1 Les couples unissant deux personnes d’origine ethnique ou de religion différentes et leurs enfants, dits par la suite « couples mixtes » ou « familles mixtes », suscitent tantôt l’admiration, la curiosité ou l’animosité. Comment les conjoints de ces couples parviennent-ils à s’entendre au-delà de leurs différences ? Et comment s’y prennent-ils pour élever leurs enfants ? Les couples eux-mêmes s’y engagent souvent avec enthousiasme. Leurs projets sont néanmoins tributaires de représentations négatives, voire même de véritables préjugés. Ils affrontent aussi des obstacles juridiques et sociaux dus aux nombreuses appréhensions dont ils font l’objet.
2 Les études sur ces familles se situent à l’intersection des questions familiales et de la mobilité internationale ou plus largement des appartenances ethnoculturelles et religieuses. Elles attestent des effets de la mondialisation et de la diversité culturelle et religieuse croissante de nos sociétés sur la vie privée [1].
3 La mixité conjugale et familiale intéresse les chercheurs depuis le début du XXe siècle. D’abord aux États-Unis, où l’on étudiait comment les nouveaux migrants se fondaient dans la société américaine par le mariage [2]. De cette période date l’idée de « l’assimilation » des migrants et de leurs descendants par le biais de l’« intermarriage ». Cette hypothèse est largement remise en cause depuis, notamment par des chercheurs qui ont montré que l’assimilation n’est pas un processus global et linéaire, mais « segmenté » [3], et par diverses études quantitatives et qualitatives montrant que le lien entre mariage mixte et intégration était beaucoup plus complexe [4].
4 En France, les couples mixtes sont étudiés depuis les années 1950, d’abord dans le contexte colonial, puis en lien avec les vagues d’immigration de main-d’œuvre d’Après-guerre, et l’arrivée d’étudiants originaires des pays d’Afrique francophone [5]. De nombreux romans ont également abordé ce sujet, qu’il s’agisse des choix culturels que ces couples avaient à faire,la circoncision des garçons par exemple [6], ou de la discrimination qu’ils avaient à affronter [7]. Les études des années 1980 et jusqu’à la fin des années 1990 se sont surtout intéressées aux couples franco-maghrébins, à la fois majoritaires et suscitant curiosité et réprobation sociale [8]. Le prisme d’analyse dominant à cette époque était la différence culturelle et sa gestion dans le quotidien conjugal et familial. En même temps, l’Insee publiait annuellement des données statistiques sur les mariages mixtes, alors qu’à l’Ined, des chercheurs analysaient l’évolution du nombre de ces mariages [9]. Cette période est aussi celle du débat sur les statistiques ethniques, de l’émergence des questions liées aux lois sur l’immigration et des déclarations politiques sur les « mariages de complaisance » [10]. Malgré une législation de plus en plus restrictive vis-à-vis des couples franco-étrangers en France, les familles mixtes ont ensuite connu un certain désintérêt dans le monde académique jusqu’à la publication de l’ouvrage de Gabrielle Varro, Sociologie de la mixité [11]. Il a fallu attendre les années 2010 pour voir resurgir la thématique à nouveau, cette fois-ci avec une maturité nouvelle, avec des approches plus diversifiées et plus internationales.
5 De nombreux concepts ont émergé pour analyser ces couples et leurs enfants. Récemment, les termes de « mixedness » au Royaume-Uni [12], de « mixité » [13] dans le contexte français ou encore de « mixed race » aux États-Unis [14] sont mobilisés par les chercheurs. Quelle que soit la terminologie employée, ces unions impliquent des groupes sociaux distants aux frontières plus ou moins perméables dans des contextes sociohistoriques spécifiques où des catégories telles que nation, « race », culture, ethnicité ou encore religion contribuent à les définir. Par ailleurs, les descendants de ces unions construisent leur identité, en tenant compte notamment des groupes d’appartenance de leurs parents [15].
6 La conférence internationale que nous avons organisée en novembre 2015 témoigne d’un regain d’intérêt pour ce sujet parmi les chercheurs contemporains, notamment au sein de la jeune génération de chercheurs en sciences sociales français et étrangers [16]. Une quarantaine de communicants venant de pays européens, d’Amérique du Nord ou encore d’Israël ont discuté des recherches effectuées sur les cinq continents et ont montré la vivacité des questionnements dans ce domaine. Au cours des débats, le terme de « mixité » s’est progressivement imposépour étudier ces couples et ces familles dans leur transversalité en s’éloignant des études de cas se concentrant sur certaines configurations culturelles spécifiques. Les approches adoptées au cours de cette conférence internationale intègrent les contraintes juridiques qu’affrontent ces couples, et traitent la mixité conjugale et familiale en articulant questions ethniques et religieuses, statut social et genre. Elles s’inscrivent donc dans le champ des recherches sur« l’intersectionnalité » [17].
7 Les articles qui composent ce dossier sont issus de ces journées. Ils constituent un panorama des études qui se font actuellement dans le monde académique francophone et montrent leur diversification actuelle. Les auteurs de ces recherches proposent des analyses empiriques originales, participant ainsi du renouveau de ce champ de recherche. Ils s’inscrivent dans différentes disciplines (histoire, anthropologie ou sociologie), traitant de couples établis en France ou ailleurs, en abordant les configurations familiales dans leur complexité et en intégrant les questions de transmissions culturelles aux enfants. Ainsi, l’étude de la formation du couple s’enrichit progressivement d’interrogations sur les parcours professionnels des conjoints et leurs rôles parentaux. Si, pendant longtemps, les recherches sur la mixité se sont limitées aux pays traditionnels d’immigration, tels que les États-Unis, la France ou l’Allemagne, les résultats d’enquêtes contemporaines présentés lors de cette conférence internationale ont mis en lumière que la mixité conjugale et familiale n’est pas seulement le fruit des migrations vers les pays occidentaux, mais de la mondialisation et des multiples flux migratoires qui y sont liés. Cette tendance actuelle de la recherche est illustrée ici par l’article de Josiane Le Gall et Catherine Therrien comparant les familles mixtes au Québec et au Maroc, et par celui d’Altaïr Despres portant sur les unions mixtes à Zanzibar.
8 Le premier article (« Projets identitaires parentaux des couples mixtes au Québec et au Maroc. Similitudes et effets du contexte national ») nous est présenté par Catherine Therrien et Josiane Le Gall. Il examine les effets du contexte national sur la mixité conjugale et plus spécifiquement sur les processus de transmission identitaire aux enfants. Une telle comparaison entre deux contextes très différents (le Québec étant une société laïque et d’immigration et le Maroc un pays musulman et d’émigration) fait ressortir les différences et les similitudes des parcours de transmission des couples mixtes dans ces deux pays. Il s’avère que l’effet du contexte ne concerne pas tant les projets identitaires en tant que tels que leur déploiement. Dans les deux pays, les familles mixtes ne vivent pas leur projet familial en conformité avec le modèle social majoritaire.
9 Altaïr Despres (« ‘‘Venues pour les plages, restées pour les garçons’’. Du tourisme à l’expatriation amoureuse des femmes occidentales à Zanzibar ») aborde ensuite la rencontre et le projet conjugal mixte dans un versant très contemporain en s’intéressant à des femmes occidentales qui quittent leur lieu de vie habituel pour s’installer avec leurs conjoints à Zanzibar. Elle rappelle que les pratiques et espaces touristiques constituent aussi le cadre de rencontres amoureuses et conjugales durables. Dans cet article, la chercheure étudie les trajectoires de femmes occidentales expatriées à Zanzibar, vivant en couple avec un homme africain qu’elles ont rencontré alors qu’elles étaient en vacances dans l’archipel. L’expatriation de ces femmes doit se comprendre tant à l’aune des rétributions affectives – retrouver un conjoint – que desrétributions professionnelles – se reclasser sur le marché de l’emploi local. Les opportunités de mobilité sociale que connaissent les expatriées occidentales sur place reposent aussi sur la capacité et la volonté de leurs conjoints à s’inscrire dans des projets à contre-courant de leurs références culturelles habituelles.
10 Cet article fait apparaître un deuxième axe de recherche articulant genre et statut social. Ces deux dimensions apparaissent comme étant au cœur des relations entre occidentaux et non-occidentaux. L’article d’Asuncion Fresnoza-Flot (« Gérer la conjugalité et la pluriparentalité dans les familles « mixtes » recomposées : les stratégies d’évitement des conflits des migrantes philippines et thaïlandaises en Belgique ») vise à comprendre l’interaction entre conjugalité et pluriparentalité au sein de ces familles. Les femmes adoptent diverses stratégies pour concilier leurs vies de couple conjugal et de couple (beau-) parental : gérer leurs enfants restés au pays, définir les rôles parentaux des conjoints, et être une « bonne (belle-) mère ». Les migrantes se plient également aux rapports de pouvoir souvent asymétriques au sein de leur couple ou les négocient afin d’éviter les conflits avec leur mari.
11 Ces inégalités sociales et genrées sont aussi au cœur de l’analyse de Claire Schiff et de Ronan Hervouet (« Des épouses dominées ? Mariages transnationaux, inégalités dans le couple et parcours migratoires en France de femmes russes, biélorusses et ukrainiennes »). Ces auteurs retracent les parcours de femmes originaires de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine, arrivées en France après 1991 et vivant ou ayant vécu en couple avec des hommes français. L’étude s’intéresse explicitement à l’expérience des inégalités au sein du couple en tenant compte de l’articulation entre les trajectoires professionnelles et conjugales de ces femmes. Les auteurs montrent ainsi que les parcours sont différenciés, ne se réduisant pas à des situations monolithiques de dépendance et de domination. Les formes d’accomplissement personnel et conjugal sont relatées selon cinq modes, traduisant des configurations variées d’accommodement aux rapports sociaux de genre plus ou moins asymétriques au sein des couples : la normalisation, l’émancipation, l’ascension, l’autonomisation et le ressentiment.
12 Un troisième axe de recherche discute la mixité conjugale par rapport aux normes sociales et juridiques. Alors que Nicole Leopoldie nous montre que la perception sociale positive de l’altérité favorise la formation des unions mixtes, Laura Odasso étudie comment le droit et l’usage du droit inscrivent la mixité dans la société.
13 Nicole Leopoldie (« Désirer l’“autre” : mariages franco-américains et sociabilité transnationale au XIXe siècle ») donne une dimension historique à de récents débats sur la nature des mariages mixtes et les cultures transnationales en examinant les unions matrimoniales entre de riches héritières américaines et des aristocrates français au cours du XIXe siècle. En plaçant les émotions dans des cadres transnationaux et culturels plus larges, l’auteure souligne que ces unions ont émergé de communautés transnationales et que les interactions culturelles franco-américaines étaient accompagnées d’un « processus d’altérisation positive », favorisant des sentiments de désir envers l’autre et permettant ces rencontres conjugales.
14 Laura Odasso (« L’action des groupes militants en faveur des couples binationaux. Entre soutien humain, juridique et conscientisation ») aborde la question des normes sociales sous un autre angle : celui de l’action militante pour la défense des droits de couples mixtes dans un contexte juridique marqué par une suspicion généralisée des couples entre Européens et non-Européens. Elle présente la genèse et l’action de nouveaux acteurs qui soutiennent les couples en les invitant à participer eux-mêmes à la défense de leurs intérêts. Deux études de cas, en France et en Belgique, illustrent comment ces acteurs font preuve d’un usage critique du droit et utilisent des répertoires d’action similaires, différents de ceux des associations traditionnelles d’aide aux étrangers et à leurs familles.
15 Ainsi, ces recherches sur la mixité conjugale et familiale réinterrogent les thématiques traditionnelles du champ : la formation du couple mixte, la parentalité mixte et la perception sociale de la mixité sur de nouveaux terrains, en mettant en œuvre des approches originales qui donnent à voir les dynamiques sociales au cœur de la famille contemporaine.
Notes
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[1]
Ulrich BECK, Elisabeth BECK-GERNSHEIM, Distant Love, Cambridge, UK, Polity Press, 2014.
-
[2]
Julius DRACHSLER, Intermarriage in New York City. A Statistical Study of the Amalgamation of European Peoples, Thesis Columbia University New York, 1921.
-
[3]
Alejandro PORTES, Min ZHOU, « The new second generation: segmented assimilation and its variants », Annals of the American Academy of Political & Social Science, Issue 530, 1993, pp. 74-96.
-
[4]
Mirna SAFI, « Inter-mariage et intégration : les disparités des taux d’exogamie des immigrés en France », Population, vol. 63, n° 2, 2008, pp. 267-298 ; Miri SONG, « Is Intermarriage a Good Indicator of Integration ? » Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 35, n° 2, 2009, pp. 331-348.
-
[5]
Augustin BARBARA, Mariages sans frontières, Paris, éd. Du Centurion, 1985 ; Geneviève VINSONNEAU, La relation du couple mixte entre Noirs-africains et Françaises, Thèse de doctorat en psychologie sociale, Université Paris-Descartes, 1978.
-
[6]
Albert MEMMI, Agar, Paris, Éditions Corréa, 1955.
-
[7]
Claire ETCHERELLI, Élise ou la vraie vie, Paris, Denoël, 1967.
-
[8]
Joselyne STREIFF-FÉNART, Les couples franco-maghrébins en France, Paris, L’Harmattan, 1989 ; Beate COLLET, « Intégration et mixogamie en France et en Allemagne », in Claudine PHILIPPE, Gabrielle VARRO, Gérard NEYRAND (dir.), Liberté, Egalité, mixité... conjugales. Une sociologie du couple mixte, Paris, Anthropos, 1998, pp. 139-171 ; Catherine DELCROIX, Anne GUYAUD, Amina RAMDANE, Evangelica RODRIGUEZ, Double mixte, rencontre de deux culturels dans le mariage, 1998, Paris, L’Harmattan.
-
[9]
Michèle TRIBALAT (avec Patrick SIMON, Benoît RIANNAY), De l’immigration à l’assimilation, Paris, La Découverte, Ined, 1996.
-
[10]
Gérard NEYRAND, Marine M’SILI, Mariages mixtes et nationalité française. Les Français par mariage et leurs conjoints, Paris, L’Harmattan, 1995 ; Beate COLLET, art. cit.
-
[11]
Gabrielle VARRO, Sociologie de la mixité. De la mixité amoureuse aux mixités sociales et culturelles, Paris, Belin, 2003.
-
[12]
Rosalind EDWARDS, Ali SUKI, Caballero CHAMION, Miri SONG (dir.), International Perspectives on Racial and Ethnic Mixing and Mixedness, London, Routledge, 2012.
-
[13]
Gabrielle VARRO, 2003, op. cit. ; Beate COLLET, Claudine PHILIPPE, Gabrielle VARRO (dir.), MixitéS. Variations autour d’une notion transversale, Paris, L’Harmattan, 2008.
-
[14]
Rebecca CHIYOKO, King O’RIAIN et al. (dir.), Global Mixed Race, New York University Press, 2014.
-
[15]
Anne UNTERREINER, Enfants de couples mixtes : liens sociaux et identités, PUR, 2015.
-
[16]
« New research challenges on intermarriage and mixedness in Europe and beyond », Conférence internationale organisée à l’Université Paris-Sorbonne, les 12 et 13 novembre 2015 (GEMASS, OSC, UNAF).
-
[17]
Kimberly CRENSHAW, « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color »,Stanford Law Review, vol. 43, n° 6, 1991, pp. 1241-99.