CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En France comme dans le monde, pour de nombreuses familles, la migration est constitutive du vécu familial, puisque la plupart d’entre elles sont composées d’au moins un membre qui a migré ou qui migrera.

2 La pratique de cette migration peut être observée et analysée selon diverses approches. Tout d’abord, l’observation peut porter sur le mouvement de migration. Il prend alors plusieurs formes : dans le cadre des migrations internationales et en prenant comme référence un territoire donné, il s’agit d’émigration (partir du territoire de référence) ou d’immigration (arriver dans le territoire de référence) ; dans le cadre de migrations nationales, les migrants demeurent dans les frontières du pays, dans le périmètre national. Dans tous les cas, la migration traduit un projet de vie plus durable que la simple mobilité, puisqu’elle implique une sédentarisation plus ou moins longue.

3 Ensuite, le regard peut se concentrer sur le contexte de la migration, sur le plan juridique, social, économique, politique, démographique... tant dans la société de départ que dans la société d’accueil. Dans le pays ou la région d’origine, la migration peut advenir dans un contexte de conflit, de crise économique et sociale ou de discrimination ethnoraciale, liées aux opinions politiques, philosophiques ou religieuses, à l’orientation sexuelle...

4 Enfin, il convient de porter l’analyse sur les acteurs de la migration. Ils sont multiples : la migration peut concerner l’ensemble d’une unité familiale ou uniquement l’un de ses membres. Dans ce second cas, même si ce n’est pas de la même manière, elle marque tout autant le vécu de l’ensemble de la famille. Par la migration, le statut et la place de la famille dans un cadre social plus large, la société de départ ou la société d’accueil, sont modifiés. En outre, la place de chacun des membres au sein de la famille évolue. La migration entraîne de facto une restructuration familiale, au moins sur le plan symbolique.

La migration dans le roman familial : la construction de l’identité

5 Ces pratiques de la migration marquent alors fortement l’histoire familiale, non seulement au moment où elles ont lieu, en pratique, mais aussi avant cet événement migratoire et surtout après. Le projet de migration par exemple, qu’il concerne l’ensemble de la famille ou seulement l’un de ses membres, influence déjà la structure familiale (ex : projet d’union, d’enfants...), ainsi que la place que chacun occupe au sein de la famille. Un projet est en soi une projection selon laquelle chacun se positionne.

6 Les migrations vécues par des générations antérieures marquent également fortement l’identité de la famille et de chacun de ses membres. Outre la culture d’origine, la pratique migratoire, en soi, devient un élément constitutif de l’identité. Un exemple est celui de la diaspora juive, ou celui de la migration massive des Arméniens dès la fin du XIXe siècle. Dans beaucoup de cas, le lien entre migrations des générations antérieures et identité actuelle peut être observé. Des descendants d’émigrés connaissent les raisons et les espoirs qui ont conduit leur(s) parents ou leur(s) ancêtre(s) à émigrer, mais aussi les conditions du voyage, l’accueil et les possibilités d’une nouvelle existence dans le pays qui les a reçus. Ces informations, transmises de génération en génération, deviennent progressivement des « mythes », recomposés ou réinventés selon les références et les besoins du moment, mobilisés pour construire au présent sa propre identité individuelle. Il peut alors devenir une référence pour les pratiques et les engagements, notamment sur le plan politique.

7 Sur le plan psychique, les vécus traumatiques qui ont conduit à la migration ou ceux induits par les ruptures liées à la migration ont de forts impacts non seulement pour les individus qui connaissent cette migration mais aussi, par effet de ricochet, pour leurs proches, notamment leurs descendants, par la transmission de craintes, de répulsion, de plaisir ou d’espoirs par exemple. Ce dossier « Famille et migration » débute ainsi par deux articles qui abordent la question du roman familial et de l’identité. Anne Tatu questionne, en contexte d’héritage migratoire maghrébin, le rôle des transmissions familiales mémorielles et culturelles sur les processus d’intégration sociale des descendants (« Transmissions familiales culturelles et sexuées. Les effets sur les processus d’intégration sociale des descendants de migrants maghrébins »). Dans une perspective de sociologie compréhensive, elle établit une modélisation idéale-typique afin d’appréhender les différents modes de transmissions familiales intergénérationnelles et leurs effets sur l’intégration sociale différenciée des filles et des garçons. L’analyse s’attache, dans un premier temps, à la transmission des origines en lien avec le projet migratoire puis, dans un deuxième temps, sur celle de la mémoire biographique transmise en lien avec le statut sexué du transmetteur. Il en ressort à la fois le rôle décisif des transmissions culturelles et biographiques, et le statut pivot des mères dans ces transmissions.

8 Elsa Lagier établit ensuite un lien entre ce roman familial et l’engagement politique des descendants (« Parcours migratoires des parents et rapport des enfants à la politique. La part de l’histoire migratoire familiale dans la socialisation politique des descendants d’immigrés »). Elle constate que les parcours migratoires des parents impriment très fortement l’histoire familiale et la façon dont elle se transmet entre les générations. Les descendants d’immigrés qui s’approprient cette histoire y puisent des éléments à même de donner du sens à leur propre situation. Ils la mobilisent également, plus ou moins consciemment, dans la construction de leur rapport à la politique. Pour étudier ces dynamiques de socialisation politique à partir de l’histoire migratoire familiale, elle décrit deux types de parcours migratoires : les migrations « de départ » et les migrations « d’arrivée ». Ces parcours, la façon dont ils sont mis en récit et les questions qu’ils suscitent pour ceux qui en « héritent » dessinent des logiques spécifiques de socialisation politique.

Migration et relations familiales

9 La migration affecte également les relations familiales. Elle contraint ceux qui restent à imaginer la vie de ceux qui sont partis et demande aux partants de se souvenir de leurs vies d’avant. Cette « double absence », pour reprendre l’expression d’Abdelmalek Sayad, modifie les relations familiales à jamais. Lors des migrations de main-d’œuvre vers l’Europe de l’Après-Guerre, les hommes partaient, alors que leurs femmes et leurs enfants restaient au pays d’origine. Aujourd’hui, la migration se diversifie, de plus en plus de femmes émigrent seules, laissant souvent leurs enfants aux grands-parents, pour subvenir aux besoins de leur famille. Dans le pays d’immigration, la migration affecte aussi les relations intergénérationnelles, les enfants nés dans le pays d’immigration ne comprenant pas toujours la nostalgie ou les normes et attentes de leurs parents. Malgré l’apparente unité familiale, des références culturelles ou des priorités différentes peuvent animer les deux générations. Ainsi, la migration peut créer des séparations entre conjoints ou entre parents et enfants, mais elle peut aussi être source de nouvelles rencontres donnant lieu à des couples mixtes et des familles interculturelles.

10 Carole Beaugendre, Didier Breton et Claude-Valentin Marie (« Famille et migrations : “Faire famille à distance” chez les natifs des Antilles et de La Réunion ») analysent les migrations des populations de départements d’outre-mer (DOM). Connaissant une émigration très importante depuis de nombreuses décennies, les populations antillaises et réunionnaises offrent un exemple éclairant des conséquences de ces migrations sur les multiples manières de « faire famille à distance » et des enjeux qui s’y attachent, plus particulièrement dans la perspective du vieillissement des populations restées sur place. Tirant profit des données de l’enquête MFV couplées à celles du recensement, cet article analyse la situation vécue depuis les DOM, ses variations d’un département à l’autre, son évolution et ses ressorts sociodémographiques. Les résultats s’appliquent également à décrire le « faire famille » des natifs des DOM installés en métropole. Les enjeux liés à l’éclatement des familles sont d’autant plus cruciaux que ces départements sont particulièrement sous-dotés en équipement d’accueil de personnes âgées, posant la question d’une prise en charge publique dans un contexte où le recours quasi exclusif aux solidarités privées ne suffira plus à répondre aux besoins.

11 Cet effet des migrations sur les solidarités intergénérationnelles est également le sujet de l’article de Mathilde Plard (« Permanence des recompositions des relations de care des familles transnationales indiennes. Éléments pour une socioplastie »). À la croisée des recherches sur le vieillissement et les migrations internationales, le terrain d’investigation des familles transnationales offre de nouvelles pistes de réflexion sur les solidarités et les prises en charge des parents vieillissants. Des études de terrain effectuées en Inde auprès des parents (de haute caste brahmane) dont les enfants ont migré vers des pays occidentaux, ainsi qu’à Singapour et Toronto auprès de ces enfants désignés par le terme de Non Resident Indian (NRI), lui ont permis d’étudier l’organisation des relations de care (prises en charge au sens large, à la fois matérielle, physique, émotionnelle, et économique, ou seva en Inde) et de saisir les conséquences de la décohabitation résidentielle entre générations dans une nouvelle géographie familiale. L’analyse de l’espace-temps de ces familles transnationales est d’abord donnée pour préciser comment l’idéologie fonctionnelle de la famille existe en dépit des kilomètres. C’est finalement l’essence dynamique de l’institution familiale qui ressort de ces arrangements à distance. La notion de socioplastie est ainsi proposée pour saisir comment des faits sociaux comme les relations de care adoptent des formes et des structures variées en fonction des contextes (résilience).

Migration, droit et institution

12 La migration est également une question de droit : droit de l’immigration, du séjour et de l’asile politique, droit des immigrés à vivre en famille, droit de la nationalité pour ce qui est de la procédure de naturalisation, droits à prestations (droits sociaux)... Le droit de la famille est sans cesse sollicité en matière de migration. En ce qui concerne l’union par exemple, il est question de regroupement familial ou de mariage « mixte ». Par ailleurs, le législateur, puis les autorités judiciaires peuvent vouloir empêcher les mariages dits « de complaisance » ou mariages « blancs ». En matière de filiation, il est possible d’évoquer le regroupement familial, l’adoption, la kafala... En dehors de toute union ou de filiation, nous pouvons également citer la situation des mineurs isolés étrangers qui arrivent sur le territoire national, sans qu’aucun détenteur de l’autorité parentale n’y soit présent.

13 Par ailleurs, la migration peut induire un changement identitaire qui s’inscrit dans le droit en tant que changement d’identité juridique. En France, par exemple, l’installation sur le territoire national peut avoir des effets sur les noms ou les prénoms. Il est possible de demander à acquérir la nationalité française et en ce cas de « franciser » son nom ou son prénom. Le Garde des Sceaux accueille d’ailleurs assez volontiers les demandes qui consistent à alléger un nom de famille et lui enlever des séries de consonnes difficilement prononçables en français. Si un père le fait, cela s’applique aux enfants mineurs... et à venir ; à l’inverse, si l’enfant majeur ne fait pas aussi une démarche, il y a une rupture dans la continuité du nom de famille. Certes, il n’y aucune obligation à « franciser » et l’on peut garder une référence à ses origines via son nom. Toutefois, que l’on fasse ou non la démarche, l’acte dénote une « projection identitaire », liée à la migration. Ainsi, la migration, pratique sociale de mobilité, question socio-anthropologique en lien avec la construction identitaire, est souvent aussi, en complément, une question juridique ou judiciaire. Cette question du droit dans un contexte de migration est abordée plus spécifiquement et pratiquement par Anne Wyvekens (« Justice familiale et migration. De la diversité culturelle à la double appartenance »). À partir d’une enquête menée dans deux tribunaux de grande instance, elle montre comment la justice familiale, lorsqu’elle est confrontée à des justiciables immigrés ou d’origine immigrée, met en scène, plus qu’une différence entre « eux » et « nous », une double appartenance, produit complexe de la migration. Annulations de mariage et changements de prénom font voir des justiciables qui sont à la fois d’ici et d’ailleurs. Quant aux magistrats, ils abordent ces situations en naviguant entre un traitement pragmatique – relativement indifférent aux différences – des situations individuelles, et des représentations parfois suspicieuses de l’immigration en tant que phénomène collectif.

14 À l’interaction entre droit, engagement personnel ou familial dans la vie de la République, la France a instauré une politique originale. Myriam Hachimi Alaoui (« L’immigration familiale : une obligation d’“intégration républicaine”. Le cas du Contrat d’accueil et d’intégration ») étudie les politiques publiques d’intégration destinées à inculquer aux familles migrantes les « valeurs de la République ». Après avoir rappelé les grandes étapes de la réglementation de l’immigration familiale, elle montre comment celle-ci s’est peu à peu imposée comme un problème public, à la faveur d’un changement d’appréhension des femmes de l’immigration, elles-mêmes perçues comme les principales victimes de la famille « traditionnelle ». Elle s’intéresse enfin aux discours publics qui ont accompagné la mise en place du Contrat d’accueil et d’intégration (CAI) et du Contrat d’accueil et d’intégration pour la famille (CAIF) ainsi qu’aux formations civiques qui en constituent l’élément essentiel.

15 Ainsi, proposer un dossier « Famille et migration » ne signifie pas que l’attention se porte exclusivement sur l’acte de migration à un instant précis. C’est surtout étudier ce que la migration d’une unité familiale ou de l’un de ses membres, lorsque la migration est un projet, une pratique ou une mémoire, construit comme pratiques familiales, comme mémoire ou « roman familial », comme identité familiale et individuelle, comme relation familiale, voire comme identité sociale ou « nationale », comme acte juridique ; en bref, c’est dévoiler de nombreux ressorts de la construction de chaque entité familiale considérée dans sa singularité, sur le plan de la configuration, du statut, du vécu quotidien, des attentes, de l’héritage, de l’identité.

Gilles Séraphin
Sociologue, habilité à diriger les recherches, est directeur de l’Observatoire national de l’enfance en danger (Oned) et rédacteur en chef de Recherches familiales. Aujourd’hui, ses recherches portent sur les politiques publiques en faveur des familles ou reposant sur elles, et sur les politiques publiques en protection de l’enfance. Les derniers ouvrages publiés ou dirigés sont Comprendre la politique familiale, Dunod, 2013 ; (dir.), Articuler recherche et pratique en protection de l’enfance, Oned, La Documentation française, 2015 ; (dir.), Religion, guérison et forces occultes en Afrique. Le regard du jésuite Éric de Rosny, Karthala/Pucac, 2016. Les principaux articles et chapitres d’ouvrage publiés en 2015 et début 2016 sont : « Enfant maltraité, en (risque de) danger, protégé : lorsqu’on fournit des chiffres, de quoi et de qui parle-t-on ? », in Hélène ROMANO (dir.), Accompagner l’enfant victime en justice, Dunod, à paraître en 2016 ; « Politique de la parentalité : que dit-elle de la politique familiale ? », Revue des politiques sociales et familiales, n° 121, 3e trimestre 2015 ; « Vers une politique publique de la protection de l’enfance », in Jean-Marie GUEGUEN (dir.), L’année de l’action sociale 2016, Dunod, 2015 (avec Anne OUI et Elsa KERAVEL) ; « L’universalité en débat : retour sur un “fondement’’ de la politique familiale française », in Margunn BJORNHOLT, Anca DOHOTARIU, Guest editors), Les Annales de l’Université de Bucarest : « Les politiques familiales en contexte européen », Série Sciences Politiques, XVII(1), 2015 ; « La participation des parents en protection de l’enfance : une injonction paradoxale », in Carl LACHARITÉ, Catherine SELLENET, Claire CHAMBERLAND, La protection de l’enfance. La parole des enfants et des parents, Presses universitaires du Québec, 2015 (avec Isabelle LACROIX et Anne OUI) ; « Le recueil de la parole de l’enfant victime dans un cadre judiciaire : construire un dispositif dédié », in Carl LACHARITÉ, Catherine SELLENET, Claire CHAMBERLAND, La protection de l’enfance. La parole des enfants et des parents, Québec, Presses universitaires du Québec, 2015 (avec Sarra CHAÏEB et Cédric FOURCADE) ; « Enfance en danger, enfance maltraitée. Mieux cerner le phénomène pour mieux agir », in Anne TURSZ, Jon M. COOK (dir.), Les violences faites aux enfants, La Documentation française, 2015.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/12/2016
https://doi.org/10.3917/rf.013.0003
Pour citer cet article
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