CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Reconnus comme autonomes et responsables, les membres du couple sont aujourd’hui incités – plus que contraints – à s’organiser quand il s’agit de se séparer. En France comme au Québec, on se sépare beaucoup et l’air du temps oriente vers l’évitement des procédures longues et intrusives.

2Dans cet ouvrage riche et documenté, Émilie Biland montre comment dans la période contemporaine les séparations se gouvernent et sont gouvernées en comparant la construction nationale des inégalités privées. Ce gouvernement est libéral du fait qu’il repose sur une morale individualiste et une hybridation des interventions publiques et privées. Adossées sur l’esprit d’un « marché », en fonction de leurs besoins, les personnes séparées doivent pouvoir avoir le choix du mode de séparation. Aux étals de ce marché, la clientèle oriente sa préférence vers des avocat.e.s plus ou moins onéreux, des procédures accélérées ou lentes. Toutefois, les personnes séparées n’ont pas tou.te.s les mêmes ressources et l’auteure montre comment la libéralisation des séparations recompose les inégalités de classe et de genre face à la Justice. Il s’agit alors d’« interroger, au-delà du design des politiques publiques, leurs incidences sur les populations » (p. 226).

3L’ouvrage s’organise en cinq parties. La première s’intéresse à l’ordre judiciaire contemporain et aux inégalités afférentes. S’ensuivent trois chapitres où se développent au plus près des individus concernés les enjeux en termes de professions (chapitre 2), en termes d’interactions entre professionnels et personnes séparées (chapitre 3), et enfin, les différenciations des modes de vie que revêt le principe de co-parentalité (chapitre 4). Le dernier chapitre ouvre une réflexion sur « genre et politique » inscrite dans les deux contextes nationaux et permet d’en rendre visible les spécificités.

4Le terrain d’enquête bi-national (France et Québec) s’appuie sur trois séries d’enquêtes collectives de 2011 à 2016. Il croise des matériaux quantitatifs (données judiciaires) et qualitatifs (écrits judiciaires, observations ethnographiques d’audiences et de rendez-vous entre avocat.e.s et client.e.s et entretiens avec des professionnel.le.s du droit). Avec une ambition critique visant à mettre en exergue les inégalités, le travail se situe à l’intersection des recherches féministes, d’une sociologie du droit et des politiques publiques. Émilie Biland privilégie une approche intersectionnelle qui lui permet de lire les effets de l’action publique sur les séparations conjugales en termes de rapport sociaux de classe, de genre et d’origine ethnique (revendiquée ou assignée).

5Les dispositifs juridiques en matière de droit de la famille dans les deux contextes présentent des points communs : distinction des couples mariés et non-mariés (pour ces derniers, seules les questions afférentes aux enfants intéressent la justice familiale), compétence donnée à des tribunaux généralistes, important volume d’affaires et volonté « d’alléger » les procédures judiciaires. La nature des allégements se distingue cependant de plusieurs manières. La déjudiciarisation est plus importante au Québec et des alternatives se sont développées depuis longtemps. Les procès en divorce ont diminué de 72 % entre 1981 et 2011. En France, le nombre de nouvelles affaires a augmenté de plus de 20 % entre 2004 et 2016. Les procédures et le rôle des juges sont aussi différents. Une justice « hors cours » s’est installée au Québec, alors que la situation française « témoigne de la judiciarisation pour toutes et tous, fondée sur la réduction du nombre et de la durée des audiences » (p. 40). Quand les juges aux affaires familiales traitent près de 900 affaires annuelles en France, les juges québécois de la Cour supérieur rendent en moyenne 170 décisions. Le mouvement de rationalisation du traitement des séparations conjugales s’est porté en France sur les audiences des juges alors qu’au Québec, l’attention est portée à sa périphérie. Le modèle français du juge pour toutes et tous connaît cependant trois dispositions récentes qui le remettent en question. La première, entrée en vigueur en 2017, permet aux juges aux affaires familiales d’homologuer des conventions parentales sans audition pour des couples non ou plus mariés. La deuxième vise la déjudiciarisation du divorce par consentement mutuel. La dernière enfin, généralisée en 2018, est afférente aux pensions alimentaires sous réserve d’accord entre les parents et ouvre aux Caisses d’allocations familiales la possibilité de rendre cet accord exécutoire et de l’intégrer pour les prestations sociales. En cela, Émilie Biland montre parfaitement combien les deux systèmes tendent de plus en plus à se rapprocher.

6Trois parcours de gestion des séparations se dessinent au Québec. Chacun correspond à un groupe social singulier. Du côté des classes populaires, les bureaux d’aide juridique (BAJ) sont incontournables. Ils comptent un volume de dossiers considérables par avocat (près de trois fois plus que dans les bureaux privés à Montréal) et les professionnel.le.s sont majoritairement des femmes (68 % en 2018). Les bénéficiaires sont aussi principalement des femmes (7 client.e.s sur 10) et des personnes issues des fractions les plus précarisées des classes populaires. Ils et elles sont peu nombreux.ses à aller jusqu’au procès. La procédure apparaît comme réservée à celles et ceux dont l’accumulation des difficultés conduit à des déviances parentales défavorables à l’intérêt de l’enfant. La judiciarisation devient dès lors nécessaire pour encadrer les pratiques familiales et protéger les enfants. À l’autre extrémité de l’échelle sociale, chez les big money people, la représentation de chaque membre du couple par un.e avocat.e privé.e est généralisée et sont également sollicités d’autres professionnel.le.s (psychologues et spécialiste du développement personnel). Les procès sont longs et coûteux pour que chacun.e puisse défendre son propre intérêt. « Pour judiciariser sa séparation, il faut pouvoir se le permettre » (p. 51). Dans l’entre-deux, les classes intermédiaires ont plutôt tendance à se saisir de la médiation, peu coûteuse et visant un règlement non conflictuel des situations. « Les membres des classes supérieures recourent à des professionnel.les du privé, qu’ils choisissent et rémunèrent eux-mêmes tout en parvenant à susciter la plus grande attention de la part des juges. Ceux des classes populaires sont cantonnés du côté du public – ou du privé rémunérés sur fonds publics – tant juridique que social. » (p. 219) En découle un encadrement à deux vitesses qui se mesure dans l’épaisseur des dossiers, dans le temps accordé à l’écoute des membres de la famille, dans l’intervention ou l’absence des juges. Dans le marché de l’offre en matière de séparation, certains sont plus habiles pour se repérer et trouver l’offre la plus à même d’accompagner leurs intérêts en favorisant les personnes qui en maîtrisent les rouages ou celles qui sont les mieux conseillées.

7L’ouvrage montre avec des descriptions précises les décalages sociaux liés aux attentes des uns et aux pratiques des autres. « La construction professionnelle de la respectabilité corporelle et émotionnelle, en plus d’être éminemment genrée (agressivité des hommes contre décolletés et pleurs des femmes) a une assise sociale marquée. » (p. 111) L’attention portée par l’enquête aux comportements en audience, aux interactions et aux discours des professionnel.le.s apportent une connaissance fine de l’écart – qui se mesure en termes de fossé – s’agissant des classes populaires et des professionnel.le.s du droit. Du côté des classes supérieures, une forme de connivence dans les interactions démontre une maîtrise des codes attendus « entre dominant.e.s ». Dans le face à face avec les professionnel.le.s du droit, la parole occupe un rôle essentiel. Son maniement donne un avantage aux femmes des classes populaires sur leur ex-compagnon alors que tactiquement il devient une ressource à préserver pour les hommes des classes supérieures où il s’agit d’en dire le moins possible sur ses revenus ou de déléguer la prise de parole aux avocat.e.s. L’intérêt de l’enfant se mue dans la norme de coparentalité. L’entente entre les parents est le gage de cette coparentalité et repose sur des ressources inégales en termes de logements et en termes d’activité dans et hors le foyer, avant et après la séparation. Ainsi, dans les classes supérieures, les couples bi-actifs vont pouvoir faire la part belle à cette nouvelle norme tandis que du côté des classes populaires, la séparation reproduit les inégalités en termes de rôles parentaux qui la précédaient (p. 222). L’égalité formelle, sur le plan juridique, entre hommes et femmes ne met pas un terme aux inégalités sexuées liées aux rôles parentaux. « Au Québec, la dimension pratique de la norme de coparentalité est plus affirmée, y compris en ce qui concerne les transferts financiers entre parents. Les femmes québécoises des classes moyennes et supérieures peuvent espérer que l’obligation alimentaire soit davantage respectée que les mères françaises. » (p. 174) Une « justice de genre » vise à promouvoir les intérêts économiques des femmes au Québec. Ceux-ci se trouvent appuyés par une politique familiale qui vise la redistribution des ressources et principalement le versement de la pension alimentaire avec une « primauté des créances privées sur les aides publiques » (p. 185). En France, jusqu’à peu, les choix politiques sont différents : l’allocation de parent isolé (API) dès 1976 en témoigne. On préfère verser des prestations aux mères plutôt que faire payer les pères et Émilie Biland constate une justice en « trompe-l’oeil » quand il s’agit d’intervenir pour recouvrer les pensions alimentaires. La comparaison France-Québec permet de se dégager d’une lecture enchantée, que ce soit d’un côté ou de l’autre. L’auteure montre que la cause des femmes est mieux représentée au Québec et qu’en conséquence la vigilance en la matière permet de mieux les défendre. Pour ce qui est des classes sociales les moins dotées, la France préserve mieux ces personnes, notamment par un système de redistribution publique plus « fort ». En cela, il n’y a pas un modèle à suivre mais la comparaison aide à comprendre comment s’articulent dans chaque contexte vie privée et politique publique. Émilie Biland signe ici une démonstration particulièrement éclairante « pour dissiper le mirage du retrait de l’état de la vie privée » (p. 22). La richesse de l’ouvrage repose aussi sur l’engagement de l’auteure sur le fond de la recherche, sur sa forme en donnant à voir l’importance des femmes dans la typographie et la syntaxe, et sur ses perspectives en termes de transformations sociales. Explorant des voies alternatives, Émilie Biland défend un principe de complémentarité entre la production d’une connaissance engagée et la lutte contre les inégalités « (...) les sciences sociales peuvent, et devraient, soutenir la capacité des individus et des collectifs à transformer leurs vies » (p. 227).

Émilie Potin
sociologue, est maîtresse de conférences à l’Université Rennes 2 et membre du Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur les innovations sociétales (LiRIS). Ses travaux s’inscrivent à l’intersection des champs de l’enfance, de la famille et de la protection sociale. Depuis 2014, elle développe des recherches sur les liens familio-numériques dans le cadre de séparations familiales. Elle a notamment coordonné le programme Pl@cement (la correspondance numérique dans les mesures de placement au titre de l’assistance éducative- 2016-2018) soutenu par la Mission de recherche Droit et Justice et par l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE). Sa thèse sur les parcours de prise en charge à l’Aide sociale à l’enfance a reçu le 1er prix scientifique de la Fondation pour l’enfance et a été publiée en 2012 : Enfants placés, déplacés, replacés. Parcours en protection de l’enfance, coll. : « Pratiques du champ social », érès. Ses publications récentes sont : avec Gaël HENAFF, Hélène TRELLU, « Quand les liens familiaux s’appuient sur les médias socionumériques : Approche sociojuridique des relations familiales au sein de la protection de l’enfance », Réseaux, n° 4, 2018, pp. 179-206 ; « Aide sociale à l’enfance : se construire comme adolescent. Deux récits, deux expériences de placement », Revue des politiques sociales et familiales, n° 125, 2017, pp. 45-56 ; avec Hélène TRELLU, « Les enjeux éthiques des pratiques numériques au sein de la protection de l’enfance », Nouvelles Pratiques Sociales, vol. 28, n° 2, 2016, pp. 89-104 ; « Circulation, échanges et mise en scène des récits d’enfants placés », Sociologie et Sociétés, vol. 48, n° 2, 2016, pp. 95-117.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/06/2021
https://doi.org/10.3917/rf.018.0106
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