CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les questions relatives à l’accompagnement de ceux qui sont en fin de vie ou atteints de maladies graves et chroniques, tout autant que les réflexions qui s’intéressent à l’entourage qui leur est nécessaire, sont le plus souvent abordées sous un angle moral (ou éthique, si l’on préfère) ou bien avec un regard technique, le plus souvent médical ou psychologique [1].

2Le livre d’Hélène Viennet, psychologue et psychanalyste qui travaille depuis longtemps auprès des malades et de ceux qui les accompagnent, traverse ces questions d’une toute autre façon, que l’on pourrait dire nouvelle. Nouvelle parce qu’elle est à proprement parler « clinique », et que la clinique est toujours nouvelle et déborde toujours toutes les théories morales, médicales ou psychologiques qui tentent de la saisir ou de la contenir. C’est dire qu’Hélène Viennet déplie toutes les composantes de cet accompagnement, sans s’attacher plus spécifiquement à l’une d’entre elles plutôt qu’à une autre. Son livre est nourri de l’attention qu’elle porte depuis des années aux malades en fin de vie et à leur entourage, aux dimensions sociologiques, philosophiques, esthétiques, émotionnelles ou narratives autant qu’aux aspects plus symptomatiques et psychologiques de ces situations souvent tragiques. Il faut affirmer ici que la clinique est toujours multi-dimensionnelle et que l’exposé clinique est la seule façon d’avancer en vérité dans la compréhension et dans la connaissance. C’est le premier hommage qu’il faut rendre à ce livre qui est d’abord un « récit loyal des circonstances » [2] et des situations dans lesquelles se retrouvent ceux qu’il convient aujourd’hui d’appeler les aidants, qu’ils soient ou non des professionnels [3]. Dès lors, plutôt qu’une « approche psychique des émotions des accompagnants et des soignants » comme il est indiqué sur la couverture de l’ouvrage, c’est une approche sensible qui nous est proposée tant l’auteure s’approche, toute sensibilité dehors, de ceux et celles qu’elle écoute, nous faisant incidemment comprendre que c’est comme cela qu’il convient de s’en approcher.

3« Écouter est mon métier », écrit Hélène Viennet, en même temps qu’elle nous fait sentir combien cette position est engagée : « Je soutiens de tout mon corps et de mon écoute attentive le temps et le lieu d’un tissage indispensable entre les différents protagonistes concernés dans ces épreuves » (p. 19). De tout son corps, donc, Hélène Viennet écoute, et elle écoute le temps des corps douloureux qui s’écoule dans les espaces plus ou moins accueillants où ils séjournent, que ce soit à la maison, en établissement ou à l’hôpital. Elle écoute les professionnels qui tentent de les soulager de leurs souffrances comme elle écoute aussi les proches qui s’exposent, au quotidien, dans un accompagnement aussi aimant qu’éprouvant. C’est cela le cœur et le corps de ce livre écrit « au lit » du malade.

4Mais écouter, c’est aussi dire ce qu’on a entendu à celui qu’on écoute, et c’est pourquoi ce livre s’adresse aux soignants sans doute, mais tout autant à tous ceux qui entourent un malade dans les gestes du quotidien. On mesure le travail qu’il aura fallu à l’auteure pour rassembler ses pensées et nous donner accès avec des mots simples à ce qu’elle a recueilli. En un sens, l’exercice est presque d’enseignement, mais d’un enseignement dominé par le respect, l’amour agapè des grecs, de ses patients, qu’ils soient les malades eux-mêmes, les proches aidants qui les suivent ou les soignants.

5Qu’apprend-on alors qu’on ne connaissait pas auparavant ? Rien de plus et rien de moins que ce que l’on savait ou devinait intuitivement des épreuves auxquelles confrontent la maladie et l’approche de la mort. La force du livre est de donner place à ces intuitions et de leur donner une assise partageable.

6Hélène Viennet est une personne engagée dans son travail autant que dans la pensée de son travail, et plus encore, dans la pensée de ce qui se pense dans les gestes et les mots de tous ceux qui travaillent et accompagnent les grands malades. Penser les pensées qui viennent, les mouvements d’amour comme ceux de rejet, la tendresse et le dégoût, l’élan et l’abattement. De tout cela elle nous parle posément :

7« L’entrée de la maladie, du handicap ou de la démence dans une famille est parfois brutale » (p. 18), nous rappelle-t-elle au début de son livre, et nous sommes ainsi introduits à la nécessité de conjuguer cette brutalité avec le temps qui passe, le temps à venir et le temps du passé. Il convient de trouver à « laisser vagabonder l’esprit, accueillir ce que toutes les turbulences provoquent ». Cet appel à la rêverie est constant dans l’ouvrage et ce serait au fond la seule prescription qu’on pourrait y repérer au lieu même où chacun cherche à trouver la bonne attitude : « L’espace de la rêverie s’éveille dans la rencontre, là où la maîtrise s’estompe. »

8Tous les « prêt-à-penser » psychologiques sont écartés, sans être méprisés pour autant, car Hélène Viennet sait qu’ils peuvent être utiles à certains moments. Mais au fond, ils ne servent pas à grand-chose, ces mots de la « bienveillance », cette reconnaissance superficielle des « aidants », ou ces procédures normées d’« annonce » de la maladie : « C’est un mythe de penser qu’il y aurait une bonne manière idéale d’annoncer, d’entrer en relation, de dire, de soulager, d’accompagner. Si la question se pose de savoir que dire et comment le dire, c’est déjà un bon signe, celui d’un scrupule, celui d’une prudence » (p. 22).

9Alors, on le sait bien, les difficultés peuvent être immenses de tous côtés : « Tiraillé entre le désir d’être gentil pour être bien soigné et celui de continuer à être reconnu comme un sujet, le malade peut devenir plus brusque et manifester des mouvements d’humeur jusqu’alors contenus » (p. 69). Et à propos d’un malade, l’auteure relate : « Toute sa haine contre son corps malade, sa non-maîtrise et son besoin des autres, toute sa haine contre l’apitoiement et la commisération déployée autour de lui, tout ce qui le rabaissait et le réduisait à son corps dépendant a pu s’énoncer et se vider comme une poche de pus » (p. 77). Quand le champ relationnel ne se trouve pas envahi d’émotions ou saturé de ressentis violents, agressifs et destructeurs, c’est bien souvent la fatigue ou l’épuisement, la grande solitude des aidants qui répondent à cela.

10Entrelaçant souvent les mots mêmes de ceux qui lui parlent avec ses propres réflexions, Hélène Viennet nous fait comprendre qu’« aller psychiquement mieux » dans de telles situations est « une aventure risquée », car « le repli sur soi », pour terrible qu’il soit « apparaît souvent comme un premier refuge » (p. 121).

11C’est ici qu’elle en appelle à la rêverie et à la poésie comme lieux d’un possible répit. Celui-ci est parfois rendu possible par la simple attention à la parole des uns et des autres dont elle témoigne. Par ce concept de rêverie, elle entend avec Gaston Bachelard qu’elle cite, non pas un « vide d’esprit » mais « le don d’une heure qui connaît la plénitude de l’âme » [4]. Et quelques pages plus loin, parvenue à la conclusion de son ouvrage, Hélène Viennet nous offre quelques vers de Rainer Maria Rilke que je me permets de reproduire dans cette note :

12Le grand poète interroge « d’une voix angoissée » :

13« Qui donc, si je criais, m’écouterait dans les ordres des anges ? »[5]

14Question à laquelle Hélène Viennet nous indique que Rilke semble répondre quelques années plus tard « avec une joie étonnée et reconnaissante » :

15« Ce soir mon cœur fait chanter

16Des anges qui se souviennent »[6]

17Comment Hélène Viennet nous a-t-elle emmenés jusqu’à un tel sommet ?

18Il convient peut-être à ce moment de reprendre la lecture de son livre à son début et de considérer, comme a pu l’écrire récemment un collègue [7], que « chaque page de ce livre peut devenir l’occasion d’une méditation individuelle ou collective ».

Notes

  • [1]
    À l’exception notable des articles d’Isabelle Marin publiés dans la Revue Esprit et rassemblés dans un livre rare : Allez donc mourir ailleurs !, Buchet-Chastel, 2004.
  • [2]
    L’expression est empruntée à Michel Serres.
  • [3]
    Un chapitre fort bienvenu vient d’ailleurs critiquer cette notion d’« aidants » : le mot qui permet une certaine reconnaissance est aussi en lui-même porteur du risque de « réduire le statut des proches à une fonction », pointe Hélène VIENNET qui précise que « s’il y a de l’« aidant », c’est qu’il y eut ou qu’il y a de l’« aimant » (p. 45).
  • [4]
    Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Puf, coll : « Quadrige », 2004, pp. 54-55 (cité par l’auteure).
  • [5]
    Rainer Maria Rilke, première élégie, in Élégies de Duino, Allia, 2018, p. 11 (cité par l’auteure).
  • [6]
    Rainer Maria Rilke, premiers poèmes, in Vergers, Poésie Gallimard, 1978, p. 17 (cité par l’auteure).
  • [7]
    Voir la remarquable recension d’Alain Deniau disponible sur le site du Cercle Freudien, www.cerclefreudien.org
Thierry de Rochegonde
psychanalyste en cabinet (membre du Cercle Freudien) et psychologue en hôpital de jour de psychiatrie adulte. Il est également membre du Comité de protection des personnes dans la recherche biomédicale Île-de-France I (Cochin -Hôtel-Dieu). Il travaille sur les questions de l’encadrement éthique de la recherche biomédicale, sur la place des familles, des patients, et des soignants dans les dispositifs de psychiatrie de secteur, et s’intéresse à l’avenir de la psychanalyse en France.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/06/2021
https://doi.org/10.3917/rf.018.0094
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