1 Le second dossier de ce numéro est issu d’un colloque, organisé par l’Université de Strasbourg [1], visant à explorer les déterminants à l’œuvre dans les violences au sein du couple. Phénomène universel, « la violence conjugale est la forme la plus courante de violence subie par les femmes au niveau mondial », selon un rapport des Nations unies (2006).
2 Les violences conjugales [2], par leur ampleur et par leur gravité, alarment depuis les années 2000 (enquête Enveff) l’opinion et les pouvoirs publics. Les chiffres sont inquiétants : une femme meurt tous les trois jours sous les coups du partenaire en 2014 (un homme tous les 17 jours), 223 000 femmes sont victimes de violences conjugales graves chaque année [3]. Les autorités promeuvent et développent la mise en place de politiques de prévention, sans toutefois que l’on puisse réellement repérer une régression du phénomène en France [4]. Il apparaît donc que la prévention comme la prise en charge nécessitent un champ d’investigation complexe, largement ouvert, à la croisée de diverses disciplines.
3 S’il existe déjà de nombreux travaux étudiant le phénomène des violences conjugales, l’objectif de cette rencontre interdisciplinaire et internationale était de mobiliser l’outil d’analyse du genre pour penser les processus historiques, sociaux, subjectifs liés aux violences au sein du couple. Selon Judith Butler [5], il n’y a pas de différence de sexe anatomique ontologique qui ne soit toujours et déjà prise dans un sens institué, culturellement et historiquement défini, du genre. Lorsque le tiers des femmes de la planète ont déjà été victimes de violence physique ou sexuelle de la part d’un partenaire intime [6], comment penser les rapports de genre dans les violences conjugales ? Le corps féminin en ligne de mire dans les violences, corps exposé car corps de femme, destinataire de la violence, corps intime et corps social en même temps, conduit à chercher à comprendre comment dans une société donnée, pour le sujet lui-même et pour son partenaire, se sont mises en place la perception et la construction des corps et de leur genre et les effets de leur rencontre dans la construction du lien conjugal et de ses violences.
4 La Convention d’Istanbul [7] sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, propose d’inscrire les violences conjugales dans le contexte des violences de genre. La violence conjugale peut alors être appréhendée, s’inscrire comme la trace possible de l’organisation patriarcale des sociétés, indice des rapports sociaux de sexe entre les hommes et les femmes dans le monde. Mais si le genre et l’étude de ses effets sur les modalités d’identification subjective est à considérer de près, ils sont à penser étroitement liés à la manière dont s’est noué le lien conjugal électif présent ou passé entre les partenaires intimes et à la spécificité de leurs violences conjugales [8]. En effet, même si les conditions matérielles, juridiques, économiques peuvent être favorables pour les femmes, un fait apparaît tant dans les données statistiques de l’enquête Enveff que dans les constats des diverses institutions accueillant des femmes victimes de violences conjugales : « De très nombreuses femmes qui subissent des violences physiques et sexuelles dans leur couple ne s’en libèrent pas... et le lien avec le partenaire violent subsiste en dépit des sévices souvent majeurs. » [9]
5 Les contributions présentées dans ce recueil visent à développer une réflexion sur les femmes et les violences au sein du couple hétérosexuel en croisant les approches juridiques, sociologiques et psychologiques. Ces apports se trouvent enrichis avec des contributions sur le traitement des violences conjugales existant dans des sociétés et des contextes culturels différents.
6 La notion de vulnérabilité [10], apparue dans le droit et également dans différents champs disciplinaires des sciences humaines et sociales, se révèle devoir également être interrogée quant à ses enjeux sur sa prise en compte par la collectivité. Le droit renvoie implicitement à des catégories de personnes vulnérables, cette notion servant aux juristes à englober des situations de grande détresse, de fragilité ou parfois de difficultés à consentir et dans lesquelles des modes de protection doivent être pensés. L’analyse du dispositif législatif montre que la lutte contre les violences s’intensifie, cependant la mise en place de protections et de sanctions adaptées demeure difficile, des efforts en matière d’accompagnement des personnes en situation de vulnérabilité restent à faire. Le travail de Laura Odasso (« Des “mariages noirs’’. Les violences conjugales et le contrôle de la migration familiale en Belgique ») en témoigne : à partir d’une enquête ethnographique conduite dans la Région de Bruxelles entre 2014 et 2016, elle analyse comment la protection des femmes victimes de violences conjugales peut être mise à mal dans un contexte de mariage binational. Ici, le statut de victime et le droit à la protection qui en découle, sont remis en cause par les politiques migratoires. L’article s’intéresse aux violences conjugales et intrafamiliales subies par des femmes non européennes mariées avec un Belge. Il interroge la relation entre les dispositions légales et les pratiques institutionnelles relatives à la protection qui leur est offerte et les lois régulant l’immigration. Dans la période de « dépendance administrative » entre conjoints, la loi prévoit le maintien du titre de séjour lorsque la rupture de la vie conjugale est causée par des violences avérées. Il s’avère cependant que la loi ne protège pas toutes les femmes et impose des conditions difficiles à remplir. Les procédures et leurs temporalités, le manque de coordination entre acteurs étatiques et le différentiel de crédibilité entre la victime et l’auteur de violence s’ajoutent aux clauses légales discriminantes et affectent doublement ces femmes en détresse.
7 Au Canada, les violences conjugales [11] ont été prises en compte plus précocement qu’en France conduisant à des politiques de prévention en partie efficaces quant au dépistage et à la sensibilisation [12]. Certaines recherches au Québec [13] mettent l’accent sur l’importance des rapports de pouvoir au sein du couple. L’originalité des travaux de Marianne Chbat (« Violence des femmes : analyse des discours identitaires à l’intersection du genre, de la maternité, de la classe et de la “race’’ ») est de s’intéresser aux violences exercées par des femmes. Elle présente les résultats d’une recherche menée au Québec qui a étudié spécifiquement les discours identitaires de femmes qui exerçaient de la violence physique et psychologique envers diverses cibles. Cette contribution a l’intérêt de mettre au travail les représentations de la « vraie » femme/mère. En plus de contribuer au développement encore récent des données sur la violence féminine, ces résultats permettent de discuter du caractère fluide et variable de l’identité de genre, ainsi que des positions complexes et parfois en tension dans lesquelles se situent ces femmes et des engrenages systémiques qui les oppressent potentiellement en tant que femmes et mères.
8 Les représentations sociales et leur repérage dans les lieux de socialisation que sont les institutions scolaires sont ici abordées dans la recherche de Jean-Pierre Durif-Varembont et Patricia Mercader (« Les violences de genre à l’école, terreau des violences conjugales ? »). Les auteurs, psychologues cliniciens, s’interrogent sur l’existence d’un lien entre les violences de genre à l’école et les violences conjugales. À partir d’une étude ethnographique, sur les rapports de mixité et de violence ordinaire en collège et en lycée, ils montrent comment le système des interactions entre élèves, et entre élèves et enseignants, favorise et perpétue le contrôle social des corps sexués et des identités de genre. Les violences de genre à l’école s’inscrivent dans les mêmes rapports de domination que les violences conjugales. Les auteurs plaident pour la prise en compte de ces analogies dans les politiques de prévention des violences conjugales.
9 Le dernier texte du dossier s’intéresse aux effets psychiques à long terme d’un vécu de violence conjugale passée. Dans cette étude psychologique effectuée auprès de femmes enceintes, Cécile Bréhat et Anne Thevenot (« Traces psychiques de violences conjugales passées sur la grossesse et risque de prématurité ») ont observé que le processus de la grossesse, où il s’agit de protéger l’enfant en soi, pouvait réactiver des traces psychiques de violences conjugales anciennes. Le bouleversement corporel et psychique est ici envisagé comme une occasion de remanier son rapport à la fonction de protection de son corps. À partir d’entretiens réalisés dans le cadre d’une étude sur la construction du maternel, elles apportent des éclairages sur le nouage complexe entre expériences corporelles passées, grossesse et risque de prématurité.
Notes
-
[1]
Corps, genre et vulnérabilité. Les femmes et les violences conjugales, SULISOM (EA 3071), Université de Strasbourg, 17- 18 novembre 2017.
-
[2]
Nous reprenons ici la définition retenue en France dans les enquêtes Enveff et Virage, les violences conjugales ont lieu avec tous partenaires intimes, passés ou présents, mariés ou non, vivant ou non ensemble, dont le lien dure depuis au moins quatre mois.
-
[3]
Ministère des Familles, de l’Enfance et des Droits des Femmes, dossier de presse, Le sexisme tue aussi. 5e plan de mobilisation et de lutte contre toutes les violences faites aux femmes 2017-2019, Paris, 2016.
-
[4]
Patrick de NEUTER, « Pourquoi un homme est-il si souvent un ravage pour sa femme ? » in Marie-José GRIHOM, Michel GROLLIER (dir.), Femmes victimes de violences conjugales : Une approche clinique, Presses Universitaires de Rennes, 2012, pp. 31-42 ; Maryse JASPARD, « Au nom de l’amour : les violences dans le couple », Informations sociales, n° 144, 2007, pp. 34-44.
-
[5]
Judith BUTLER, Troubles dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, 2005, p. 167.
-
[6]
Global and regional estimates of violence against women : prevalence and health effects of intimate partner violence and nonpartner sexual violence, Rapport de l’OMS, 2013.
-
[7]
Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, 2011, https://rm.coe.int/CoERMPublicCommonSearchServices/DisplayDCTMContent?documentId=0900001680462533
-
[8]
Claire METZ, Anne THEVENOT, « Le lien mère-enfant à l’épreuve des violences conjugales », Cliniques méditerranéennes, n° 92, 2015, pp. 173-188.
-
[9]
Marie-José GRIHOM, « Pourquoi le silence. Violence et lien de couple », Dialogue, n° 208, pp. 71-83, 2015, p. 72.
-
[10]
Sandra BOEHRINGER, Estelle FERRASE, « Féminisme et vulnérabilité », Cahiers du Genre, n° 58, 2015, pp. 5-20.
-
[11]
Linda McLEOD, Andrée CADIEUX, La femme battue au Canada, un cercle vicieux, Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme, Ottawa, 1980.
-
[12]
Rémi BOIVIN, Frédéric OUELLET, « La politique d’intervention en matière de violence conjugale, dix-huit ans plus tard : Évaluation de l’impact sur le système judiciaire québécois », Service social, n° 59, vol. 2, 2013, pp. 51 – 64. https://doi. org/10.7202/1019109ar
-
[13]
Geneviève LESSARD, Lyse MONTMINY, Élisabeth LESIEUX, Catherine FLYNN, Valérie ROY, Sonia GAUTHIER, Andrée FORTIN, « Les violences conjugales, familiales et structurelles : vers une perspective intégrative des savoirs », Enfances Familles Générations, n° 22, 2015.