1Dans cet ouvrage, l’historienne Véronique Blanchard nous invite à prendre la mesure du contrôle social, essentiellement centré sur leur sexualité, pesant sur les femmes au milieu du xxe siècle. En portant le regard sur la manière dont la délinquance des filles est définie et traitée par les acteurs socio-politiques, elle fait émerger trois catégories d’adolescentes délinquantes : les voleuses, les vagabondes et les vicieuses. Cette terminologie, empruntée aux expertises judiciaires et médicosociales constituant le matériau de son analyse, met en évidence à travers les actes qui leur sont imputés les comportements socialement acceptables.
2Comme tout bon travail historique, celui-ci a l’intérêt de nous proposer un regard distancé sur nos propres grilles de lecture. Sa visée est de nous permettre d’interroger nos catégories de pensées et de repérer comment celles-ci restent imprégnées, souvent à notre insu, de valeurs du passé. La période choisie est à plusieurs titres intéressante : il s’agit de la France d’après-guerre, celle des décennies 1950-60, la France de la Libération après des années d’occupation mais aussi celle d’une libéralisation des mœurs, tout au moins dans certains milieux artistiques et intellectuels, notamment parisiens. Cette période se caractérise aussi par la mise en place d’une justice pour les mineurs dont l’objectif est de privilégier la voie éducative à la voie punitive. La guerre et ses bouleversements ont accru la délinquance juvénile. La société se doit de travailler à la réinsertion de ces adolescents. L’ouvrage présente de manière claire les principales visées de ces dispositifs juridiques dont l’un des piliers est l’ordonnance de 1945 instituant un juge unique, le juge des enfants, pour assurer si nécessaire les mesures de protection et celles d’éducation auxquelles tout mineur a droit.
3Le choix de cette période d’étude s’inscrit aussi, bien sûr, dans le parcours professionnel de l’auteure. Nourrie des rencontres et des questionnements qui ont jalonné son expérience d’éducatrice à la Protection judiciaire de la jeunesse, institution issue de l’ordonnance de 1945, Véronique Blanchard a souhaité comprendre les évolutions de son métier, en particulier concernant la délinquance des filles, en décryptant « la place faite aux femmes dans les tribunaux, les institutions et la société depuis 1945 ». Pour ce faire, elle a analysé les archives du tribunal de la Seine en dépouillant minutieusement 150 dossiers individuels qui retracent les parcours d’adolescentes à travers leurs prises en charge institutionnelles. La richesse des documents établis pour les magistrats – constitués de multiples expertises, jugements, courriers, témoignages – est souvent en lien avec la longue durée des suivis (de quelques mois à cinq ans). Cet ouvrage, condensé d’une recherche doctorale étayée par de nombreuses références documentaires, a le mérite de mettre en lumière des oubliées de l’histoire, des invisibles, ici quadruplement invisibles parce que femmes, pauvres, mineures et considérées comme délinquantes. Critères qui, jusqu’il y a peu, accordaient peu de valeur à leur parole, voire à leur existence. Il est en effet saisissant de constater à la lecture des extraits présentés par la chercheure combien ces jeunes filles ne sont pas écoutées ni entendues par celles et ceux qui sont censés les protéger. Notons également que, pour la justice et la société de cette époque, le placement des jeunes filles en « centre éducatif » semble la mesure de protection privilégiée, placement vécu par les jeunes filles, souvent à juste titre, comme un emprisonnement. L’étude des dossiers met ainsi en évidence que le type et la gravité des transgressions commises par les jeunes filles ne sont pas des éléments prédominants dans les mesures éducatives décidées par les juges. Qu’il s’agisse d’une re-mise sous l’autorité de leur père, parfois de leur mari, ou d’un placement en centre de charité (majoritairement des congrégations religieuses comme le Bon pasteur), ces mesures éducatives sont guidées par la nécessité de protéger les jeunes filles du risque qu’elles encourent dans leur milieu familial et/ou social. Ces représentations sociales de la mauvaise fille ne se bornent pas à ternir sa réputation ; elles autorisent parents et magistrats à les contraindre à la réclusion afin de ne pas mettre en péril leur destin d’épouse et de mère. Toutefois, Véronique Blanchard repère que, paradoxalement, la durée des placements de ces jeunes filles en centre éducatif est souvent beaucoup plus longue que celle envisagée par le code pénal pour le même type d’infraction. Ainsi, le fait de bénéficier d’une mesure de protection entame plus sévèrement leurs droits. Si l’ordonnance de 1945 permet en effet au juge des enfants de privilégier la protection à la répression, on peut cependant s’interroger lorsque, dans les faits, la protection s’avère plus contraignante que la sanction.
4Au fil des dossiers, Véronique Blanchard repère qu’une crainte est omniprésente derrière l’ensemble des propos tenus sur ces jeunes filles suivies par les services judiciaires, celle de l’exercice d’une sexualité hors des valeurs morales sinon religieuses. Les décisions de placement ou de liberté surveillée viseraient donc à « protéger » les jeunes filles de l’exercice de leur sexualité afin de préserver un ordre social encore construit sur l’institution familiale. En effet, la chercheure repère que quels que soient les motifs conduisant la jeune fille devant le magistrat, les dossiers mettent en évidence des inquiétudes systématiques sur leurs relations sexuelles, justifiées par le risque des mauvaises fréquentations conduisant à la prostitution. Notons cependant une « étonnante » absence de réactivité pour sanctionner les auteurs lorsque les enquêtes révèlent l’existence de violences sexuelles intrafamiliales : s’agit-il encore de préserver l’ordre social ou ces faits sont-ils impensables ? Les éléments recueillis dans les dossiers ne permettent, semble-t-il, pas de trancher. Toujours est-il que la parole des jeunes filles face à celles de leur père, mère ou compagnon n’a pas grand poids.
5En effet, si l’étude de ces dossiers met en évidence la valeur prépondérante du mariage et de la maternité à l’œuvre dans le souci constant de réguler la sexualité des filles, elle montre aussi à quel point les femmes semblent toujours envisagées comme des incapables au sens juridique du terme, tant leur parole semble peu digne d’attention. Au nom de leurs savoirs experts, magistrats, travailleuses sociales, médecins et psychiatres s’accordent pour parler à leur place. Derrière les catégories proposées par Véronique Blanchard, se dessinent en fait deux figures féminines celle de la victime incapable de discernement et son revers, la perverse dominée par ses pulsions. Essentialisation de leur faiblesse de caractère et pathologisation de leurs « débordements » comportementaux, c’est peut-être en cela, plus que par leur moindre nombre, que la « délinquance » des filles se distingue de celle des garçons. La lecture d’extraits de rapports médicaux ou juridiques scellant de manière lapidaire la destinée de ces jeunes filles révèle combien la manifestation de la corporéité, notamment sexuelle, des femmes effraie. Tolérée voire valorisée chez les garçons, l’expression de leur désir de liberté de mouvement, de jouir de leur corps et des plaisirs de la vie est perçue comme le signe de leur dangerosité et autorise leur surveillance ou leur enfermement.
6Orientée par le désir de comprendre ce qui peut conduire à considérer des adolescentes comme des mauvaises filles, hier comme aujourd’hui, Véronique Blanchard rend visible la construction de certaines normes de genre. Son travail permet également de percevoir les zones laissées dans l’ombre par les professionnels de l’enfance, en particulier l’absence d’interrogations sur les conditions sociales et familiales dans lesquelles ces jeunes filles sont amenées à vivre. Si l’analyse des dossiers montre que la majorité de ces jeunes filles sont issues du prolétariat, qu’elles ont connu des conditions de vie précaires, certaines ayant été maltraitées et abusées au sein de leur milieu familial, ces éléments ne sont pas reconnus comme facteurs de risques. Ils figurent plutôt comme éléments à charge, illustrant leur déliquescence morale et celle de leurs parents. Si la lecture de cet ouvrage est fortement recommandée aux acteurs des champs juridiques et médico-sociaux, nous invitons toute personne désireuse de découvrir à travers les histoires de ces jeunes filles et leur traitement judiciaire, la prégnance des normes de genre à l’œuvre dans la marge d’appréciation laissée au magistrat dans l’application de la loi.