle, pour contrôler une natalité forte dans des régions pauvres économiquement : les allocations familiales et les minima sociaux ont été appliqués plus tardivement et surtout avec des montants plus faibles aux Antilles que dans l’Hexagone et leur mise à niveau ne date que du début du XXIe siècle. En outre, l’incitation à la migration des jeunes vers l’Hexagone, à travers la mise en place du Bumidom (Bureau du développement des migrations) en 1963, reposait notamment sur le projet de priver ces territoires d’une jeunesse inquiétante car trop nombreuse et potentiellement subversive, et de l’utiliser pour satisfaire aux besoins de main d’œuvre peu qualifiée de la France hexagonale des Trente glorieuses.
23 Gérard Neyrand : Et plus particulièrement en ce qui concerne le soutien à la parentalité ?
24 Stéphanie Mulot : La loi n° 2002-305 du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale renforce le principe de la coparentalité et implique de privilégier le bien-être de l’enfant en considérant que son développement cognitif et affectif dépend des bonnes relations d’attachement qu’il peut développer avec ses deux parents, a priori père et mère, durant sa petite enfance et son adolescence. Elle est très inspirée des recherches en psychologie du développement menées en Occident. Elle répond aussi à un principe d’égalité de droits entre les parents envers l’enfant. Comme la loi n° 2019-721 du 10 juillet 2019 relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires, elle vient se heurter à des résistances émanant de différentes franges de la population, et essentiellement du milieu nationaliste, qui y voient une politique contraire aux habitudes et traditions familiales locales, entérinées sous le vocable « spécificités culturelles », qui seraient ainsi menacées de disparition. Dans ce cas, la culture, qui est forcément perçue comme un ensemble de principes et de pratiques indispensables et bénéfiques à la société, sans en questionner les effets délétères ou limitants, est alors brandie contre la loi, pour justifier des revendications identitaires et politiques, et défendre les capacités des Guadeloupéen·ne·s à se penser et s’administrer par eux-mêmes.
25 Les entretiens réalisés lors de notre enquête sur la coparentalité [20] ont permis de mettre en évidence qu’il n’existe pas de consigne officielle d’adaptation des dispositifs au contexte local en matière de parentalité, sauf une tolérance par rapport aux conditions d’attribution des allocations familiales ou des minima sociaux, lorsqu’ils sont indus, pour compenser une trop grande précarité et surtout pour acheter la paix sociale et « éviter de revivre le LKP [21]de 2009 » (propos d’une magistrate, décembre 2019). Toutefois, individuellement, les professionnel·le·s peuvent choisir d’adapter la loi face à des situations difficiles, d’assouplir des cadres législatifs, ou à l’inverse d’imposer les normes françaises pour s’émanciper des contraintes des normes sociales et des particularités culturelles.
26 Concrètement, la question que se posent les professionnel·le·s de la famille est de savoir comment inciter les familles matrifocales à accepter une égale contribution à l’éducation des enfants par le père et par la mère, et comment aller au-delà des résistances des parents à cette coparentalité. Considérant que les familles matrifocales fonctionnent sur l’omniprésence des mères et la distance des pères, les professionnel·le·s de la justice semblent soucieux d’inverser la tendance et de compenser le pouvoir supposé des mères ou leurs charges exclusives en rétablissant l’autorité et la participation paternelles. Il s’agit d’inciter les pères à assumer leur paternité dans la reconnaissance et la prise en charge de l’enfant, même en cas de véto de la mère pour raisons économiques. Parallèlement, l’objectif est aussi de soutenir les mères pour qu’elles obtiennent ou acceptent le partage de l’autorité et des charges parentales avec le père. Il peut donc s’agir de demander au père de « faire sans la mère » si elle s’y oppose, et d’obliger la mère à « faire avec le père », même si elle y rechigne. Anne-Marie Devreux [22] analysait en France une tendance à vouloir rappeler les droits des pères et rétablir l’autorité paternelle pour s’opposer au supposé pouvoir des mères qui l’auraient remise en question au nom de la lutte féministe contre le patriarcat. Si cette hypothèse a pu s’exporter vers la Guadeloupe, nous défendons aussi une autre hypothèse : luttant contre la matrifocalité, les professionnel·le·s rappellent les devoirs et les droits des pères et incitent les hommes à exercer enfin une autorité paternelle qu’ils n’auraient jamais eue, en considérant qu’elle a été soit empêchée par le détournement de dispositifs légaux, soit discréditée par la culture « matriarcale » et l’imaginaire post-esclavagiste, soit troquée par les hommes eux-mêmes contre une liberté sexuelle et affective plus jouissive.
27 La reconnaissance de l’enfant par son père et celle du père par la mère et l’enfant sont centrales dans les préoccupations des professionnel·le·s de la famille : identifier et nommer le père sont les conditions symboliques et juridiques pour pouvoir l’inviter à occuper sa place auprès de l’enfant. Les arrangements entre les parents qui justifient que leur enfant n’ait pas été reconnu, et que l’enfant ne connaisse pas forcément son père, doivent-ils faire l’objet d’un cadrage judiciaire, d’un accompagnement social, d’un suivi psychologique, ou doivent-ils être laissés au bon vouloir des parents ? Plusieurs cas de figure ont pu être observés.
28 L’incitation franche à la reconnaissance de l’enfant par son père, ou à la nomination rapide et directe du père par la mère dès les premiers entretiens, émane le plus souvent du personnel hexagonal installé en Guadeloupe, et attaché aux normes juridiques françaises, à l’application du droit pour tous (y compris pour les pères), ou aux principes psychiatriques qui impliqueraient de sortir des effets délétères du non-dit. Ainsi, une juge aux affaires familiales nous expliquait ne pas vouloir négocier avec les pères qui, bien que n’ayant pas reconnu leur enfant, souhaitent avoir un droit de visite. De culture française, elle soulignait sa désapprobation envers une attitude jouant sur deux tableaux : les pères formulaient ne pas pouvoir reconnaître l’enfant – et par le fait, ne pas assumer leurs responsabilités devant la loi – afin de respecter le besoin de la mère de bénéficier des allocations familiales, mais voulaient en même temps être reconnus comme le père de l’enfant pour avoir un droit de visite, et éventuellement pouvoir sortir de prison pour certains. Elle exigeait alors comme préambule que les pères reconnaissent l’enfant, même sans l’approbation de la mère, ce qui leur semblait impensable.
29 Dans le cadre de l’accompagnement psychologique, le fait de demander à la mère de donner le nom du père dès les premiers entretiens est plus facilement envisagé par le personnel hexagonal ou européen présent depuis peu en Guadeloupe, alors que le personnel guadeloupéen est plus réservé, voire inquiet à l’idée de poser d’emblée des questions qui pourraient effrayer la mère et lui donner le sentiment d’être menacée par des questions inquisitrices sur sa vie privée et ses secrets, ou susceptibles de dévoiler une tromperie auprès des services sociaux ou des impôts. Longtemps les cases où remplir le nom du père dans les fichiers administratifs restaient vides, ou barrées, se souviennent des psychologues. « C’est la police alors ? », s’était indignée une éducatrice de la Maison des adolescents, face à l’idée de questionner la mère dès les premiers temps de la prise en charge, alors que la pédopsychiatre européenne insistait sur la nécessité d’identifier rapidement le père pour sortir des non-dits et repérer d’éventuels traumatismes, afin de mettre en place une thérapie familiale. Cette éducatrice exprimait son refus de jouer un rôle inquisiteur et de faire appliquer des cadres qui imposeraient la loi au détriment de la prise en compte du contexte familial particulier. Elle exprimait aussi son refus d’être assignée elle-même au monde des normes françaises et de trahir sa communauté culturelle. Questionner la mère peut donc être perçu soit comme une menace institutionnelle, soit comme une effraction psychique, soit comme une trahison culturelle.
30 Plus souples et plus modérés dans leurs approches, les personnels guadeloupéens formés aux questions du développement de l’enfant, et ayant une longue expérience professionnelle, ou bien encore ayant un certain recul par rapport à leurs ancrages et dépendances culturels, ont développé des modes de prises en charge, d’accompagnement et de soutien qui visent à établir une alliance avec les deux parents, fondés sur la confiance, et pour l’intérêt de l’enfant. Sans aborder frontalement les mères ou les pères, ils développent des méthodes de communication bienveillantes et cherchent à convaincre la mère de l’intérêt de nommer le père, non pas pour le piéger, ni le mettre en difficulté, mais pour parer au contraire toute difficulté en cas de défaillance de la mère : « Aujourd’hui, c’est avec toi que je parle, mais si demain il t’arrive quelque chose, il faudra bien contacter le papa, sinon qui va s’occuper de ton enfant ? » demandait une puéricultrice du Conseil départemental. L’idée de faire du père un allié pour le bien de l’enfant permet de sortir de la crainte de le dénoncer, alors qu’il peut être engagé conjugalement ailleurs, ou qu’il a été écarté pour raisons économiques et fiscales.
31 La recherche de compromis est aussi ce qui caractérise les personnels qui ont été formés à la recherche de solutions en situation contrainte. D’une part, il s’agit de s’adapter aux limites socio-économiques de la population concernée : comment exiger une pension alimentaire quand 21 % de la population, et 42 % des moins de 30 ans sont au chômage [23] et sans rentrée d’argent régulière, et que l’impécuniosité du père limite tout engagement financier ? Même si la Caf propose un dispositif pour aider au recouvrement des impayés de pensions alimentaires (Aripa) et pour l’intermédiation financière, certains juges ont évoqué leur préférence pour une recherche d’accord amiable entre le père et la mère, afin que le père s’engage à payer un minimum, sans faire perdre à la mère le soutien de la Caf. L’éducation aux responsabilités et indispensables obligations parentales peut ainsi supposer des adaptations de la loi plutôt que son application tranchée.
32 Gilles Séraphin : Dans votre récent rapport remis à la Cnaf, vous parlez du travail des intervenant·e·s sociaux·ales et vous analysez ce que nous pourrions appeler des « malentendus culturels ». Êtes-vous d’accord avec cette expression ? Si oui, pourriez-vous l’illustrer ?
33 Stéphanie Mulot : Avant de parler de malentendus culturels, il faut d’abord souligner qu’il existe des décalages culturels entre une loi qui est produite en France par rapport à une population française a priori hexagonale, en fonction des problématiques de cette population, et une société guadeloupéenne qui vit dans un autre contexte avec une histoire, des pratiques, des modes de vie, des environnements et des modèles explicatifs de la vie familiale et des grilles d’interprétation culturelle différents pour une partie de la population. Ces décalages sont aussi liés à des temporalités historiques et sociales variables, qui amènent à des appropriations différentes des politiques publiques, des dispositifs, des concepts. En outre, chaque professionnel de santé appartient à un groupe social et culturel particulier, et doit en plus travailler selon une culture professionnelle donnée, ayant pour objectif de promouvoir la coparentalité et l’égalité dans la fonction parentale et entre les sexes. Cela peut provoquer des conflits de loyauté entre des principes, des valeurs, des croyances et aboutit à l’invention de normes pratiques pour mieux gérer l’écart éventuellement ressenti entre les normes officielles/professionnelles et les normes sociales. Quatre types culturels de professionnel·le·s et de gestion de la famille sont présents dans les structures concernées. Tout d’abord des Guadeloupéen·ne·s, de métiers différents (travailleurs sociaux, psychologues, médiateurs) : certain·e·s peuvent se sentir éloigné·e·s des normes officielles de coparentalité, du fait de leur parcours de vie professionnel ou personnel (notamment quand ils et elles ont elles-mêmes vécu ou vivent dans des foyers matrifocaux). L’idée d’imposer les normes françaises et de « faire sans la mère » ou « faire contre elle » renverse les principes usuels de sacralité maternelle et les normes sociales matrifocales. Devoir inciter les pères à agir contre la volonté de la mère peut se révéler douloureux, culpabilisant, voire impensable pour certaines, qui peuvent avoir du mal à questionner la primauté maternelle. Pour certaines, l’absence du père peut être tellement coutumière qu’elles ne l’identifient pas et ne la problématisent pas forcément comme un manque ni une maltraitance pour l’enfant. « C’est culturel, c’est comme ça ici, c’est les femmes qui s’occupent des enfants. Les hommes font leurs affaires ».
34 D’autres Guadeloupéen·ne·s se sentent au contraire en cohérence avec l’incitation à la coparentalité qui correspond à leur formation, à leurs principes et leurs valeurs, et agissent notamment pour diminuer la souffrance intrafamiliale et les violences subies, et restaurer des relations paisibles entre les membres des familles pour le bien-être de l’enfant. Face à ce qu’elle décrivait comme un caractère « revanchard » des femmes trompées ou au « déni de paternité » qu’elles exprimeraient et à la tendance à la fuite d’hommes pluri-partenaires, une avocate assénait : « Je me fous de vos problèmes de couple, c’est l’intérêt de l’enfant qui compte ! », prouvant qu’elle invitait les parents à sortir de leurs conflits conjugaux et leurs stratégies de dénigrement et évictions mutuels, pour privilégier la relation parentale dans l’équité.
35 Des Hexagonaux ensuite, présents en Guadeloupe depuis plus ou moins longtemps, notamment dans les métiers de la justice, de la médecine, ou de direction d’établissements peuvent être porteurs de représentations familiales françaises formatées par le droit et les normes égalitaires contemporaines. Certains tentent de trouver des points communs avec des situations hexagonales, notamment celles des régions rurales françaises « Je retrouve en Guadeloupe de la côte sous le vent des pratiques que je voyais aussi dans la France rurale » nous confiait un magistrat. D’autres peuvent être surpris et embarrassés devant la réalité matrifocale des familles guadeloupéennes, sans trop savoir s’il faut la préserver au nom d’un culturalisme conservateur ou l’aider à évoluer vers de nouvelles pratiques. « Je suis toujours extrêmement saisie de voir qu’effectivement, ce n’est pas un réflexe que le papa reconnaisse l’enfant. J’ai énormément de gens, de cas de familles guadeloupéennes où les enfants ne sont pas reconnus par leur père. Et c’est presque une normalité, en fait. On a l’impression qu’ils ne voient pas l’intérêt de le faire, quelque part. » (Directrice de Maison de la parentalité, à Marie-Galante, de culture française).
36 Enfin, un quatrième type de personnels est constitué des personnels antillais ayant vécu longtemps en France, ou ayant fait de nombreuses années de formation et spécialisation en France, qui se retrouvent assez à l’aise avec les normes de coparentalité, y adhèrent, et ne culpabilisent pas à l’idée d’en être les vecteurs auprès de la population guadeloupéenne qu’ils accompagnent vers l’intégration de nouvelles pratiques. Une directrice de médiation familiale expliquait comment elle utilisait sa formation pour éviter d’être limitée par le poids de la culture matrifocale : « Le poids de la culture implique de laisser croire que c’est toujours la mère qui doit s’occuper de l’enfant. Souvent la mère est mal perçue si elle passe par une garde alternée. Souvent, c’est la grand-mère qui ramène le sujet et veut que l’enfant soit gardé par sa fille… Mais en médiation familiale, on prend la décision pour deux, on laisse les grands-parents dehors, on tente de régler la responsabilité parentale, pour que chacun puisse trouver sa place et demeurer auprès de l’enfant » (entretien personnel, décembre, 2019).
37 Marianne Modak : Alors, ces différences d’approche et de références entre bénéficiaires et travailleurs sociaux sont-elles surtout dues à des recrutements spécifiques (une part importante des travailleurs sociaux venant de l’Hexagone) ou alors à des formations initiales inadaptées ?
38 Stéphanie Mulot : Le niveau de formation des professionnel·le·s de la famille est très variable d’un métier à l’autre et d’une personne à l’autre. Leurs capacités à gérer les décalages culturels dépendent de leur formation initiale et continue, mais aussi de leurs expériences professionnel·le·s, leurs liens avec la culture guadeloupéenne et les pratiques familiales qu’ils souhaitent préserver ou au contraire mettre à distance. Quand les personnels ont un niveau de formation conséquent qui leur donne des outils pratiques, il leur est plus facile de s’émanciper de leurs dépendances culturelles dans leur métier. Former les Hexagonaux et les Guadeloupéen·ne·s aux particularités culturelles locales pourrait avoir pour objectif non pas de conserver les relations familiales en l’état, si elles engendrent de la souffrance, mais de désacraliser la culture et sortir du culturalisme ordinaire, pour mieux saisir des dynamiques socio-économiques et savoir comment composer avec des conflits culturels. Tant que ces particularités ne sont pas abordées dans les formations, elles laissent les professionnel·le·s dans une gestion individuelle, pragmatique mais aléatoire des écarts entre les objectifs normatifs de coparentalité et les pratiques communautaires matrifocales. Autant les Guadeloupéen·ne·s que les Hexagonaux doivent alors composer avec des situations duales et faire preuve d’agentivité : les premiers doivent adapter leurs pratiques familiales à la norme française, les seconds doivent adapter la norme française aux pratiques familiales. Mais faut-il travailler en fonction de ces pratiques culturelles et les préserver à tout prix, dans une démarche interculturelle pour adapter la loi ? Faut-il agir contre la culture si elle-même contredit la loi, et s’opposer par exemple au véto maternel en convaincant les hommes de reconnaître leur enfant ? Ou faut-il faire sans tenir compte d’éventuelles particularités culturelles et appliquer la loi « aveuglément » comme ailleurs en France ?
39 Une diglossie nous est apparue dans plusieurs situations, et notamment dans les modèles explicatifs produits localement par des consultants qui proposent des formations aux particularités locales, mais qui viennent renforcer des lectures culturalistes et nationalistes, qui tendent à extérioriser et délégitimer les mesures juridiques et les normes officielles françaises de coparentalité, pour valoriser des approches conservatrices de la famille, reportant la charge principale de l’éducation sur les mères, afin de mieux conserver le rôle extra-domestique des hommes. La résistance aux lois françaises est ainsi alimentée par des discours nationalistes, culturalistes et antiféministes qui visent à maintenir une opposition entre le Nou et le Yo (nous et eux) en ne partant pas de l’intérêt de l’enfant, ni celui des femmes ou des familles, mais en souhaitant renouveler un discours idéologique qui enracine dans une histoire revisitée de l’esclavage des problématiques familiales pourtant très contemporaines.
40 Les personnels semblent néanmoins assez outillés pour maintenir des objectifs de bien-être des enfants, en reconnaissant la nécessité d’intégrer les pères, et analysent les résistances des mères non pas comme un héritage historique culturel, mais comme provenant de stratégies économiques et matérielles inscrites dans une histoire très récente, ou dans une configuration psychique individuelle et familiale singulière qu’il leur appartient de détricoter [24]. En outre, les équipes les plus formées peuvent faire preuve d’agentivité et d’une réflexivité critique envers les politiques familiales. Ainsi, un psychologue s’interrogeait sur l’objectif de cette loi sur l’autorité parentale qui renforce le principe de coparentalité : ne venait-elle pas en fait réparer les dégâts de la précédente ? Aujourd’hui, l’injonction à remettre du père au nom de l’égalité et pour le développement de l’enfant viendrait compenser l’exclusion du père causée par la loi précédente qui protégeait les mères isolées. « N’y a-t-il pas en fait une contradiction entre l’injonction à la coparentalité, et ce qui est mis en place d’un point de vue socio-économique pour donner des allocations. Sé lajan a bouden la (c’est l’argent du ventre). D’un côté on vous dit, si vous faites des enfants sans père, on vous donne de l’argent, et de l’autre on vous réprimande et on vous demande de remettre le père dans l’éducation de l’enfant. Alors qu’avec les allocations, le mari permanent des mères, c’est l’État. » (Entretien du 10 juin 2019)
41 Cette personne s’interrogeait sur l’inadaptation culturelle des normes familiales françaises. « Il faut tenir compte de l’existant, et de l’expression culturelle du symptôme. En Guadeloupe, le symptôme s’exprime différemment qu’en France. Le modèle d’analyse français, freudien n’est plus adapté non plus en France d’ailleurs. Le patriarcat n’est plus d’actualité dans les familles. Les pères ne sont plus indispensables pour faire des enfants et les couples demandent de l’égalité… Mais on continue d’appliquer un modèle créé autrefois, alors qu’il est en complète inadaptation culturelle… » (Réunion collective, mai 2019).
42 Cet entretien exprime très bien combien les référentiels normatifs doivent aussi évoluer en fonction de sociétés dont les dynamiques sont changeantes, et qui appellent des outils d’intervention différents et adaptés à ces évolutions, alors que les outils à disposition viennent parfois de la réforme précédente. De telles réflexions viennent déplacer le problème de la formation des personnels vers celui de la pertinence de ces dispositifs politiques et leurs effets à long terme sur les évolutions sociétales. Quels outils trouver en Guadeloupe pour faciliter l’adoption des normes officielles et du modèle d’égalité entre les parents, requis pour remplacer aussi bien le modèle patriarcal en France que le modèle matrifocal en Guadeloupe ? C’est la question pratique que se posent les professionnel·le·s de la famille.
43 Michel Messu : Si les politiques familiales, d’abord produites dans l’intérêt de l’enfant, participaient d’un ensemble plus vaste de politiques publiques visant à engendrer un citoyen pénétré des valeurs de la République, elles étaient de ce fait peu sensibles aux différences singulières. Penser que celles-ci peuvent ou même doivent contribuer à la définition de la politique publique familiale, n’est-ce pas renverser l’échelle des valeurs qui organisait la politique familiale et, ce faisant, abandonner l’objectif d’égalité républicaine que poursuivait cette politique ? Pour le dire autrement, la créolisation de la politique familiale n’est-elle pas aussi une dé-républicisation de celle-ci ?
44 Stéphanie Mulot : Dans le travail réalisé, nous n’avons pas constaté que les décisions prises in fine par les équipes, aillent à l’encontre des politiques familiales ; au contraire les personnels font preuve d’agentivité pour accompagner ces transitions normatives. La transformation profonde que ces politiques apportent, c’est le fait de passer d’un système de parenté matrifocal de type quasiment matrilinéaire, à un système cognatique égalitaire. Cela ne peut se faire simplement et demande des précautions. Ce qui est créolisé par les professionnel·le·s, ce n’est pas la politique familiale, mais les outils pour la mettre en œuvre. Il s’agit, dans cette adaptation, de tenir compte de la distance entre la population et les normes légales, d’abord en éduquant à la citoyenneté et en rappelant l’importance de la loi, notamment pour des jeunes hommes marginalisés.
45 Tenir compte aussi de l’état des relations entre les parents et de la construction culturelle de la parentalité, permet de mieux définir des méthodes, des outils, des pratiques pour désamorcer les conflits, aider les femmes et les personnels à cesser de disqualifier les hommes s’ils n’ont pas démérité, aider les pères à prendre part à l’éducation des enfants, leur apprendre à communiquer en mettant l’enfant au centre, mais surtout en réfléchissant à ce qui, dans la culture guadeloupéenne, s’oppose à l’application de l’égalité parentale et de la coparentalité. Travailler sur les représentations du rôle maternel, mettre de côté la grand-mère, apaiser les craintes maternelles, déstigmatiser les pères, travailler auprès des institutions pour en finir avec la stigmatisation des familles monoparentales constituent les bases de cette éducation à la coparentalité. Ainsi, cette créolisation est un travail sur la culture et avec la culture pour travailler sur les inégalités sociales. En effet, c’est le plus souvent en utilisant les outils offerts par les pratiques artistiques et sportives traditionnelles que les personnels réussissent à impliquer les pères autour de l’enfant, grâce à des manifestations valorisantes autour du gwo ka, du basket ou des ateliers bricolages. Des groupes de parole entre hommes animés par un consultant dans les services de médiation familiale, semblent aussi leur permettre de se libérer d’une difficulté à oser prendre sa place de père face aux femmes.
46 Gilles Séraphin : Si nous terminons sur de la prospective, quels sont à votre avis les enjeux actuels des politiques publiques (sociales, familiales, d’égalité de genre, de protection des plus vulnérables…) en France et dans leur déclinaison dans les départements caraïbéens ?
47 C’est une question difficile et bien trop large pour y répondre de façon pertinente. L’enjeu pour les Antilles est d’accompagner les familles dans une transition profonde des modèles de genre, de la parentalité et de la citoyenneté. Cette transition n’est pas forcément le fruit d’une imposition néocoloniale de normes françaises, elle est la résultante de la circulation, à l’échelle globale, de nouveaux modèles portés par les médias, notamment sociaux, et de l’accès à la mobilité sociale et géographique. Que des résistances culturelles s’y manifestent dans une partie de la population est une réaction classique face à la crainte de la dilution de l’identité locale dans la globalisation.
48 Le point majeur reste la qualité de l’accompagnement des familles en difficultés, qui souvent sont économiques avant d’être culturelles. Or, cet accompagnement doit à la fois pouvoir reposer sur une vision sociologique du changement social, de la culture et de la famille, mais aussi sur une connaissance psychologique fine de l’histoire et des configurations individuelles. En effet, les personnels devraient pouvoir proposer du sur-mesure pour être efficaces et réfléchir à l’injonction à « réintroduire du père » systématiquement. Cela ne peut se faire sans donner des moyens conséquents aux travailleurs sociaux et à tous les professionnels de la famille et de la cohésion sociale : avoir suffisamment de ressources humaines, qualifiées et rémunérées correctement, de moyens matériels, d’équipements, de temps, et surtout de formations continues pour accompagner l’évolution professionnelle de ces femmes et hommes engagés dans des situations professionnelles douloureuses et souvent déconcertantes.
49 Ainsi, la réussite des politiques publiques tient plus aux moyens alloués à la protection de la jeunesse, de la famille et à la citoyenneté, qu’aux résistances culturelles. En leur sein, la lutte contre toutes les inégalités et pour plus de justice sociale reste le principe majeur et plus que jamais incontournable.
Notes
- [1]Stéphanie MULOT, « Je suis la mère, je suis le père ! » : l’énigme matrifocale. Relations familiales et rapports de sexe en Guadeloupe, Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, ÉHESS, 2000.
- [2]
- [3]Stéphanie MULOT, Sally STAINIER, La coparentalité entre diglossie, discordance et créolisation des normes familiales en Guadeloupe, Rapport d’étude pour la Cnaf, 2022.
- [4]Édit du Roi de 1685 légiférant sur les devoirs des maîtres et les droits des esclaves (et vice-versa), qui stipule que les esclaves n’ont pas droit de propriété ni de filiation sur leurs enfants, qui appartiennent aux maîtres des mères.
- [5]Stéphanie MULOT, « Je suis la mère, je suis le père !, op. cit. ; Elsa DORLIN, Myriam PARRIS « Genre, esclavage et racisme : la fabrication de la virilité », Contretemps, n° 16, 2006, pp. 96-105 ; Françoise GUILLEMAUT, « Genre et post-colonialisme en Guadeloupe », Revue Asylon(s), n° 11, 2013, www.reseau-terra.eu/article1280.html#21
- [6]Myriam COTTIAS, « De l’esclave à la femme “potomitan” : mariage et citoyenneté dans les Antilles françaises (XVIIe-XIXe) », in Lucien ABENON, Danielle BEGOT, Jean-Pierre SAINTON (dir.), Construire l’histoire antillaise. Mélanges offerts à Jacques Adélaïde-Merlande, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, coll. « CTHS-Histoire », 2002, pp. 319-334.
- [7]Arlette GAUTIER, Les sœurs de Solitude. Les femmes esclaves aux Antilles françaises, Pur, 2010 (1re éd. : 1985) ; Stéphanie MULOT, « Je suis la mère, je suis le père !, op.cit. ; Raymond BOUTIN, Vivre ensemble en Guadeloupe – 1848-1946 : un siècle de construction, Matoury, Ibis Rouge Éditions, 2009.
- [8]Stéphanie MULOT, « La matrifocalité caribéenne n’est pas un mirage créole », L’Homme, n° 207-208, 2013, pp. 159-191.
- [9]Raymond BOUTIN, Vivre ensemble en Guadeloupe, op. cit.
- [10]Stéphanie MULOT, « Redevenir un homme en contexte antillais post-esclavagiste et matrifocal », Autrepart, n° 49 (La fabrique des identités sexuelles), 2009, pp. 117-136.
- [11]Voir les enquêtes sur la sexualité ou le VIH en Guadeloupe : Sandrine HALFEN, Nathalie LYDIE, Les habitants des Antilles et de la Guyane face au VIH/SIDA et a d’autres risques sexuels, La documentation française, 2014.
- [12]Stéphanie MULOT, Sally STAINIER, La coparentalité entre diglossie…, op. cit.
- [13]Insee Guadeloupe, 2017, Familles de Guadeloupe, St-Barthélémy, St-Martin : en pleine évolution, Dossier n° 13 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/2845639/ga_ind_13.pdf
- [14]Dany DUCCOSSON L’impossible oubli. Onze questions autour du lien social aux Antilles, Éditions du crépuscule, 2021.
- [15]Fritz GRACCHUS, Les lieux de la mère dans les sociétés afro-américaines. Pour une généalogie du concept de matrifocalité, Éditions caribéennes et Centre antillais de recherches et d’études, 1980 ; Jacques ANDRÉ, L’inceste focal dans la famille noire antillaise. Crimes, conflits, structure, Puf, 1987 ; Stéphanie MULOT, « Je suis la mère, je suis le père !... », op. cit.
- [16]Sabine LAMOUR, Entre imaginaire et histoire : une approche matérialiste du poto-mitan en Haïti. Thèse de doctorat (sociologie), Université Paris 8 Vincenne-Saint-Denis, 2017 ; Nadine LEFAUCHEUR, « Situations monoparentales à la Martinique et idéal sacrificiel du potomitan », Revue des politiques sociales et familiales, n° 127, 2018, pp. 23-35.
- [17]Ary GORDIEN, Nationalisme, race et ethnicité en Guadeloupe : constructions identitaires ambivalentes en situation de dépendance, Thèse de doctorat (ethnologie), Université Sorbonne-Paris-Cité, 2015 ; Stéphanie MULOT, « Peut-on être guadeloupéenne, potomitan et féministe ? », Recherches Féministes, n° 34, vol. 2, pp. 123-148, 2021 ; Soizic BROHAN, La femme politique paradoxale. Étude comparative sur la représentation des femmes dans les assemblées politiques en Guadeloupe et en Jamaïque depuis 1944, Thèse de doctorat (science politique), Université de Bordeaux et Sciences Po Bordeaux, 2019.
- [18]Natacha GAGNE, Stéphanie GUYON, Benoît TREPIED, « Cultures à la barre. Regards croisés sur la justice civile outre mer », Ethnologie française, vol. 48, n° 1, 2018, pp. 15-26.
- [19]Arlette GAUTIER, « Le long chemin vers l’égalité des droits sociaux pour tous les Français », Informations sociales, n° 186, 2014, pp. 70-77.
- [20]Stéphanie MULOT, Sally STAINIER, La coparentalité entre diglossie…, op. cit.
- [21]Mouvement social Lyannaj Kont Pwofitasyon qui a paralysé l’île au début de 2009. Les craintes ont été vaines, puisque l’île a de nouveau été bloquée en novembre 2021 à la suite de la crise sanitaire.
- [22]Anne-Marie DEVREUX, « Autorité parentale et parentalité. Droits des pères et obligations des mères ? », Dialogue, n° 165, vol. 3, 2004, pp. 57-68.
- [23]
- [24]Dany DUCCOSSON L’impossible oubli..., op. cit.