CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En dépit des restrictions qui lui sont apportées, l’immigration familiale demeure l’un des principaux modes d’immigration légale dans un grand nombre de pays européens [1]. Protégée par les conventions internationales, notamment par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, qui pose le principe selon lequel « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale », la migration en raison des liens familiaux n’en est pas moins devenue une vive préoccupation des États européens. En France, le droit « de vivre une vie normale » pour les étrangers est érigé en principe constitutionnel en 1993 avec la promulgation de la loi du 24 août de la même année. Cette loi instaure la procédure du regroupement familial jusqu’alors régi par des décrets. Malgré la reconnaissance du droit de vivre en famille, les réformes qui se sont succédé, particulièrement dans la dernière décennie, ont considérablement complexifié les procédures relatives à l’immigration familiale, qu’il s’agisse des mariages binationaux ou des procédures de regroupement familial en tant que telles. Alors que la vie familiale fut un temps perçue comme un élément essentiel pour l’intégration des étrangers dans la société du pays d’installation, la famille immigrée, (ré) apparaît, au détour des années 2000, sous le jour d’une figure potentiellement menaçante, voire indésirable. Sur fond d’anxiétés identitaires portées haut et fort dans les débats publics et d’inquiétudes relatives à la question de la cohésion sociale, des programmes d’« intégration citoyenne »[2] se sont multipliés en Europe visant à s’assurer que les migrants – hommes et femmes – respectent les valeurs de la société dans laquelle ils s’installent et y adhèrent. En France, le Contrat d’accueil et d’intégration (CAI) destiné aux migrants et aux migrantes bénéficiaires d’un premier titre de séjour a été créé à cette fin. Outre ce contrat, des dispositions supplémentaires ont été prises exclusivement pour les personnes arrivées sur le territoire français dans le cadre de l’immigration familiale. C’est précisément à la mise en place de ces politiques publiques d’intégration que s’intéresse cet article. Dans un premier temps, on rappellera les grandes étapes de la réglementation de l’immigration familiale. Nous montrerons, ensuite, comment la famille immigrée s’est peu à peu imposée comme un problème public, à la faveur d’un changement d’appréhension des femmes de l’immigration, elles-mêmes perçues comme les principales victimes de la famille « traditionnelle ». Enfin, après avoir présenté une analyse des discours publics qui ont accompagné la mise en place du CAI et du Contrat d’accueil et d’intégration pour la famille (CAIF), nous nous intéresserons, dans la dernière partie, aux formations civiques qui, destinées à inculquer les « valeurs de la République », constituent l’un des ressorts principaux de ces contrats. Plus particulièrement, nous montrerons, à partir d’une enquête de terrain menée sur ces journées de formation [3], la difficulté de l’exercice qui consiste à transmettre des valeurs de manière formelle, notamment à travers de cours magistraux trop souvent déconnectés des expériences des individus auxquels ils s’adressent.

La réglementation de l’immigration familiale

2 La procédure de regroupement familial, reconnu par le décret du 29 avril 1976, est régulièrement présentée comme le moment fondateur de l’installation durable des familles immigrées en France. En réalité, l’immigration familiale ainsi que l’intérêt que lui porte l’État sont bien plus anciens.

L’immigration familiale saisie par la loi

3 Dès 1921, une procédure d’« introduction des familles rejoignantes », appelée également « réunion des familles », est introduite pour favoriser la stabilisation et l’enracinement de la main-d’œuvre immigrée [4]. Cet intérêt pour la famille immigrée est réaffirmé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale où se succèdent différentes circulaires qui conduisent à la mise en place d’une procédure administrative pour l’immigration familiale, procédure distincte de celle régissant l’immigration de travail [5]. La famille immigrée est considérée au travers des avantages sociaux, économiques et moraux qu’elle est censée procurer. La circulaire du 20 janvier 1947 intitulée Introduction, accueil et implantation des travailleurs étrangers et de leur famille affirme ainsi que « l’immigration des familles de travailleurs étrangers est appelée à exercer la plus heureuse influence sur la réussite des opérations d’introduction en France de la main-d’œuvre étrangère et sur l’intégration de celle-ci dans l’ensemble du corps social français »[6]. En outre, l’enracinement des familles immigrées apparaît comme une solution à la préoccupation démographique qui taraude durablement les pouvoirs publics. Ce souci démographique n’annule pas pour autant le caractère sélectif de l’immigration. Muriel Cohen rappelle à ce propos les réticences et les freins portés à l’installation des familles algériennes avant et après l’indépendance de l’Algérie, évoquant ainsi une véritable « exception » algérienne [7]. Par ailleurs, l’installation des familles européennes, jugées plus proches culturellement et plus aisément assimilables, est privilégiée au travers de mesures destinées à faciliter leur installation, comme le remboursement de leurs frais de voyage [8].

4 Jusqu’à la publication du décret de 1976, l’installation des familles est régie de manière discrétionnaire au travers de différentes circulaires qui en définissent les modalités. Si ce décret ne change pas fondamentalement les pratiques en cours, il ouvre néanmoins la possibilité de recours en cas de refus non motivé. Avec la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993, le droit d’une personne étrangère à mener une vie familiale « normale » est devenu un principe constitutionnel dont les étrangers, au même titre que les Français, peuvent se prévaloir. C’est aussi en 1993 que la procédure de regroupement familial qui organise la mise en œuvre de ce droit est introduite dans la loi [9]. Au sens strict du terme, le regroupement familial ne constitue qu’une part de l’immigration familiale, à laquelle s’ajoutent les conjoints et les familles de Français ainsi que les étrangers « dont les liens personnels et familiaux en France [...] sont tels que [leur] refuser le séjour porterait une atteinte disproportionnée à leur droit au respect de sa vie privée et familiale »[10]. La procédure de regroupement familial en tant que telle n’est réservée qu’au conjoint et aux seuls enfants issus du couple ; aucune autre forme d’union que le mariage légal n’est reconnue. Nombreux sont ceux qui dénoncent cette conception désuète, voire « archaïque »[11] et « étriquée »[12] de la famille qui contraste avec la diversification des modèles familiaux à l’œuvre dans la société française.

Immigration familiale et restriction des migrations

5 Depuis les années 2000, la tension entre le respect des droits fondamentaux et la volonté de restriction des flux migratoires se fait plus vive. Avec la loi de 2006, s’oppose à une « immigration choisie » relative aux « talents » et aux « compétences » une « immigration subie », symbolisée à la fois par les réfugiés et l’immigration familiale. Cette vision instrumentaliste de l’immigration – le choix étant corrélé aux apports et aux bénéfices – n’est pas nouvelle, mais elle n’avait pas été jusqu’alors énoncée de manière si systématique [13]. En 2003, le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, affirmait : « Le volet d’immigration légale est entièrement alimenté par des flux que nous subissons, comme le regroupement familial et les demandeurs d’asile. Je ne propose pas de revenir sur le regroupement familial, mais je dis qu’il ne s’agit pas d’une immigration choisie. » Trois ans plus tard, Thierry Mariani, rapporteur du projet de loi du 24 juillet 2006, expliquait à son tour à l’Assemblée nationale : « Plus de 100 000 étrangers se voient délivrer chaque année un titre de séjour qui leur permet de travailler. Mais au lieu de permettre de répondre aux besoins de l’économie française, cette immigration pèse au contraire négativement sur le marché de l’emploi. En effet, dans leur immense majorité, ces étrangers ont été admis au séjour pour motifs familiaux ; ils ne correspondent pas aux besoins de l’économie française. Au contraire, ils viennent gonfler le nombre de demandeurs d’emploi, ce qui explique le fort taux de chômage de la population étrangère en France. »[14] Brice Hortefeux, ministre de l’Immigration, énonce sans équivoque l’objectif du projet de loi de 2007 : réduire « la part prépondérante de l’immigration familiale et renforcer le parcours d’intégration en France des candidats au regroupement familial »[15].

6 Durant la seule période allant de 2003 à 2007, on ne trouve pas moins de trois modifications législatives relatives à l’immigration familiale allant dans le sens de sa restriction et d’un encadrement toujours plus serré [16]. Sans entrer dans le détail de ces lois, notons que, depuis 2003, la personne qui veut procéder au regroupement familial doit justifier de conditions de ressources et de logement dont l’appréciation est soumise au pouvoir discrétionnaire du préfet. Elle doit séjourner régulièrement en France depuis dix-huit mois, contre douze mois auparavant et l’accès direct du conjoint à la carte de résident est supprimé [17]. En 2006, les conditions de logement et de ressources sont rendues plus drastiques et, en 2007, le rejoignant est désormais soumis, dans son pays d’origine, à une évaluation de la connaissance de la langue française et des « valeurs de la République ». Par ailleurs, les mesures pour empêcher les mariages frauduleux entre étrangers et Français ne cessent de s’ajouter les unes aux autres, notons, par exemple, la loi de 2003 qui donne aux maires la possibilité de s’opposer aux mariages soupçonnés de complaisance, celle de 2007 qui crée le délit de mariage de complaisance ou encore la loi du 16 juin 2011 qui pénalise les mariages « gris »[18].

La famille immigrée au prisme du regard porté sur « ses » femmes

7 Cette véritable inflation législative s’accompagne de discours stigmatisant l’immigration familiale, et avec elle, les familles immigrées. Elle se fonde souvent sur le prétexte de prendre en compte la cause des « femmes de l’immigration »[19]. Ce rapprochement entre les thématiques de la famille immigrée et des femmes est très courant, comme si leur articulation relevait de l’évidence.

« Femmes d’immigrés », « filles d’immigrés », pivot de l’intégration des familles

8 Longtemps absentes des discours sur l’immigration, les femmes apparaissent dans les débats publics relatifs aux questions migratoires précisément à l’occasion du développement d’un encadrement légal du regroupement familial [20]. Cette visibilité nouvellement acquise à partir des années 1970 s’explique, en partie, par la prise de conscience de l’installation durable des immigrés et de leurs familles. D’ailleurs, c’est avec l’immigration post-coloniale, plus particulièrement l’immigration maghrébine, que l’expression « immigration familiale » est entrée dans l’usage courant, signalant ainsi le passage d’une immigration de travail à une migration de peuplement [21]. Malgré leur présence pourtant ancienne dans les flux d’immigration économique [22], la référence aux femmes s’est faite au plan quasi exclusif de la sphère privée, comme si leur existence ne pouvait être appréhendée autrement que comme mère ou/et femmes d’immigrés. Jocelyne Streiff-Fenart, dans son enquête menée en 1977 sur les formations destinées à ces femmes montre l’image très « culturalisante », « voire archaïque » qui en ressort [23]. À l’époque, les actions menées à leur endroit sont centrées sur la sphère domestique et visent à leur donner les outils pour s’adapter à la société française [24]. Ces formations contribuent à perpétuer l’image d’une femme immigrée passive et dépendante, une femme cantonnée dans des familles figées dans une tradition radicalement différente de la société française. Dans les années 1980, ce sont les filles d’immigrés qui apparaissent dans les débats publics [25]. Comme les femmes d’immigrés, les filles sont appréhendées au travers de leur insertion dans la famille et du rôle moteur qu’elles y jouent en termes d’intégration [26]. S’il s’agissait avant pour les mères de leur adaptation, pour les filles d’immigrés, l’enjeu est plus important puisque l’intégration semble désormais reposer sur elles. Médiatisées par le biais de la figure de la « beurette », ces filles sont présentées comme celles par qui l’intégration peut advenir avec ou en dépit de leur famille [27]. La famille immigrée est présentée comme tournée vers elle-même et soupçonnée d’être rétive à l’intégration de « ses » femmes. C’est du moins l’analyse qu’en fait un rapport du Haut Conseil à l’intégration selon lequel les difficultés rencontrées par les femmes sont moins à mettre sur le compte de l’inaction « des politiques publiques » que sur celui du « statut culturel dans lequel elles sont éduquées, parfois enfermées, et ce, bien qu’elles bénéficient en France d’une scolarisation obligatoire dont peu auraient bénéficié dans leur pays d’origine »[28]. C’est ainsi que l’on attend de ces filles qu’elles s’émancipent de leur famille. Leur autonomie et leur indépendance sont considérées comme autant de preuves d’intégration.

Les violences faites aux femmes immigrées et issues de l’immigration : la famille suspecte

9 D’un discours sur les femmes inscrit dans les registres de l’adaptation/intégration/émancipation on passe, dans les années 2000, à un tout autre registre : celui des violences qu’elles subissent [29]. Ces violences, définies comme spécifiques à ces femmes, et pour une large part, émanant du huis clos familial, font plus ou moins explicitement référence aux populations maghrébines et musulmanes : polygamie, voile intégral, excision, mariages forcés [30] ainsi que violences sexistes de la part des « jeunes des banlieues ». Par ailleurs, la montée en puissance de l’islam dans les médias [31] au travers de sujets aussi divers que les émeutes et les sifflements de La Marseillaise en 2005, le port de la burka ou les faits divers tragiques comme la mort de Sohane, brûlée vive en 2002 [32], contribue à associer progressivement islam, machisme des « garçons de cité » et vulnérabilité des femmes immigrées [33].

10 Cette façon d’analyser l’expérience de ces femmes favorise, en creux, la construction d’une image négative, voire menaçante, de l’immigration familiale. De surcroît, la famille immigrée est suspectée d’être à l’origine de désordres sociaux. L’irruption de la polygamie dans les débats publics à la suite des émeutes de 2005 est assez révélatrice de cette représentation de la famille. La polygamie corrélée à la supposée identité « musulmane » des émeutiers [34] fut, en effet, l’une des explications donnée à ces émeutes [35]. Pour ne citer qu’un exemple, on peut rappeler les propos concomitants de Gérard Larcher, ministre délégué à l’Emploi, au Travail et à la Formation professionnelle des jeunes, qui avait clairement dénoncé la polygamie des familles originaires d’Afrique de l’Ouest comme étant « l’une des causes » des émeutes. Ces débats ont trouvé un prolongement dans la question de la maîtrise des flux migratoires provoquant ainsi une confusion très problématique entre ressortissants étrangers et jeunes Français. Jacques Chirac, alors président de la République, explique dans une allocution publique : « L’autorité parentale est capitale. Les familles doivent prendre toute leur responsabilité. [...] Ce qui est en jeu, c’est le respect de la loi, mais aussi la réussite de notre politique d’intégration. Il faut être strict dans l’application des règles du regroupement familial. »[36] La thématique du communautarisme [37], régulièrement brandie comme une menace [38], a constitué un des arguments pour justifier le contrôle accru exercé sur les mariages mixtes, plus particulièrement sur les unions contractées entre des Français descendants de migrants et des étrangers [39]. Dans son rapport de 2012, le HCI souligne ainsi le risque porté par ces unions, qui « résistent ainsi à l’assimilation » et qui, à terme, « pourraient conduire à la constitution de communautés ethniques, plus favorables au communautarisme qu’à l’intégration »[40].

L’immigration familiale et les « valeurs de la République »

11 C’est sur cette toile de fond marquée par de vives inquiétudes relatives à la cohésion sociale qu’un redéploiement des politiques publiques d’intégration s’opère autour de la création du Contrat d’accueil et d’intégration (CAI) visant à resserrer la communauté nationale autour des « valeurs de la République ». Ainsi que l’exprime François Fillon, alors ministre des Affaires sociales, le CAI vise à « réhabiliter le modèle français qui, seul, peut résister aux communautarismes », et de préciser : « Vivre en France, c’est choisir la France avec ses devoirs et ses idéaux. Notre pays n’est pas qu’un espace géographique, il a fait le choix de l’intégration contre les communautarismes. »[41]

Des contrats comme gages de « l’intégration républicaine »

12 D’abord mis en place de manière expérimentale en 2003 dans douze départements, le CAI est généralisé à l’ensemble du territoire et rendu obligatoire par la loi du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration. Ce contrat fait fond sur l’idée d’un engagement réciproque entre le migrant et la société d’accueil [42]. En signant le CAI, conclu pour une durée d’un an, le migrant s’engage à suivre les formations destinées à préparer son « intégration républicaine », tandis que l’État, quant à lui, s’engage à dispenser ces formations : une formation linguistique, lorsque celle-ci a été jugée nécessaire (l’évaluation est faite à l’Office français de l’immigration et de l’intégration lors d’un entretien individuel) ; un bilan de compétences à réaliser s’il a été prescrit ; une session d’information sur la vie en France qui s’adresse exclusivement aux primo-arrivants [43], et, pour tous, une journée de formation civique obligatoire. Les signataires du CAI sont, pour une grande majorité, arrivés en France dans le cadre de l’immigration familiale – parmi les signataires, 74 % étaient dans ce cas en 2009 . [44] Par ailleurs, d’autres dispositifs poursuivant les mêmes objectifs de formation aux « valeurs de la République » s’ajoutent au CAI avec la loi du 20 novembre 2007 qui crée de nouveaux instruments d’encadrement de l’immigration familiale. C’est ainsi qu’un Contrat d’accueil et d’intégration pour la famille (CAIF) a été mis en place pour « préparer l’intégration républicaine de la famille dans la société française ». Avec ce deuxième contrat, les deux conjoints s’engagent à suivre une journée spécifique sur les « droits et devoirs des parents » et à respecter l’obligation scolaire [45]. La délivrance du titre de séjour, comme dans le cas du CAI, est subordonnée à la production d’une attestation de suivi de cette formation. La loi de 2007 exige également que les candidats au regroupement familial (âgés de 16 ans à 65 ans) aient effectué, déjà dans leur pays, une « évaluation du niveau de connaissance de la langue française et des valeurs de la République ». S’ils échouent aux tests, les aspirants à l’immigration doivent alors suivre, avant leur départ, une formation civique et/ou linguistique. Dans ce cas également, la production d’une attestation de suivi de cette formation conditionne l’obtention du visa, ce qui ne les dispense pas de signer le CAI à leur arrivée en France [46]. À la faveur de ce mouvement de contractualisation, on voit se dessiner un changement quant à la manière de concevoir l’intégration : on passe d’une vision processuelle de l’intégration à une vision axée sur le caractère « intégrable » des migrants et sur leur adhésion préalable aux valeurs de la société du pays d’installation [47].

L’« intégration républicaine » et le discours des « valeurs »

13 Les appels à l’intégration républicaine relayés par ces politiques publiques d’intégration s’appuient sur une altérité appréhendée sous l’angle d’un défaut de conformité aux valeurs de la République. Les discours se concentrent sur des « valeurs », notamment l’égalité hommes-femmes et la laïcité dont on préjuge que les migrants seraient éloignés. Par ailleurs, la « valeur » d’égalité telle qu’elle est inscrite et libellée dans le CAI est attachée alors, de manière exclusive, à la question des femmes et de l’égalité des sexes [48]. Au paragraphe du contrat « La France, un pays d’égalité », on peut lire : « L’égalité entre les hommes et les femmes est un principe fondamental de la société française. Les femmes ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que les hommes. Les parents sont conjointement responsables de leurs enfants. Ce principe s’applique à tous, Français et étrangers. Les femmes ne sont soumises ni à l’autorité du mari, ni à celle du père ou du frère pour, par exemple, travailler, sortir ou ouvrir un compte bancaire. Les mariages forcés et la polygamie sont interdits, tandis que l’intégrité du corps est protégée par la loi. »

14 Le registre de l’égalité hommes-femmes appliqué aux politiques d’intégration a constitué un argument décisif pour imposer des contraintes toujours plus fortes dans le cadre du CAI. C’est ainsi qu’on justifie le caractère obligatoire du CAI comme moyen permettant aux femmes, plus précisément aux épouses étrangères d’échapper à l’emprise familiale. Le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, affirmait avec force : « Les femmes cloîtrées au domicile qui ne bénéficient d’aucun soin et d’aucune attention [...], c’est fini ! Terminé, car cela remettra en cause le visa de long séjour de la famille dans son ensemble. »[49] Cette conception de l’intégration centrée sur la thématique des « valeurs communes »[50], s’articule autour de l’« intégration républicaine ». Avec la loi du 26 novembre 2003, cette notion fait pour la première fois son entrée dans le champ législatif en subordonnant la délivrance d’une carte de résident à l’« intégration républicaine » de l’étranger dans la société française [51]. Le droit de la nationalité connaissait la « condition d’assimilation »[52] pour les candidats à la naturalisation mais c’est la première fois qu’une telle exigence d’intégration s’applique à l’obtention d’un titre de séjour. D’« instrument d’intégration », ainsi que le souligne Danièle Lochak, le statut de résident est devenu sa « récompense »[53]. Avec la loi du 24 juillet 2006, c’est l’« insertion dans la société française » qui est introduite dans les textes et qui conditionne à son tour la délivrance d’un titre de séjour temporaire « vie privée et familiale » en faveur de certaines catégories d’étrangers. Bien que le respect des obligations stipulées dans le CAI constitue le principal élément d’appréciation de la condition d’intégration, il existe un flou autour des critères permettant d’évaluer l’adhésion ou non du migrant aux « principes » et aux « valeurs » de la République. Reste que le CAI demeure intimement lié à la « condition d’intégration », en ce sens qu’il fonctionne comme un sas vers l’installation des migrants et de leur famille [54]. Claude Goasguen rappelle ainsi que « la vocation première de cet instrument est de garantir l’intégration des étrangers désireux de s’établir durablement sur notre sol, l’objectif restant que les nouveaux arrivés adoptent des comportements qui ne contreviennent pas aux mœurs et aux coutumes du pays d’accueil »[55]. D’ailleurs, dans le préambule du CAI, l’acceptation des « valeurs fondamentales de la République » est présentée comme une « obligation » pour les migrants. Dans la note introduisant la partie proprement contractuelle, cette obligation est justifiée par les impératifs du « vivre ensemble », eux-mêmes définis par l’attachement des Français à « une histoire, à une culture et à certaines valeurs fondamentales ». Ces impératifs fondent la nécessité pour l’étranger de « connaître » et de « respecter » ces valeurs et impliquent par là même la mise en place de formations consacrées à leur enseignement. L’observation de ces formations montre, néanmoins, la difficulté qui résulte d’un dispositif visant à susciter de manière plus ou moins coercitive, une adhésion aux valeurs transmises.

La transmission des « valeurs de la République » en actes

Enquête de terrain
L’analyse se fonde sur l’observation de quinze journées de formations données dans le cadre du Contrat d’accueil et d’intégration (CAI) et du Contrat d’accueil et d’intégration pour la famille (CAIF) : douze journées de « formation civique » relatives au CAI et trois journées de formation sur les « Droits et devoirs des parents » relatives au CAIF. Treize d’entre elles ont été menées dans deux centres de formation parisiens et les deux autres ont été faites à Lille. Ces données ont été recueillies en 2012, 2013, 2014 et 2015. Les formatrices et les formateurs, chaque fois prévenus de ma présence, m’ont systématiquement demandé de me présenter au groupe. J’ai précisé que j’étais une sociologue travaillant sur les politiques d’intégration et très rapidement j’ai été intégrée sans problèmes à la classe. La pause déjeuner, partagée avec les stagiaires, a constitué un moment d’échanges fructueux, où j’ai pu mener avec eux des entretiens informels. Cinq entretiens approfondis avec des formateurs (un homme et trois femmes à Paris et une femme à Lille) sont venus compléter et enrichir mes observations.
Cette enquête menée avec l’autorisation de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, s’intègre au projet The Politics of Common Values. Analysing Value-Based Integration : Education and Immigration in Contemporary France and Quebec (VALUE-PO) sous la direction scientifique de Janie Pélabay (2014-2016) Science Po Paris.

15 Les formations civiques, qui constituent, avec l’apprentissage du français, la pierre angulaire du contrat, prennent la forme d’un cours qui dure une journée, de neuf heures à dix-sept heures. La première demi-heure est consacrée aux formalités et à la présentation du déroulement de la journée puis la session commence. Divisée en cinq modules, la formation traite de « l’histoire de la France », des « valeurs, principes et symboles de la République », des « institutions de la République », de « la nationalité, la citoyenneté française » et, enfin, de « la France dans l’Europe »[56]. La présentation qui lui sert de support est composée à elle seule de 78 diapositives. Formateurs et stagiaires s’accordent pour reconnaître que le contenu du programme est bien trop volumineux. La formation sur « les droits et les devoirs des parents » du CAIF est divisée, quant à elle, en quatre thématiques : « l’égalité entre les hommes et les femmes », l’« autorité parentale », « les droits des enfants » et leur « scolarité ».

16 À la fin de chaque thématique, une diapositive résume « ce que l’on peut faire » et « ce qu’il est interdit de faire », le message étant renforcé par des illustrations correspondant aux panneaux du code de la route. Par exemple, au chapitre consacré aux « Droits des enfants », il est expliqué que « l’on doit protéger ses enfants », « fixer un cadre et poser des interdits ». En revanche, il est défendu de « procéder ou faire procéder à des mutilations », d’« exercer son autorité de façon violente » et de « contraindre ses enfants à se marier ». On voit là les catégories de population qui sont visées et les stéréotypes qui leur sont attachés. Beaucoup de formateurs éprouvent de la gêne à donner cette formation dont ils questionnent la légitimité même. Hind, formatrice à Lille expliquait : « Cette formation, je ne la donne plus. Ouf, je détestais ça. C’est vrai : qui je suis, moi, pour leur expliquer comment être parents ? [...] On était mal à l’aise avec ça. C’était comme dire aux parents : “Vous ne savez pas élever vos enfants’’. »

17 Les formateurs commencent la formation civique (CAI) par la lecture du préambule du contrat : « Vous vous êtes engagés à suivre ces formations, à fournir l’effort nécessaire à cette intégration et à respecter les valeurs et les principes de la République française. La France et les Français sont attachés à une histoire, à une culture et à des valeurs fondamentales. Pour vivre ensemble, il est nécessaire de les connaître, de les comprendre et de les respecter. En vous engageant à respecter les valeurs de la République, vous trouverez pleinement votre place dans la société française. Choisir de vivre en France, c’est avoir la volonté de s’intégrer à la société française. » Cette lecture se conclut par un « Bienvenue en France », inscrit en bas de la diapositive ; un « Bienvenue ! » qui contraste avec la réalité de l’expérience des stagiaires qui, pour beaucoup, sont installés depuis de longues années en France et se trouvent dans ce dispositif suite à des trajectoires juridiques souvent chaotiques [57]. Lors d’une observation à Paris, nous avons pu compter parmi les 25 stagiaires, neuf personnes qui étaient présentes en France depuis au moins dix ans dont un Ivoirien, installé depuis 1995 : « Quand je suis arrivé, Mitterrand était encore au pouvoir ! Alors, la France, je connais... » et, s’adressant en riant au formateur : « Je peux même prendre votre place, si vous voulez ! »

18 Le bon déroulement de la journée dépend souvent de la capacité des formateurs à trouver des éléments qui pourraient concrètement intéresser les signataires, au-delà même du contenu prédéfini. Beaucoup d’entre eux font l’effort de rendre la formation dynamique en essayant de trouver des points d’appui à une plus grande participation. C’est ainsi que Karim, formateur, commence de la sorte : « Moi, je suis juriste de formation, alors vous pouvez en profiter pour me poser les questions que vous voulez concernant les procédures de naturalisation, par exemple. Profitez de moi, aujourd’hui, ça ne vous coûtera rien, c’est une consultation gratuite. N’hésitez pas à me poser des questions. » Nacira, formatrice, explique pour sa part : « Vous êtes en France et vous allez y rester. Et sans doute, un jour vous allez demander la nationalité. Je vais vous distribuer une feuille avec une série de questions et on y répondra à la fin de la formation pour voir si vous avez bien suivi. Je vous conseille de bien garder la feuille parce que c’est des questions qu’on pourra vous poser quand vous demanderez la nationalité. » Nadia, quant à elle, débute la formation sur les « Droits et devoirs » des parents en confiant à son auditoire : « Vous savez, moi aussi je suis une maman, et c’est compliqué d’élever des enfants. Vous savez, mon fils a douze ans et ce n’est pas toujours facile. On va parler de cela tous ensemble et échanger les petits trucs qui peuvent nous aider. Je vais vous apprendre des choses, mais vous aussi vous allez m’apprendre des choses ! » Ces formateurs essaient ainsi d’échapper au cadre très contraignant et formel que la formation leur impose. Nombreux sont celles et ceux qui expliquent qu’une formation réussie est une formation où les stagiaires ont participé, l’interaction étant directement interprétée comme de l’intérêt.

19 Les formations qui échouent et qui passent totalement à côté de leur objectif sont celles qui ne débordent pas du cadre prédéfini et qui se font à la manière d’un cours magistral. Parmi la quinzaine de sessions que nous avons observées, peu se sont déroulées sur ce mode. On peut cependant relater l’une d’elles où s’ajoutaient au ton professoral du formateur, un excès d’autorité et une attitude infantilisante. Lors d’une matinée éprouvante, ce formateur avait commencé en interdisant, sauf pour les femmes enceintes, de sortir de la salle, et a régulièrement tapé sur sa table avec un crayon en exigeant le silence : « Pas trop fort, on n’est pas dans le salon où l’on cause [...] Moins de bruit à droite [...] Je vous sens réticents, faites moins de bruit, vous n’êtes pas obligés d’être là ! » À la pause déjeuner, une stagiaire m’expliquait le sentiment proche de l’humiliation qu’elle ressentait : « On est quand même des femmes, on a étudié, on a fait des enfants. Il y a même des vieilles dames qui sont là. Et il nous parle comme à des enfants. Il nous dit de jeter nos papiers dans la poubelle. Tu te rends compte, il nous parle comme à des enfants. On se croirait dans une classe ! » La suite de l’après-midi s’est déroulé dans un silence morne, traduisant l’ennui, beaucoup ayant la tête posée sur leur table et s’étant assoupis, tandis que le formateur, totalement indifférent aux stagiaires, continuait à lire rapidement l’ensemble des diapositives pour avoir fini dans les temps.

20 La partie consacrée aux « Valeurs, principes et symboles de la République », notamment la question de l’égalité hommes-femmes et de leurs rapports réciproques, est souvent l’occasion, pour les formatrices ou les formateurs, de faire participer les stagiaires. À la question que posait une formatrice de savoir s’il fallait obéir à son mari, une femme répond en expliquant : « Chez vous ou chez nous, c’est pareil, il ne peut pas y avoir deux capitaines dans un bateau ! Pour que ça marche, il faut un commandant ! » La salle rit, tandis qu’un autre stagiaire renchérit : « Si on te dit que tu es l’homme, tu es l’homme ! Moi, je dis que la femme, elle doit obéir à son mari. » Un brouhaha s’installe dans la salle et Isabelle, la formatrice, reprend la parole en expliquant : « Le Code civil est clair, à l’intérieur du foyer, l’autorité est partagée par le père et par la mère. C’est la loi, c’est comme ça. » La salle redevient calme et la formatrice continue son programme. Lors d’une discussion sur la polygamie dans une formation sur les « Droits et devoirs des parents » à Paris, un stagiaire prend la parole et s’engage dans une longue explication sur les raisons qui expliquent, dans son pays, la polygamie et il finit par conclure : « Mais bon, on sait qu’ici c’est interdit, c’est la loi, c’est comme ça. » Ces différents exemples montrent qu’un glissement s’opère, de fait, du registre des valeurs, celui-là même où les discours publics placent la formation civique, vers le registre du droit. Formateurs et migrants, reconnaissent alors la loi comme étant ce qui prime. Les observations montrent ainsi l’avantage qu’il y a à situer sur le plan objectif du droit la question des « valeurs », plutôt que sur celui de la morale. C’est d’ailleurs ce que font bon nombre de formateurs échappant ainsi à des discussions qui renverraient dos à dos des valeurs différentes et des systèmes de valeurs concurrents.

21 Au demeurant, comme on l’a déjà noté, la question de l’égalité telle qu’elle est présentée dans le CAI renvoie presque exclusivement à la question de l’égalité hommes-femmes. Or, l’enquête montre que les stagiaires l’envisagent dans un cadre d’interprétation plus large, convoquant la République sur la (non) réalisation de ses promesses. Beaucoup sont sensibles aux écarts entre les valeurs énoncées et leurs propres expériences quotidiennes y compris lors de la journée de formation. Après le déjeuner pris dans un restaurant réservé par l’organisme de la formation, la différence de traitement entre le formateur, libre de choisir son repas, et les stagiaires recevant un menu unique a été soulignée : « Après avoir abordé liberté, égalité, fraternité, je trouve ça choquant de ne pas manger comme le formateur. J’estime qu’avec le prix qu’on paye, les timbres à l’OFII et tout, on pourrait, nous aussi, choisir notre menu. C’est une journée importante pour nous dire qu’on est comme tout le monde et on aimerait, comme tout le monde, choisir ce qu’on mange. » Et s’adressant au formateur : « Je sais bien que vous n’y êtes pour rien et ce n’est pas contre vous, mais on aimerait que vous fassiez remonter le message. » Les personnes qui participent aux discussions sont celles qui sont les plus scolarisées. Malgré les efforts prodigués par un bon nombre de formateurs et de formatrices pour rendre la formation accessible, on observe un décalage entre, d’une part, les aptitudes, ne serait-ce que langagières requises pour une compréhension et une appropriation des connaissances et, d’autre part, les profils des stagiaires. Ces formations censées apporter aux plus fragiles, notamment les femmes ne maîtrisant pas le français, les outils de leur émancipation, manquent souvent leur objectif. Ce sont elles qui demeurent les plus silencieuses.

22 Au final, pour beaucoup, la formation s’apparente à une formalité administrative, à un passage obligé pour obtenir l’attestation qui leur permettra de renouveler leur titre de séjour. En témoigne cette anecdote : une femme qui s’était trompée de formation se plaint à la formatrice : « Mais pourquoi je ne peux pas rester là ? Ce n’est pas possible. Je prends la journée et ce n’est pas bon. Pourquoi ? Je ne peux pas rester là ? Ça fait 12 ans que je suis en France, c’est quoi ça ? J’ai accepté la souffrance et tout... » La formatrice lui explique qu’elle a peut-être confondu avec la formation civique. La femme lui demande, interloquée : « C’est quoi ça encore, la formation civique ? » La formatrice lui répond : « C’est une formation où l’on va vous apprendre les institutions et les valeurs de la France ainsi que la place de la France dans le monde... » La femme l’interrompt brusquement : « Mais je l’ai déjà faite, j’ai le papier ! »La formatrice lui répond qu’il y a sans doute une erreur que « l’erreur est humaine » et qu’elle doit se rendre à l’OFII pour voir ce qu’il en est. La femme, énervée et au bord des larmes, quitte la salle en disant : « Oh la la, je suis fatiguée.... Ça fait 12 ans que je suis ici, je suis fatiguée. C’est quoi toute cette misère qu’on me fait ? Qu’est-ce que je dois faire encore pour ces papiers ! 12 ans ! Je suis fatiguée. »

Conclusion

23 Reléguée en 2006 au rang « d’immigration subie », l’immigration familiale fait l’objet de réformes successives visant à la réduire. Parallèlement, on a assisté depuis une quinzaine d’années à la montée en puissance des discours publics la présentant comme « l’envers et l’ailleurs des valeurs progressistes »[58], et plus particulièrement celles relatives à l’égalité des sexes. De tels discours sur l’immigration constituent la toile de fond sur laquelle se sont déployées de nouvelles politiques publiques d’intégration, incarnées par le CAI et le CAIF, centrés sur les thématiques de l’adhésion et du respect des « valeurs de la République ». La « condition d’intégration » au cœur de ces dispositifs témoigne de cette conception exigeante de l’intégration fonctionnant sur le mode de l’injonction.

24 Dans la mesure où elles ont pour objectif d’inculquer un socle de « valeurs » aux « nouveaux entrants » dans la communauté politique, les formations civiques données dans le cadre du CAI et du CAIF constituent l’élément central de ce que certains envisagent comme de véritables « politiques publiques des valeurs »[59] ou « politiques des valeurs communes » qui « ne vont pas sans poser la question délicate de l’intervention axiologique de l’État, ni sans s’exposer aux incidences problématiques d’une citoyenneté démocratique devenue affaire de “conviction intime’’»[60]. Comme l’explique encore Janie Pélabay, les programmes relevant de ces « politiques des valeurs » s’exposent « aux difficultés que soulève le recours public à une logique de la croyance profonde pour demander le respect de “valeurs’’ qui sont, en fait, déjà reconnues légalement, par le truchement de droits et devoirs s’appliquant à tous », et d’ajouter que ces « difficultés qui s’accroissent lorsque cette logique se trouve couplée à une visée politique d’affirmation, voire de protection de l’identité nationale »[61].

25 En l’espèce, l’enquête montre les écueils auxquels se heurte une entreprise formelle d’inculcation des valeurs, et cela d’autant plus que les « valeurs » proclamées sont souvent déconnectées des expériences vécues des migrants. L’observation montre notamment que la tentative plus ou moins coercitive d’inculcation des valeurs semble, en grande partie, vaine. L’action éducative de l’État, outre le risque d’être contreproductive, incite à réfléchir à un possible « clash des paternalismes » auquel ce type d’entreprise éducative soumettrait les apprenants, et tout particulièrement les femmes [62]. Aussi, l’enquête conduit-elle à nous poser la question des véritables finalités de telles formations.

26 Il convient de noter, pour terminer, que le CAI, soumis qu’il est aux aléas et aux changements politiques, va connaître des évolutions : le CAIF devrait être abandonné ainsi que le dispositif de préparation à l’intégration dans le pays d’origine. Si l’on se tient à la feuille de route du gouvernement sur la politique d’intégration et d’égalité républicaine du 11 février 2014, on voit se dessiner un changement de paradigme de l’intégration vers une conception moins « identitaire »[63] et davantage centrée autour de l’idée de parcours et de processus individuel d’intégration, avec une insistance sur la maîtrise de la langue. Reste à savoir si ce nouveau langage de l’intégration, davantage processuel, sera suivi d’effets ou si des inflexions nouvelles suivront et notamment à la suite des tous récents attentats du 13 novembre 2015.

Notes

  • [1]
    Au début des années 2000, l’immigration familiale représentait plus de 50 % de l’immigration légale dans l’Union européenne. En 2011, elle ne représente plus qu’un tiers du total de l’immigration légale. Cf. Corinne BALLEIX, La politique migratoire de l’Union européenne, La Documentation française, 2013, p. 212.
  • [2]
    Christian JOPPKE, « L’effacement du multiculturalisme dans l’État libéral » in Riva KASTOYANO (dir.), Les codes de la différence, Presses de sciences politiques, 2005.
  • [3]
    Voir encadré relatif à l’enquête de terrain.
  • [4]
    Linda GUERRY, Le genre de l’immigration et de la naturalisation, ENS Éditions, 2013.
  • [5]
    Le décret du 26 mars 1946 confie à l’Office national de l’immigration la responsabilité matérielle du recrutement et de l’introduction des immigrants et de leurs familles.
  • [6]
    Circulaire citée dans l’article de Muriel COHEN, « Regroupement familial : l’exception algérienne (1962-1976) », Plein droit, vol. 4, n° 95, 2012, pp. 19-22. Voir aussi la thèse de Muriel COHEN : Des familles invisibles. Politiques publiques et trajectoires résidentielles de l’immigration algérienne (1945-1985), Thèse pour le doctorat d’histoire, Université Paris 1, 13 juin 2013.
  • [7]
    Muriel COHEN, op. cit., 2012.
  • [8]
    Linda GUERRY, op. cit.
  • [9]
    GISTI, « Le regroupement familial », Les cahiers juridiques, juin 2011. Le 10 novembre 1977, un décret subordonne le regroupement des familles à l’engagement de ne pas travailler. Le Conseil d’État annule ce décret par un arrêt du 8 décembre 1978 à la suite d’un recours déposé par le GISTI (Arrêt GISTI).
  • [10]
    Loi « Chevènement » du 11 mai 1998.
  • [11]
    Catherine QUIMINAL, « Familles immigrées entre deux espaces », in Didier FASSIN, Alain MORICE, Catherine QUIMINAL (sous la dir.), Les lois de l’inhospitalité. Les politiques de l’immigration à l’épreuve des sans-papiers, La Découverte, 1997, p. 74. Voir, entre autres, les cahiers juridiques du GISTI.
  • [12]
    Selon l’expression de Nathalie FERRÉ et Laurence SINOPOLI, « D’un modèle (de famille) l’autre », Plein droit, vol. 4, n° 95, 2012, p. 4.
  • [13]
    Danièle LOCHAK, « Immigration choisie, immigration subie : rien de nouveau sous le soleil ? », Écarts d’identité, n° 9, décembre 2006, pp. 4-14.
  • [14]
    Cité dans Véronique BAUDET, « Regroupement familial : l’acharnement », Plein droit, vol. 1, n° 76, 2008, pp. 3-6.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    Loi du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité ; loi du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration ; loi du 20 novembre 2007 relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile.
  • [17]
    Même chose depuis 2006 pour l’étranger marié à un Français (ou à un conjoint étranger séjournant légalement dans le territoire) qui ne peut faire une demande de résident qu’au bout de trois ans de résidence régulière alors que jusqu’en 2006 il se voyait octroyer une carte de résident de plein droit.
  • [18]
    Jean-Yves BLUMLECOAT, Mireille EBERHARDT, « Législations et politiques migratoires en France », in Jean-Yves BLUM LE COAT, Mireille EBERHARDT (dir.), Les immigrés en France, La Documentation française, 2014, pp. 37-56.
  • [19]
    Sur la catégorie « femmes de l’immigration » voir, entre autres, Marion MANIER, « Cause des femmes vs cause des minorités : tensions autour de la question des “femmes de l’immigration” dans l’action publique française », Revue européenne des migrations internationales, vol. 29, n° 4, 2013, pp. 89-110.
  • [20]
    Christine CATARINO, Mirjana MORAKVASIC, « Femmes, genre, migration et mobilités », Revue européenne des migrations internationales, vol. 21, n° 1, 2005, pp. 7-27.
  • [21]
    Jocelyne STREIFF-FÉNART, « Familles et immigration », Historiens et géographes, dossier : « L’immigration en France au XXe siècle », n° 385, 2004, p.139.
  • [22]
    Mirjana MORAKVASIC rappelle à ce propos que : « les femmes n’ont jamais été à proprement parler ‘absentes’de la population immigrée : avant la Seconde Guerre mondiale, en France la part des femmes parmi les personnes étrangères était rarement en dessous de 40 % » (42 % en 1946, 42,8 en 1982, et 46,9 aux deux derniers recensements de 1991 et 1999), « Femmes immigrées : trop peu ou trop visibles » in GISITI, Figure de l’étranger. Quelles représentations pour quelles politiques, Paris, GISTI, 2013, pp. 129-136.
  • [23]
    Jocelyne STREIFF-FÉNART, Les actions de formation des femmes immigrées, Unesco, 1977.
  • [24]
    Ana GOLUB, Mirjana MOROKVASIC, Catherine QUIMINAL, « Évolution de la production des connaissances sur les femmes immigrées en France et en Europe », Migrations Société, vol. IX, n° 52, juillet-août 1997, p. 25.
  • [25]
    Nacira GUÉNIF-SOUILAMAS, Des « beurettes » aux descendantes d’immigrants nord-africains, Grasset/Le Monde, 2000.
  • [26]
    Ana GOLUB, Mirjana MOROKVASIC, Catherine QUIMINAL, op. cit.
  • [27]
    Nacira GUÉNIF-SOUILAMAS, op. cit.
  • [28]
    Haut Conseil à l’intégration, La France sait-elle encore intégrer ses émigrés ?, La Documentation française, 2011, p. 72.
  • [29]
    Voir à ce propos, Marion MANIER, op. cit., 2013.
  • [30]
    Pour une réflexion sur l’émergence dans les débats publics de la question des mariages forcés, on peut se reporter à Beate COLLET, Claudine PHILIPPE, Emmanuelle SANTELLI, « Émergence de la question du ‘‘mariage forcé’’dans l’espace public en France », Asylon(s), n° 5, septembre 2008, http://www.reseau-terra.eu/article809.html
  • [31]
    Vincent TIBERJ, « L’Islam et les Français : cadrage des élites, dynamiques et crispation de l’opinion », Migrations Société, sept. 2014, vol 26, n° 155, pp. 165-181.
  • [32]
    Voir à ce propos Marion CHARPENEL, « Quand l’événement crée la continuité. L’intégration de Sohane Benziane dans les mémoires féministes en France, Sociétés contemporaines, vol. 1 n° 85, 2012, pp. 85-109. L’auteure aborde également les dissensions morales et politiques des féministes françaises autour de la question du voile.
  • [33]
    Voir, entre autres, Nacira GUÉNIF-SOUILAMAS et Éric MACÉ, Les féministes et le garçon arabe, Éditions de l’Aube, 2004.
  • [34]
    Didier FASSIN, Éric FASSIN, « À l’ombre des émeutes », in Didier FASSIN, Éric FASSIN, De la question sociale à la question raciale, La Découverte, 2006, pp. 5-16.
  • [35]
    Sur la genèse de la construction d’un « problème musulman » dans l’espace public français, on peut se reporter à Julien BEAUGÉ, Abdellali HAJJAT, « Élites françaises et construction du ‘‘problème musulman’’. Le cas du Haut Conseil à l’intégration (1989-2012) », Sociologie, vol. 5, n° 1, 2014, pp. 31-59.
  • [36]
    Le Monde, « La déclaration de Jacques Chirac », 14 novembre 2005, http://www.lemonde.fr/societe/article/2005/11/14/la-declaration-de-jacques-chirac_710206_3224.html
  • [37]
    Sur ces critiques, voir, entre autres, Jean-Michel BELORGEY, Nacira GUÉNIF-SOUILAMAS, Patrick SIMON, « De l’usage politique du “communautarisme” », Mouvements, vol. 2, n° 38, 2005.
  • [38]
    Francis DHUME, « L’émergence d’une figure obsessionnelle : comment le ‘‘communautarisme’’ a envahi le discours médiatico-politique français », Revue Asylon(s), 2010, en ligne : http//www.reseau-terra.eu/article945.html.
  • [39]
    Nicolas FERRAN, « La politique d’immigration contre les couples mixtes » in Olivier LE COUR GRANDMAISON, Douce France : rafles, rétentions, expulsions, Seuil/RESF, 2009.
  • [40]
    Haut Conseil à l’intégration, La France sait-elle encore intégrer ses émigrés, La Documentation française, 2012, p. 47.
  • [41]
    Marie-Christine TABET, « Polygamie : le gouvernement va mettre de l’ordre », Le Figaro, 21 novembre 2002.
  • [42]
    D’aucuns insistent sur le caractère factice, voire léonin, de ce type contrat (cf. Danièle LOCHAK « L’intégration comme injonction. Enjeux idéologiques et politiques liés à l’immigration », Cultures et Conflits, n° 64, 2006, pp. 131-147) dans la mesure où il ne respecte aucune des conditions inhérentes à la catégorie juridique de contrat, notamment : la liberté de contracter ou non, la liberté de choisir son contractant ou encore la liberté de définir le contenu du contrat.
  • [43]
    Cette formation s’adresse uniquement aux migrants qui n’ont jamais vécu en France. En 2011, elle a été suivie par 31,9 % des signataires du CAI, Cf. Claude GOASGUEN, Rapport d’information n° 3605 sur le droit de la nationalité en France, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 29 juin 2011.
  • [44]
    Corinne RÉGNARD, Florent DOMERGUE, « Les nouveaux migrants en 2009 », Info migrations, n° 19, janv. 2011.
  • [45]
    En cas de non-respect de ce contrat, le préfet peut saisir le président du Conseil départemental afin de soumettre les familles à un contrat supplémentaire : le « contrat de responsabilité parentale » prévu en cas de carence de l’autorité parentale et pouvant déboucher sur la suspension du versement des prestations familiales.
  • [46]
    Myriam HACHIMI ALAOUI, « Intégration et lien de citoyenneté. Le cas du Contrat d’accueil et d’intégration », in Serge PAUGAM (sous la dir.), 2014, L’intégration inégale. Force, fragilité et rupture des liens sociaux, PUF, 2014, pp. 429-44.
  • [47]
    Ainsi que s’en étonne Éric FASSIN : « Si pour venir en France, il faut être, sinon intégré, du moins intégrable, même quand il s’agit d’une vie privée et familiale pourtant reconnue comme un droit par la Constitution française et par la Convention européenne des droits de l’homme, c’est que désormais la nation pré-existe à toute intrusion étrangère. Il s’agit de la préserver dans son intégrité, plutôt que de l’exposer aux influences externes. », « Unusual Suspects : la précarité nationale » in Catherine COROLLER et al., Vous êtes Français ? Prouvez-le !, Denoël, 2010, pp. 160-161.
  • [48]
    Sur cette question, on peut se reporter, entre autres, à Éric FASSIN, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Multitude, n° 3, 2006, pp. 123-131 ou à Myriam HACHIMIALAOUI, « L’intégration sous condition : valeurs non négociables et égalité des sexes », Revue Femmes et droit/Canadian Journal of Women and the Law, vol. 24, n° 1, 2012, pp. 114-134. Au-delà du CAI, sur la redéfinition des « valeurs républicaines » autour de la thématique de l’égalité des sexes, on peut se reporter, entre autres, à Abdellali HAJJAT, Les frontières de l’identité nationale. L’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, La Découverte, 2012.
  • [49]
    FRENARD, « Immigration ‘‘choisie’’ : le gouvernement valide l’avant-projet de loi », Les Échos, 9 février, 2006.
  • [50]
    Voir à ce propos Janie PÉLABAY, « Privatiser les valeurs publiques : la citoyenneté comme intime conviction », in Anne MUXEL (dir.), La vie privée des convictions : politique, affectivité, intimité, Presses de Sciences Po, 2013, pp. 39-59.
  • [51]
    Nicolas FERRAN, L’intégration des étrangers saisie par le droit. Contribution à l’analyse du droit des étrangers (1981- 2006), thèse de droit, Université Montpellier 1, Faculté de droit, 2008.
  • [52]
    Abdellali HAJJAT, Les frontières de l’identité nationale, op. cit., 2012.
  • [53]
    Danièle LOCHAK, art. cit.
  • [54]
    La Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) a émis des réserves sur le caractère obligatoire du CAI et la délivrance d’une carte de résident subordonné à l’intégration dans la société française et sur le pouvoir donné aux préfets et aux maires pour apprécier la condition d’intégration : « Il y a là manifestement un risque de subjectivité ou d’arbitraire préjudiciable à l’appréciation impartiale d’une condition pourtant présentée comme indispensable pour l’intégration et l’obtention du séjour. » (Avis sur le projet de loi sur l’immigration et l’intégration, adopté le 1er juin 2006).
  • [55]
    Claude GOASGUEN, Rapport d’information n° 3605 sur le droit de la nationalité en France, op. cit.
  • [56]
    C’est le Haut Conseil à l’intégration qui a été chargé d’en rédiger le cahier des charges. Depuis sa première mouture, la formation a subi quelques modifications mineures qui prévoient que des questions soient posées sous la forme d’un quizz après chaque module afin que les « stagiaires », tels qu’ils sont désignés, puissent s’exprimer et échanger avec le formateur.
  • [57]
    Voir à ce propos Camille GOURDEAU, « ‘‘On a un Malien très tolérant aujourd’hui ! ’’Représentations et marginalisation des signataires du Contrat d’accueil et d’intégration », Cahiers de l’Urmis [En ligne], 15 juillet 2014, mis en ligne le 19 juin 2014, http://urmis.revues.org/1275.
  • [58]
    Marion CHARPENEL, op. cit.
  • [59]
    Vincent TIBERJ, op. cit.
  • [60]
    Janie PÉLABAY, op. cit., p. 47.
  • [61]
    Janie PÉLABAY, « Former le “bon citoyen” libéral. L’éducation morale et civique aux prises avec le pluralisme », Raisons politiques, n° 44, novembre 2011, pp. 117-138.
  • [62]
    Ibid.
  • [63]
    Françoise LORCERIE, « Intégration : la ‘‘refondation enlisée’’, Migrations Société, vol. 26, n° 155, 2014, pp. 49-66.
Français

Cet article s’intéresse aux politiques publiques d’intégration destinées à inculquer aux familles migrantes les « valeurs de la République ». Après avoir rappelé les grandes étapes de la réglementation de l’immigration familiale, nous montrerons comment celle-ci s’est peu à peu imposée comme un problème public, à la faveur d’un changement d’appréhension des femmes de l’immigration, elles-mêmes perçues comme les principales victimes de la famille « traditionnelle ». Enfin, nous nous intéresserons aux discours publics qui ont accompagné la mise en place du Contrat d’accueil et d’intégration (CAI) et du Contrat d’accueil et d’intégration pour la famille (CAIF) ainsi qu’aux formations civiques qui en constituent l’élément essentiel.

Myriam Hachimi Alaoui
Sociologue, est maîtresse de conférences à l’Université du Havre, membre du laboratoire Identité et différenciation de l’espace, de l’environnement et des sociétés (IDEES-UMR 6266) et chercheure associée à l’Equipe de recherche sur les inégalités (ERIS) du Centre Maurice Halbwachs (UMR 8097). Ses recherches portent sur l’immigration et plus largement sur la question de la citoyenneté et de ses frontières. Actuellement, ses travaux interrogent le sens d’une contractualisation de l’intégration à travers une enquête sur le Contrat français d’accueil et d’intégration. Elle participe également à une recherche sur Mayotte qui interroge les effets de la départementalisation sur les recompositions des rapports sociaux et ethniques au sein de l’archipel.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/12/2016
https://doi.org/10.3917/rf.013.0079
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Union nationale des associations familiales © Union nationale des associations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...