CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Cet ouvrage coordonné par Françoise Hurstel, professeure émérite de psychologie et psychopathologie cliniques et psychanalyste, est le fruit de plusieurs années de partage d’expériences professionnelles auprès de femmes souhaitant avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. Écrire un ouvrage sur cette thématique, toujours sensible un demi-siècle après les lois Neuwirth et Veil, nécessite un véritable engagement politique et éthique. Toutefois, les autrices, de métiers différents – médecins gynécologues, sage-femme, psychologues – souhaitent se décaler de l’infructueuse opposition « pour ou contre » et montrer aux lecteurs les réalités complexes recouvertes par les demandes d’IVG.

2Mentionnons aussi que si ce livre est l’œuvre de femmes, cliniciennes résolument au côté des patientes, il dépasse les enjeux féministes en se situant au plus près des grandes questions de notre condition humaine (vie, mort, origine, droits humains). Les textes qui le composent, apportent une contribution importante à celles et ceux, « simples » citoyen.ne.s, professionnel.le.s des champs médico-sociaux et éducatifs, et bien entendu décideur.e.s en politiques, désireux.euses de comprendre ce qui peut amener une femme, un couple, à prendre la décision d’interrompre une grossesse.

3Les rencontres faites par ces professionnelles leur ont enseigné qu’une demande d’IVG n’est jamais anodine, ni pour la femme qui la formule, ni pour son partenaire, ni pour les professionnels médicaux qui la mettent en œuvre ; elles rappellent que cet acte médical n’est pas à banaliser. Écrit à plusieurs voix, l’ouvrage nous ouvre les portes des consultations hospitalières et permet ainsi de repérer comment leurs interventions professionnelles sont le fruit d’un travail d’élaboration en équipe pluridisciplinaire visant à prendre appui sur la diversité de leurs apports respectifs pour accompagner au mieux les femmes et les couples qui les consultent et donner sens à la démarche d’IVG. Il apparaît alors que les modalités de travail mises en œuvre relèvent d’une éthique qui vise à contextualiser et à analyser au cas par cas toute demande adressée à l’équipe médicale : « Chaque professionnel accueille la personne avec son projecteur particulier, en fonction du métier auquel la personne l’identifie. Chacun reçoit ainsi un éclairage différent, mais c’est l’utilisation de tous ces projecteurs qui viendra donner sens à la démarche d’IVG, et pour la personne, et pour l’équipe qui la reçoit. »

4L’ouvrage ne nous propose pas un savoir sur l’IVG mais permet de nous rendre sensibles aux événements de vie de celles et ceux qui sont amenés à demander de mettre fin à une grossesse. D’emblée l’interruption volontaire de grossesse est dépliée dans ses différentes dimensions : contingentes (économiques, sanitaires et sociales), familiales et conjugales, philosophiques et religieuses... Elle n’est pas réduite à l’acte lui-même mais réinsérée dans une trajectoire de vie avec son réseau de significations. Les situations cliniques constituent la trame de ce recueil, car « il faut en parler et surtout les écouter », comme le sous-titre du livre le propose. Ces extraits de vies nous introduisent à la variété des situations et des parcours : ceux d’adolescentes, de femmes victimes de violences, de femmes désignées comme « récidivistes » car ce n’est pas leur première IVG, de femmes enceintes après un parcours d’assistance médicale à la procréation... Le lecteur découvre que s’intéresser à la demande d’IVG est une manière d’approcher les enjeux complexes à l’œuvre dans toute grossesse : la sexualité, la maternité, le couple, le féminin, la contraception, la stérilité, le deuil, la parentalité, l’adolescence...

5L’ouvrage nous amène alors à penser que les interruptions volontaires de grossesse ne sont pas des accidents, ni des erreurs, encore moins des fautes mais un des destins de la sexualité humaine. Faut-il rappeler que les IVG ne sont pas apparues avec la médecine moderne qui a « seulement » permis de sauver la vie de nombreuses femmes et de soulager leurs familles en rendant cette pratique plus sûre ? « Le passé des Françaises, c’est le présent des Irlandaises, des Maltaises, des Polonaises qui appartiennent pourtant à la Communauté (Union) européenne, c’est aussi le présent des Africaines dont 10 000, estime-t-on, subissent chaque jour un avortement à haut risque. Selon l’évaluation la plus basse, 80 000 femmes meurent chaque année dans le monde d’un avortement clandestin. » Du point de vue sociétal, les IVG s’inscrivent bien dans une lignée démocratique qui reconnaît enfin aux femmes le droit de disposer de leur corps. Cependant, les débats et jugements de valeur qu’elles suscitent sont aussi révélateurs d’autres attentes contemporaines : en effet le droit des femmes à disposer de leur corps glisse trop souvent vers une obligation à le contrôler, notamment en étant responsable de sa fécondité. « La véritable liberté de la contraception n’est-elle pas de s’en saisir avec son histoire et donc avec cette liberté, aussi, de ne pas la prendre, de l’oublier ? » nous demandent les autrices.

6Si, du point de vue légal, l’IVG ouvre aux femmes la possibilité de choisir de poursuivre ou non une grossesse, une écoute clinique au plus près de leur vécu permet d’entendre qu’il s’agit plutôt pour elles de prendre une décision qui s’avère la plupart du temps difficile, car liée à l’existence de sentiments complexes et en partie inconscients. Les situations cliniques présentées illustrent qu’au-delà des motifs conscients, toute demande d’avortement constitue un moment de crise existentielle qui s’inscrit dans une histoire conjugale, familiale et sociale tout à fait singulière : « Une femme ayant fait le choix d’interrompre une grossesse n’est pas une femme qui serait “inconsciente”, mais une femme qui, la plupart du temps, a mûrement réfléchi sa demande et en connaît la teneur. » Ainsi pour ces professionnelles, l’IVG se situe du côté de la vie à condition de permettre à chaque femme de saisir la problématique qui l’a conduite à se trouver dans cette situation, ouvrir une avancée et éviter les impasses des répétitions.

7On l’aura compris, défendre le droit des femmes de ne pas mettre un enfant au monde n’implique pas de minimiser le recours à une IVG et conduit les autrices à proposer des pistes d’amélioration de la prévention. Au fil des textes, le lecteur comprend que, si la prévention se déploie d’abord dans l’accueil personnalisé de chaque femme afin de lui permettre de se saisir de ce qui lui arrive, il en va de même lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre des actions auprès d’adolescents : « Toute prévention des risques liés à la sexualité chez les adolescents passe par une reconnaissance de leur sexualité, par un contact humain respectueux, compétent et sincère. » Chacune d’elles étant engagée dans différents dispositifs de prévention qui ne se limitent pas à une énumération de techniques contraceptives à destination des adolescent.es, leurs réflexions sont construites à partir de ces rencontres de terrain qui visent un partage d’expériences et d’écoute. Elles nous livrent à ce propos, en fin d’ouvrage, un guideline servant de support au travail qu’elles accomplissent. L’essentiel des contributions est consacré aux femmes qui ne souhaitent ou ne peuvent poursuivre leur grossesse. Toutefois les autrices sont également soucieuses du vécu des conjoints, ou partenaires sexuels de ces femmes, et s’interrogent sur la place qui peut leur être faite : « Est-il possible de proposer aux hommes une réelle et entière écoute, dans un lieu qui a pour objectif premier l’accompagnement des femmes parce que ce sont elles qui portent la grossesse ? » Sans pour autant remettre en question le droit des femmes, elles leur ont ouvert un espace de parole que nombre d’entre eux ont saisi pour approcher la manière dont eux-mêmes se trouvaient impliqués lors de cet événement.

8Si la dimension clinique constitue le cœur de cet ouvrage, il nous donne également à voir comment ces professionnelles mobilisent le cadre médico-légal et sa temporalité pour accueillir les demandes d’IVG de manière éthique. La deuxième partie de l’ouvrage porte sur les ressentis des soignants amenés à pratiquer des IVG et tente de rendre compte des difficultés rencontrées. Là encore les exemples montrent l’importance de créer des lieux d’échanges pluridisciplinaires pour que l’acte médical s’inscrive dans une histoire de vie et que les soignants ne se sentent pas instrumentalisés, réduits « à vider des utérus ».

9L’ouvrage ne pouvait s’achever sans ouvrir une réflexion sur la clause de conscience, que peuvent invoquer les praticiens pour refuser de réaliser une IVG, alors qu’il y a une diminution inquiétante du nombre de services IVG (8 % ont fermé en France en 10 ans) compliquant la possibilité pour de nombreuses femmes d’exercer leur droit dans les délais légaux. Totalement légal, le recours à la clause de conscience contribue paradoxalement à faire primer les droits d’un être potentiel (le fœtus) sur les droits légaux de la femme qui le porte. Faire jouer la clause de conscience consiste à mettre en scène un conflit psychique entre une obligation légale et des enjeux subjectifs propres à chaque professionnel. Notons que ces enjeux personnels ne sont pas absents lors de l’élaboration des textes légaux (OMS, Code pénal, Code de la santé...), les autrices relèvent d’ailleurs que, si le droit à l’objection de conscience existe en France pour tous les actes médicaux, il n’est formellement souligné que dans ceux qui touchent à la reproduction humaine (stérilisation à visée contraceptive, IVG, recherche sur des embryons humains ou sur des cellules souches embryonnaires). À n’en pas douter, des questions éthiques et juridiques sont encore à mettre au travail, pour l’heure ces cliniciennes s’attellent à les interroger à chaque fois qu’elles se présentent au détour des situations cliniques.

10L’intérêt de cet ouvrage, que nous recommandons, est de rendre compte des enjeux cliniques, sociaux et éthiques à l’œuvre dans les interruptions volontaires de grossesse. Organisé en chapitres thématiques, il engage notre réflexion autour de présentations cliniques suivies de commentaires interprétatifs et de nombreuses références documentaires.

Anne Thevenot
psychologue clinicienne, est professeur des Universités en psychologie clinique à l’Université de Strasbourg (EA 3071 : Subjectivité, lien social et modernité). Ses recherches mettent l’accent sur l’articulation étroite entre les déterminants psychiques qui façonnent, pour chaque individu, son rapport au corps et son lien à l’autre, et les contextes sociaux et culturels dans lesquels il évolue. La visée est d’éclairer, au regard des bouleversements individuels et collectifs qui jalonnent un parcours de vie, les formes actuelles de certaines constructions et souffrances subjectives. Quelques publications récentes : « “Que du bonheur ???...!”, Une expérience novatrice d’accompagnement groupal en périnatalité », Research in Psychoanalysis, 2019 ; « De l’assistante maternelle à l’assistant familial : des effets de la professionnalisation sur les pratiques des accueillants d’enfants en France », EFG, 2017 ; « La famille éternelle, une construction sociale », La pensée, 2016. Une part de ses recherches actuelles porte sur les enjeux psychiques à l’œuvre chez les victimes de violences conjugales. En collaboration avec Claire Metz, elles ont notamment publié « Women subjected to domestic violence : the impossibility of separation », Psychoanalytical Psychology ; 2018 ; « Violences conjugales : L’énigme du lien aux racines de l’infantile », Topique ; 2018 ; « Les violences dans le couple au risque d’en mourir : paroles de femmes », Annales médicopsychologiques, 2017 ; « Le lien mère-enfant à l’épreuve des violences conjugales », Cliniques Méditerranéennes, 2015.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/06/2021
https://doi.org/10.3917/rf.018.0114
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