1 Une cinquantaine d’années après la légalisation de la contraception en France, était-il nécessaire de retracer de façon aussi minutieuse et documentée la laborieuse fabrication de la pilule contraceptive ? Oui assurément, il reste nécessaire de situer dans leur contexte cette découverte scientifique et ce progrès social et politique remis actuellement en question, pour différents motifs.
2 Cet ouvrage, paru en 2014 sous le titre The birth of the Pill est aujourd’hui accessible aux lecteurs francophones désireux de prendre la mesure de la grande révolution introduite par celle toujours désignée par un nom commun devenu son propre nom : la Pilule. Le choix des titre et sous-titre français et des photos de couverture, accrocheurs, ne valorise pas l’importante enquête documentaire effectuée par l’auteur. Celui-ci a choisi la narration pour retracer l’histoire de la conception de la première pilule contraceptive féminine, il n’en reste pas moins que cette histoire est solidement étayée par des références historiques et scientifiques. Si le style adopté n’est pas celui d’un ouvrage d’histoire scientifique, Jonathan Eig ayant fait le choix de raconter cette réalisation scientifique à la manière d’une saga à travers quatre personnages principaux, le lecteur de Recherches familiales aura compris que ce livre est néanmoins digne d’intérêt.
3 Quels sont ces quatre personnages qui, chacun à leur manière, ont permis non seulement de mettre au point une formule chimique susceptible de suspendre temporairement les capacités reproductives de femmes fertiles mais aussi de légaliser son usage ? L’histoire aurait commencé à New York en 1950, par la rencontre de Margaret Sanger, figure du féminisme qui avait notamment impulsé dès le début du XXe siècle le mouvement de planification familiale aux États-Unis, avec Gregory Goodwin Pincus, biologiste de la reproduction à la réputation contestée. L’aventure se serait poursuivie grâce au soutien financier d’une riche mécène, Katherine McCormick, et à la collaboration d’un médecin gynécologue catholique, John Rock soucieux des dures conditions de vie de ses patientes. Deux femmes et deux hommes, aux parcours personnels et professionnels différents, se sont unis avec pour objectif d’améliorer la situation des femmes au moyen d’un médicament qui stopperait l’ovulation et permettrait de réguler les naissances... et aux femmes de jouir de leur corps sans entrave.
4 La liberté dont cet ouvrage nous permet de prendre conscience n’est pas seulement celle de femmes qui peuvent choisir ou non de procréer, au moment où elles le souhaitent, mais aussi la liberté, corollaire de l’égalité des sexes, qui met fin à des siècles de patriarcat et de puritanismes religieux, chrétiens ou non, qui ensemble assignent les femmes à une place où elles sont dominées et dépendantes des hommes. Cette question demeure d’actualité.
5 Notons que si à l’époque il avait été question de permettre aux femmes de devenir « libre comme un homme », il est sûr que la pilule n’aurait pas vu le jour. Mais au milieu du XXe siècle, avec l’amélioration des conditions de vie, l’accroissement de la longévité commence à soulever la question du contrôle de la croissance de la population, en particulier celle des pays en voie de développement et les populations des quartiers pauvres, perspectives effrayantes pour les populations aisées des pays développés comme nous le rappelle l’auteur. Par ailleurs, de nombreux développements technologiques contribuent à l’émergence dans les pays occidentaux de ce que nous appelons aujourd’hui la société de consommation. De nouvelles aspirations au bonheur apparaissent – aspirations qui se trouvent parfois entravées par la nécessité de subvenir aux besoins d’une famille très nombreuse. Le contexte socio-économique de l’après guerre devenait peu à peu propice à modifier les mentalités. Néanmoins, il était encore inenvisageable d’administrer un traitement à des patientes en bonne santé dans le simple but d’améliorer leur condition de vie (p. 85).
6 Nous apprenons, par exemple, que les progrès de la compréhension fine du fonctionnement de la fertilité féminine ont été engagés grâce à une population de femmes infertiles qui consultait le Dr Rock afin de pouvoir enfin enfanter. Le traitement préconisé consistant à mettre temporairement leurs ovaires au repos, une soixantaine de femmes ont accepté d’expérimenter le traitement et permis de tester les premières molécules mises au point par la petite équipe de chercheurs dirigée par Goody Pincus. Les avancées scientifiques nécessitaient de pouvoir mettre à l’épreuve sur le corps de nombreuses femmes la formule chimique préalablement testée sur des lapines. Jonathan Eig nous révèle que si ces premières femmes n’étaient pas véritablement au courant du traitement qui leur était administré, ce n’était pas uniquement à cause des risques médicaux encourus, que ce soient les effets secondaires lourds ou les séquelles à long terme liées à l’ingestion par des femmes jeunes et en bonne santé d’un médicament pendant des années. La discrétion qui accompagnait ces essais était aussi (et surtout ?) due à la crainte des réactions des instances religieuses. En effet à cette époque, aux États-Unis, mais aussi largement partout sur la planète, la sexualité et ses enjeux étaient encore fortement régulés par des croyances religieuses. Enrayer la création de la vie revenait à s’opposer « à l’expression d’une loi divine et naturelle » comme le rappelait le pape Pie XII (p. 297).
7 L’influence de l’Église catholique aux États-Unis rendant difficile l’expérimentation de la contraception sur des populations de femmes suffisamment nombreuses, les chercheurs ont décidé de chercher à l’extérieur des frontières des femmes désireuses de mettre un frein à leur fécondité. L’île de Porto Rico leur apparut comme idéale en raison de sa proximité géographique mais surtout d’une importante crise démographique, due à un taux de natalité avoisinant les 6,8 naissances par femme en milieu rural (4,8 dans les villes). Épuisées, ces femmes, malgré les interdits religieux, avaient fréquemment recours à l’avortement et à la stérilisation pour limiter les naissances et les grossesses. Risquant ainsi leur vie, Pincus pensait qu’elles seraient vraisemblablement plus enclines à suivre ces traitements extrêmement contraignants, et espérait avoir suffisamment de volontaires pour améliorer les dosages encore incertains de ses molécules. Si Jonathan Eig ne fait pas explicitement le parallèle avec certaines pratiques pharmaceutiques contemporaines, il n’évite pas pour autant les questions déontologiques suscitées par cette discutable solution. Il nous rappelle par ailleurs la violence des propos tenus à cette même époque par des adeptes d’idéologies eugéniques.
8 En plus de 400 pages organisées en 33 chapitres, Jonathan Eig retrace à la fois les difficultés techniques, scientifiques et médicales auxquelles se heurtent les chercheurs, les violentes batailles idéologiques et les questions éthiques que la mise au point de la Pilule a posées. Pas à pas, il reprend les différentes étapes, émaillées d’espoirs et de désillusions qui ont contribué à la légalisation sur le marché américain en avril 1960 de l’Enovid, première pilule contraceptive pour les femmes, commercialisée déjà depuis trois années comme traitement contre les troubles menstruels. Le lecteur prend ainsi connaissance des nombreux combats qui se sont déroulés sur dix années et ont mobilisé l’ensemble de la société.
9 Dans cet ouvrage, l’auteur est incontestablement engagé pour faire reconnaître à sa juste valeur l’importance considérable pour les femmes et l’humanité de la découverte d’un « moyen de contraception peu onéreux, pratique et infaillible », il n’en oblitère pas pour autant les faramineux bénéfices économiques que continuent à en percevoir les entreprises pharmaceutiques. La rentabilité financière de la pilule est d’ailleurs si considérable que les industriels développent peu des recherches pour d’autres moyens de contraception, aussi fiables et moins dangereux pour la santé, mais peut-être moins lucratifs. Avec environ 8 000 comprimés par femme au cours d’une vie, les industries pharmaceutiques ont encore de beaux jours devant elles, même si aujourd’hui en France, on note une relative désaffection de la pilule par certaines femmes. La prise de conscience de risques pour la santé et de conséquences écologiques en lien avec l’ingestion prolongée d’hormones les conduisent à réexaminer la balance bénéfices/risques.
10 Par ailleurs si la limitation des naissances a souvent plus préoccupé les femmes que les hommes, la mise au point d’un contraceptif fiable et simple d’usage a paradoxalement contribué à renforcer leur responsabilité en la matière. En devenant invisible, la contraception médicale (pilule ou stérilet) relève plus que jamais du domaine des femmes : en offrant aux femmes le moyen de ne plus être assignées à la maternité, la pilule semble permettre aux hommes de se sentir peu concernés par les questions de contraception.
11 À travers cette « grande histoire de la pilule », le lecteur peut prendre la mesure des nombreux et essentiels changements qui ont traversé notre société depuis la deuxième guerre mondiale, changements qui, parce qu’ils dessinent de nouveaux rapports entre les hommes et les femmes, sont encore continuellement mis en péril. Parce qu’il se lit comme un roman, mais qu’il aborde une page récente de notre histoire, ce livre est à conseiller sans restriction aux jeunes générations de femmes et d’hommes afin de poursuivre le chemin vers l’égalité.