CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La diversification des modes de vie en couple, caractéristique des sociétés contemporaines, s’accompagne nécessairement d’une forme « d’incertitude » : on n’est pas sûr de la durée du couple, ni des formes qu’il prendra. C’est précisément cette dimension « incertaine » qui constitue le cœur de l’ouvrage dirigé par Gérard Neyrand, : Faire couple aujourd’hui, une entreprise incertaine : tensions et paradoxes du couple moderne.

2Cette publication collective fait suite à une journée d’étude du même nom (Journée Regards, Ramonville-Saint-Agne, 5 juin 2018), qui présentait la particularité de réunir à la fois des chercheur·ses en sciences sociales et des praticien·nes de terrain. On retrouve ici une des spécificités des travaux de Gérard Neyrand, spécialiste des évolutions de la parentalité et de la conjugalité, mêlant à la fois les approches sociologiques et psychologiques. Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, ce dernier entend accorder une place importante à l’étude des tensions et des paradoxes spécifiques au couple contemporain.

3Ces derniers sont ainsi explorés autour de trois axes. Le premier axe (regroupant 3 contributions) vise à étudier la remise en cause des caractéristiques du couple traditionnel à l’époque « hypermoderne ». Le second axe (regroupant 3 contributions) traite des nouveaux modes de rencontre et de mise en couple. Le troisième axe enfin, vise à interroger l’importance accordée aux sentiments dans la vie conjugale contemporaine. Ces trois axes sont précédés d’un premier chapitre, rédigé par Gérard Neyrand, qui permet de contextualiser le livre et apporte des éléments de définition au terme « d’hypermodernité ».

4Dans ce premier chapitre, Gérard Neyrand situe le développement de la notion d’hypermodernité à partir des années 1970. Elle se caractériserait par l’extension des logiques néolibérales aux domaines intimes, poussant à la maximisation de la satisfaction dans le couple lui-même. Dans ce contexte, le couple apparaitrait – plus qu’aux autres époques – comme le principal support de la réalisation personnelle. Cette situation donnerait au couple contemporain l’une de ses caractéristiques saillantes : être pris en étau entre les injonctions à la réalisation personnelle et les nécessités de compromis rattachées à la vie de couple.

5Le second chapitre, ouvrant le premier axe du livre, est rédigé par Isabelle Tamian, et s’appuie également sur cette opposition entre incitations à l’autonomie et nécessité de « faire couple ». Elle propose ainsi une actualisation des approches freudiennes du couple : les injonctions récentes à l’individualité entreraient en confrontation avec la tentation de se fondre dans le couple pour y retrouver l’enfance. Cette tension serait particulièrement visible à quatre moments typiques de la vie du couple : sa constitution (où chacun croit retrouver l’enfance dans le couple), sa réalisation (où la quête de l’enfance est concrétisée par l’arrivée d’un enfant), son moment de maturité (où l’on renonce à l’enfance imaginaire en reconnaissant l’individualité de l’enfant) et son ouverture (le couple peut de nouveau rejouer le rapport à l’enfance).

6Le troisième chapitre de Marie-Carmen Garcia montre comment cette tension est caractéristique du recours aux relations extraconjugales. Prolongeant en partie les analyses de François de Singly [1], elle constate que les personnes justifient leurs relations extraconjugales par une « crise de soi » : les amant·es, se sentant « piégé·es » par le cadre coercitif du couple, chercheraient dans ces relations un lieu « à part ». Cette crise surviendrait particulièrement au « milieu de vie », c’est-à-dire à un moment où les individus sont installés (et enfermés) professionnellement et conjugalement. De ce fait, ces amours clandestins peuvent devenir des lieux d’expérimentation « d’autres choses » à un moment où l’identité sociale des individus semble finir de s’enfermer dans des cadres particulièrement restrictifs.

7Le quatrième chapitre, rédigé par Abdelhafid Hammouche, montre l’évolution de cette tension dans la constitution des couples de primo-migrants [2] et de leurs enfants depuis les années 1960. Au début de cette période, le modèle de mariage dominant dans ces groupes est celui du mariage planifié par les parents. Au cours des années 1970 et 1980, ce modèle s’infléchit, dans un premier temps vers une forme de négociation avec les parents, les enfants orientant la décision parmi les options qui leur sont proposées, puis, à partir des années 1980, vers le modèle du choix individuel. Ces transformations doivent selon lui surtout se comprendre comme découlant d’une évolution du projet migratoire : lorsque qu’il est pensé comme temporaire, les pratiques du groupe d’origine continuent d’exercer leur influence au-delà des frontières. Mais lorsqu’il se mute en « provisoire qui dure », cette influence diminue et ouvre la porte aux modes de mise en couple de la société d’accueil.

8La conclusion de ce chapitre permet ainsi d’effectuer une transition vers la seconde partie de l’ouvrage, focalisée sur le renouvellement des modes de mise en couple. Elle est ouverte par le chapitre de Pascal Lardellier, consacré au développement des plateformes numériques de rencontre. Selon ce dernier, ces dernières sont caractérisées par trois tendances qui s’inscrivent dans la durée : la technicisation (ces services proposent de plus en plus de fonctionnalités pour attirer les utilisateurs), la psychologisation (la mise en avant de tests psychologiques supposés garantir l’efficacité du service) et la segmentation (qui correspond aux ciblages de population particulières). Ces tendances découleraient de l’importation d’une logique néolibérale dans le domaine de la rencontre, les utilisateurs se tournant vers ces plateformes par une volonté de rationalisation : elles feraient économiser du temps (en facilitant la rencontre), de l’argent (en limitant les sorties payantes) et de l’investissement émotionnel (en diminuant la perte de face en cas de refus).

9Le chapitre suivant, proposé par Béate Collet, présente le cas des mariages franco-étrangers, analysés sous le prisme de la « mixité conjugale ». En effet, elle souligne qu’au-delà de leur unité juridique apparente, ces mariages cachent une pluralité de configurations ethnoculturelles, sociales et de genre qui ne les exposent pas aux mêmes contraintes – notamment juridiques – pour établir leur couple en France. Elle dresse ainsi une typologie de quatre profils de mariages franco-étrangers en fonction des modalités de leur rencontre, et leurs conséquences sur la relation : les couples mixtes rencontrés en France ou en Europe (exposés à peu de contraintes légales), les couples de la mondialisation (nécessitant souvent un mariage à l’étranger pour permettre la constitution de la relation), les stratégies migratoires en vue de mariage (plus explicitement motivées par un projet migratoire, et impliquant des attentes plus clairement formulées), et les couples transnationaux endogames (entre un·e conjoint·e naturalisé·e français·e ou enfant de migrant·es et un·e partenaire issue de la même communauté d’origine).

10Le dernier chapitre de cette deuxième partie, rédigée par Emmanuel Gratton traite des transformations de la conjugalité gay et lesbienne. Selon lui, nous assistons à un croisement historique particulier qui voit le couple homosexuel s’institutionnaliser au moment où le couple hétérosexuel connaît le chemin inverse. Cette institutionnalisation se caractériserait par des différences de genre marquées : outre le fait que les couples de femmes recourent davantage que les couples d’hommes à des formes légales de reconnaissance de leur union (le mariage en particulier, qui constitue une étape obligatoire pour l’adoption), elles conçoivent davantage le projet parental comme un projet conjugal que les couples d’hommes, le voyant plutôt comme un projet individuel. De ce fait, Emmanuel Gratton avance une conclusion « osée » mais intéressante : les différences entre les couples hétéro et homosexuels tendraient à s’estomper, le rapport à la parentalité étant surtout modulé par des différences de genre.

11La troisième partie, composée de 2 chapitres, s’ouvre avec la contribution de Emmanuelle Santelli sur les conceptions de l’amour chez les jeunes de moins de 35 ans. Elle avance la nécessité de distinguer l’amour en un sens général de l’amour conjugal, impliquant nécessairement ce qu’elle appelle une composante réalisatrice : l’impression de pouvoir se réaliser dans la relation avec le partenaire. Emmanuelle Santelli dresse ainsi trois idéaux-type de couple, se caractérisant par des conceptions particulières de cette composante : 1) le couple qui permet de se réaliser ensemble, qui touche des individus plutôt jeunes, accédant à l’indépendance familiale par le couple, et privilégiant le partage permanent d’activités communes, 2) le couple avec qui on se réalise, qui touche des individus plus âgés, en début de carrière professionnelle, valorisant le couple comme l’une des sphères les plus importantes de leur vie mais ne devant pas écraser les espaces personnels de chacun·e, 3) le couple qui permet de se réaliser soi, touchant plutôt les étudiant·es et les professions intermédiaires, pour qui le couple constitue une sphère très positive de la vie, mais pas davantage que les autres.

12Le dernier chapitre de cette partie et de l’ouvrage, rédigé par Daniel Coum, s’inscrit dans une approche freudienne du couple et de la parentalité : le couple y est également décrit comme la quête impossible du retour aux premiers liens familiaux. Cette contribution dédie cependant une part importante de son développement aux conséquences sur l’enfant de cette lecture du couple. L’amour parental comme forme de substitut à l’amour conjugal finirait par écraser l’enfant jusqu’à l’adolescence, où il/elle chercherait dans les « premières amours » à revivre une forme d’amour parental respectant son individualité.

13Comme dans tout ouvrage collectif, la diversité des contributions constitue à la fois l’un des principaux intérêts du volume comme l’une de ses principales « limites ». La pluralité des thématiques abordées offre ainsi un panorama très riche des différentes formes contemporaines du couple. Le parti pris central du livre – croiser des articles de chercheur·ses en sciences sociales et de praticien·nes – est original. Enfin, le projet éditorial du volume (notamment la place accordée au concept « d’hypermodernité ») n’écrase pas la particularité des contributions individuelles. Chacun de ces points positifs présente son versant négatif. Les sociologues éprouveront probablement des réticences face aux contributions psychanalytiques de l’ouvrage [3]. La tendance qu’on peut y lire – peut-être à tort – à projeter sur un nombre considérable de comportements la question de la relation aux parents est susceptible d’apparaitre pour ces dernier·es comme une forme d’essentialisation de la famille nucléaire et hétérosexuelle [4], négligeant la construction des attentes et des pratiques conjugales à travers d’autres relations (familiales ou non).

14Enfin, les degrés de liberté offerts par le projet éditorial peuvent « laisser sur sa faim » quant à la définition du concept « d’hypermodernité », et le volume n’est, de ce fait, pas « auto-suffisant » pour s’approprier ce concept (on renvoie ici bien sûr à l’ensemble de la bibliographie de Gérard Neyrand). Or, cette notion occupe une place prépondérante dans la structure générale du volume, son introduction, son premier chapitre et sa conclusion. Si le premier chapitre définit le couple hypermoderne comme « appartenant à la seconde modernité familiale qui débute dans les années 1970, et qui se caractérise par l’expansion sans fin des médias et du numérique » (p. 18), le lien précis entre cette expansion et les transformations contemporaines du couple n’est pas traité de manière explicite.

15De même, certains éléments de définition semblent contredits par les contributions individuelles. Par exemple, Gérard Neyrand avance notamment que les années 1970 constituent le moment bascule où « la formation d’un couple, officialisé par le mariage, n’est [...] plus nécessaire pour avoir des relations sexuelles » (p. 25). Or, la contribution de Marie-Carmen Garcia débute en rappelant que les relations extraconjugales étaient courantes et acceptées dans la bourgeoisie du xxe siècle.

16Si ce type d’incertitudes découle probablement des contraintes de taille inhérentes à ce type de volume, ce dernier aurait de ce point de vue pu bénéficier d’une contribution d’historien·ne.s. En l’état, on peut être amené à se demander si certaines descriptions des périodes précédant « l’hypermodernité » ne simplifient pas à l’excès des sociétés aussi complexes que la nôtre, et dans lesquelles les formes conjugales présentaient certainement leurs propres formes de tensions et de contradictions.

Notes

  • [1]
    François de Singly, Le soi, le couple et la famille, Armand Colin, 2016[1996].
  • [2]
    Dans cet article, il s’agit principalement d’immigration depuis le Maghreb, et plus spécifiquement l’Algérie.
  • [3]
    Pour lesquelles, en conséquence de notre positionnement disciplinaire, nous n’avons probablement pas réussi à souligner toute la richesse.
  • [4]
    Il faut mettre au crédit d’Isabelle Tamian de préciser que sa contribution est soumise à ce type de biais, car dépendante de sa pratique clinique, « à savoir le couple hétérosexuel traditionnel » (p. 53).
Victor Coutolleau
doctorant en sociologie à Sorbonne Université et au sein du Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (Gemass -UMR 8598). Il mène actuellement une thèse sur la gestion des déceptions amoureuses en fonction du genre et de l’orientation sexuelle, sous la direction de Beate Collet. Ses intérêts de recherche portent principalement sur les croisements entre études de genre et sociologie des émotions.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/06/2021
https://doi.org/10.3917/rf.018.0090
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