1L’ouvrage dirigé par Michel Boutanquoi et Carl Lacharité reprend les interventions d’un colloque réalisé à Besançon en juin 2017 sur la question de la vulnérabilité et ses rapports à la protection de l’enfance. Les quatorze chapitres sont rassemblés en deux parties. La première, « Penser la vulnérabilité », développe l’analyse des perspectives théoriques divergentes à partir desquelles s’est élaborée la notion de vulnérabilité. La seconde, « Penser la vulnérabilité dans les recherches en protection de l’enfance », fait le point sur les pratiques concernant une grande diversité de pays (France, Québec, République tchèque, Italie, Espagne, Portugal...) et touchant à de multiples aspects de la protection de l’enfance. Elle revient, elle aussi, sur les différentes façons de concevoir la vulnérabilité, car non seulement celles-ci ne sont pas univoques, mais elles renvoient à des positionnements éthiques, politiques et pratiques différents.
2Partant du constat que le fonctionnement de l’institution de protection de l’enfance dans les pays occidentaux s’avère insatisfaisant au regard des objectifs affichés dans tous ces pays, les 37 chercheurs participant à cet ouvrage s’attachent à problématiser la question de la vulnérabilité, en montrant, d’une part, que l’approche qui reste dominante de cette notion ne permet pas de véritablement prendre en compte le vécu des familles et des enfants qui en bénéficient et, d’autre part, qu’une autre approche, d’inspiration écologique et participative est possible, et semble, pour la plupart des auteurs, mieux adaptée aux objectifs de protection.
3L’optique dominante encore aujourd’hui allie les notions de vulnérabilité, populations à risque, défaillances parentales et politiques d’aide à visée éducative. Cette optique correspond à ce que les directeurs de l’ouvrage appellent la vulnérabilité problématique, à la suite de Marie Garrau [1], qui distingue celle-ci d’une vulnérabilité fondamentale, qui est le lot de tous les êtres humains, particulièrement durant la petite enfance. C’est cette période qu’évoquent Delphine Vennat, Rose-Angélique Belot et Denis Mellier, dans leur contribution sur les effets du « défaut d’étayage familial dans l’immédiat post-partum ». Elle rappelle l’importance de la notion de care, de prendre soin, qui s’applique à tous dès la naissance, et pas seulement à ceux qui s’avèrent les plus vulnérables, compte tenu de l’accumulation des « handicaps sociaux », des « facteurs de risque » ou des « vulnérabilités », qui ne font qu’exprimer la place qu’ils occupent dans les rapports sociaux (aux niveaux professionnel, économique, éducatif, culturel, politique) et son effet sur leurs conditions de vie.
4Cette distinction éclaire tout l’ouvrage, dont le fil directeur semble être l’élargissement de la notion de vulnérabilité au-delà des seuls « désaffiliés » ou « exclus », ces publics privilégiés de la protection de l’enfance. Il ne s’agit plus alors seulement de se pencher sur le sort des « assistés », mais de montrer comment ceux-ci participent d’une précarisation qui les sur-vulnérabilise en quelque sorte, l’important devenant de les soutenir en intervenant à leur côté pour qu’ils puissent se ré-approprier leur trajectoire, sur la base de la sollicitation de leurs ressources et de leurs compétences. On ne peut s’empêcher de constater la convergence de cette position avec l’élaboration initiale des Réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents (Reaap) en France en 1999, exprimée au travers de leur charte, prenant le contrepied d’une vision néolibérale sur-responsabilisant les parents au regard de leurs difficultés éducatives.
5Un certain nombre d’interventions abordent alors comment les différentes politiques nationales, traditionnellement centrées sur la vulnérabilité des précaires, sont aujourd’hui interpellées par ces interrogations, alors même qu’elles constatent leurs limites et leurs imperfections. Certaines, comme celle de Lenka Sulova sur la République tchèque, restent assez descriptives au regard de situations complexes et assez mal connues, d’autres présentent les alternatives possibles étudiées dans des pays voisins, comme l’Italie avec le Programme d’intervention pour prévenir l’institutionnalisation (Pippi, Paola Milani, Ombretta Zanon et Marco Ius) montrant l’écart des discours et représentations des professionnels de terrain – centrés classiquement sur les parents et leurs rapports aux institutions, et celles des chercheurs – plus centrés sur l’impact des conditions de vie et de milieu sur les situations. S’y exprime toute la distance entre les nouveaux positionnements théoriques, élargissant l’angle d’approche, et les habitudes institutionnalisées de prise en compte psychologisante des situations. Cette approche rejoint celle de Vicky Lafantaisie, Annie Bérubé et Stéphanie Millette-Brisebois sur la « définition des situations de négligence à l’intérieur de l’institution de la protection de la jeunesse » au Québec, et celle de Maria Angels Balsells Bailon, Nuria Fuentes-Peláez, Aida Urrea Monclus, Ainoa Mateos-Inchaurrondo dans leur intervention sur « La réunification familiale : un défi pour l’action socio-éducative avec les familles » en Espagne et au Portugal. Elles montrent, dans des contextes différents, l’impact de la structuration institutionnelle sur les pratiques et représentations des intervenants. L’optique experte traditionnelle individualise les problèmes en reportant l’entière responsabilité sur les parents et donnant aux professionnels une position d’expertise qui exclut leur participation. L’approche écologique et systémique prend le contrepied, en développant une visée participative, offrant aux parents la possibilité de co-construire les réponses, et obtient des résultats probants sur leur implication. La nécessité s’affirme alors de créer des espaces dans les institutions pour pouvoir modifier leur positionnement et collaborer avec les parents, et de travailler en parallèle sur les représentations des professionnels, pour les inciter à faire évoluer leurs pratiques.
6C’est un peu à la même conclusion qu’arrive Gilles Séraphin dans sa contribution sur « Vulnérabilité ou danger ? Lorsqu’une analyse écosystémique des situations de négligence en protection de l’enfance révèle les limites du système français de protection de l’enfance ». Très technique et documentée, cette intervention de l’ex-directeur de l’Observatoire national de la protection de l’enfance, met en perspective le fonctionnement français et la pesanteur de ses habitudes d’appréhension de la question du danger au regard de la seule autorité parentale et des pratiques induites chez les professionnels, au détriment de la prise en compte des facteurs environnementaux, de milieu et de situation, que propose l’approche écologique. S’y trouvent relativisés les apports des lois de 2007 et 2016 visant à réformer le système, dans la mesure où elles conservent comme référence centrale l’autorité parentale, alors que les institutions, les représentations et les pratiques restent positionnées sur une représentation traditionnelle de leur intervention.
7Ainsi, si pour quasiment l’ensemble des participants, l’approche éco-systémique et participative semble susceptible d’apporter une avancée considérable en matière de protection de l’enfance, les obstacles à sa reconnaissance et à sa généralisation apparaissent encore des plus importants dans tous les pays, malgré une implantation significative dans certains, comme le Québec. L’approfondissement de la réflexion, en lien avec le questionnement éthique, se révèle à cet égard nécessaire, ainsi qu’y insistent Fred Poché dans sa réflexion sur « Éducation et vulnérabilité », et Tristan Milot et Naïma Hamrouni dans une intervention stimulante sur « L’éthique de la vulnérabilité ordinaire et les théories sur les traumas : deux approches convergentes pour repenser les pratiques », qui analysent les raisons pour lesquelles les institutions d’aide sont insécurisantes pour leurs publics, à partir d’une approche universaliste de la vulnérabilité.
8L’ouvrage peut embrayer alors sur une partie analysant les dynamiques interactionnelles et d’accompagnement et leurs effets positifs possibles. Maryse Bournel-Bosson, Dominique Ansel et Michel Boutanquoi évoquent la construction nécessaire d’une interaction professionnels-parents pour que le soutien soit possible, alors même que l’institution ne peut agir sur l’environnement et doit travailler sur le subjectif à la base de son projet d’intervention. Claire Ganne et Nathalie Thiery montrent l’intérêt du nouveau dispositif des centres parentaux, accueillant depuis dix ans des couples de parents et leurs enfants de moins de trois ans. Pour ces jeunes parents, se situant tous dans la sphère de vulnérabilité théorisée par Robert Castel comme intermédiaire entre l’intégration et la désaffiliation, les effets de parentalisation sont importants mais varient selon les situations, en lien notamment avec les critères de vulnérabilité présents. De la même façon, Chantal Lavergne, Sarah Dufour, Rosita Vargas Diaz et Gary St-Jean montrent, à propos des « familles immigrantes recevant des services de la protection de la jeunesse » au Québec, l’importance de l’impact de l’immigration sur les familles et le cumul de vulnérabilités qu’elle produit, impliquant la nécessité pour l’institution de se réformer dans le sens d’une meilleure collaboration entre services pour faire en sorte qu’une intégration satisfaisante se réalise. Peut alors être mieux comprise la complexité des parcours en protection de l’enfance et de la jeunesse. Deux interventions s’attachent à mette en évidence à quel point il est difficile de les penser et d’y déceler tous les facteurs entremêlés de vulnérabilité qui les caractérisent. Michel Boutanquoi montre avec finesse à quel point il est difficile pour l’institution de prendre en compte l’histoire de l’enfant, car « l’écoute n’est pas seulement une attention au discours d’autrui, elle est acceptation que ce discours puisse transformer sa propre énonciation de la situation », et, par là, les réponses qui peuvent lui être adressées. Séverine Euillet, Juliette Halifax, Nadège Séverac et Pierre Moisset, quant à eux, s’attachent à analyser l’entrelacement des vulnérabilités sociales et sanitaires dans les parcours. Leur recherche montre la difficulté pour l’institution de la prise en charge de la santé des enfants et adolescents placés, touchant aussi bien l’absence de suivi que le manque de coordination, et la prise en compte des rapports à l’environnement et à l’histoire de l’enfant. Cependant, là comme dans la plupart des pays concernés, se mettent en place – bien qu’avec difficulté – de nouvelles perspectives, qui prennent en compte le contexte écologique, la participation des parents et des enfants, dans une approche plus systémique.
9La conclusion peut alors déboucher sur l’importance de la participation de tous, et notamment des familles, à l’élaboration des réponses, au-delà d’une position d’expertise que la confrontation remet en cause, aussi bien pour les professionnels que pour les chercheurs. Dès lors, il n’est pas sans pertinence de conclure que « la confrontation entre savoirs scientifiques et savoirs expérientiels relève sans doute de l’acceptation d’une certaine vulnérabilité en tant que chercheurs ».
Notes
- [1]Marie GARRAU, Politiques de la vulnérabilité, CNRS éditions, 2018.