CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En cette période tumultueuse que connaît la France, terre dite de liberté et d’asile pour les exilés, les réfugiés d’ici et d’ailleurs, cet ouvrage prend encore davantage d’ampleur, et revêt une dimension d’autant plus importante que parmi eux, ce sont des milliers d’enfants qui sont concernés. Je pense ainsi à ces enfants réfugiés, dans la rue, sans papiers, arrachés à leur terre natale, violemment déracinés, traumatisés par des événements qui les dépassent, à qui l’on fait subir un examen de leur âge osseux pour savoir si leur minorité feront d’eux ou non des enfants en danger et donc des mineurs à protéger. Peu importe que l’examen soit si peu fiable – la science médicale le reconnaît de longue date depuis que la procédure a été appliquée il y a quelques années déjà aux Roms – il est pris en compte comme une preuve irréfutable de mensonges, de fausses déclarations supposées, etc. Quelle place prennent les acteurs institutionnels et politiques quand ils réalisent des actions qui vont à l’encontre de la protection de l’enfance, de la re-connaissance du traumatisme de l’exil ? Qui recueille la parole de ces enfants, qui s’en soucie ?

2 Trois parties structurent cet ouvrage, et à l’intérieur de chacune d’elles, cinq chapitres constituent la première et six chacune des deux autres. Au total, 17 chapitres sont déclinés, avec au sein de chacun, deux à quatre contributions. Le sujet n’est épuisé ni au Québec ni au France, pays cadres d’un partenariat de recherche dirigé par Carl Lacharité (Université du Québec à Trois Rivières) et Catherine Sellenet (Université de Nantes).

3 « Dense » serait un vocable faible pour rendre compte de la complexité de cet ouvrage. Interrogatif, se voulant résolument réflexif, mettant en avant les compromis voire les compromissions, les doutes, interrogeant le chercheur qui fait sienne la problématique de la protection de l’enfance. Faire émerger les voies chuchotées, affaiblies par les rapports de domination, anéanties par la vindicte, réduites au silence, oubliées parce que dérangeantes... tel est le premier objectif de cet ouvrage franco-québecois. Un exercice qui se veut résolument collectif. Preuve en est le nombre de contributions proposées, certaines étant rédigées à plusieurs. C’est dire qu’un nombre considérable de chercheurs ont participé au maillage de cet ouvrage et que cette note ne pourra dresser un panorama exhaustif et se contentera de souligner les points forts et les débats soulevés.

4 Le second objectif sera de dévoiler plusieurs recherches, d’analyser leurs pratiques et leur mode d’opérationnalisation. La protection de l’enfance, ce « terrain miné » par nos représentations, nos idéologies, nos compassions, nos fausses empathies, drame du quotidien...

5 Dans leur introduction, Carl Lacharité et Catherine Sellenet déplient sept enjeux. Le premier, et non des moindres, réfère à l’enjeu éthique dès lors que des chercheurs, avec leur protocole, leurs théories, leur méthode examinent (ou croient examiner) les enfants et les parents de la protection de l’enfance, objets d’interventions sociales et judiciaires. C’est surtout la première partie de l’ouvrage qui se centrera sur cet enjeu majeur, même s’il sera en filigrane de plusieurs travaux. Le second est identitaire et demande de répondre à une question apparemment simple : même bien intentionné, qui est donc ce chercheur qui se préoccupe de la protection de l’enfance ? En quoi est-il jeu et enjeu de pouvoir ? Quelle forme de toute puissance convoque-t-il dans ses recherches ? Qui produit le sens des narratifs ou des biographies dévoilés ? L’enjeu méthodologique lui succède et interroge, à juste titre, le sujet – enfant et parent – de la recherche, celui qui se dévoile, qui s’expose. Que devient-il ensuite dans l’analyse de verbatim, catégorisés, fragmentés, épurés, passés à la moulinette des logiciels d’analyse textuelle ? Qu’advient-il ensuite quand les chercheurs reviennent dans le confort de leur antre pour analyser leurs résultats loin de cet autrui qui s’est dévoilé, mis à nu, exposé ? Quelle cohésion reste-t-il des entretiens et des récits de vie quand le chercheur se propose d’y mêler la sienne ? Viennent ensuite les enjeux institutionnels et politiques bien sûr. Ce rendre compte en quelque sorte que les chercheurs doivent réaliser ensuite : « rapport terminal » à produire, publications, communications. Pour qui ? Comment ? Pourquoi ? Remisés dans les placards poussiéreux ou faisant La Une des médias dans la société du spectacle de la misère... dans une restitution parfois impossible, souvent en prise avec la pensée dominante, « dans un don sans contre don ». Pour autant, sans être ni dupes ni crédules, même en nous donnant la bonne conscience du chercheur qui « pense », nous devons faire avancer les connaissances dans tous les domaines qu’ils soient sensibles ou non, nous sommes là aussi, dans le respect de l’autre, quels que soient son identité et son statut, pour que cet autre soit respecté dans sa différence et pour pouvoir dévoiler nos savoirs. C’est dans notre éthique de chercheur que nous devons « placer » cette restitution. Non pas dans les quelques pages que nous rédigeons, mais dans une place identifiée, mûrement prise en compte, dans une posture réflexive et sensible. Sans doute est-ce pour cette raison que le dernier enjeu se veut réflexif, au sens fort du terme. Il demande de la mise à distance de soi, de nos pratiques, de nos représentations, de nos savoirs pour que la complexité chère à Edgar Morin puisse être le garant, le ferment de nos productions.

6 À cette étape de mon propos, je développerai un point qui me semble quelque peu éludé dans l’ouvrage. La question de la grossesse ou autrement dit l’ante, le per-, le post-natal précoce. L’enjeu de la prévention se situe à ce croisement singulier d’un désir d’enfant, d’un projet d’enfant à venir et d’un environnement complexe qui peut rendre la parentalité vulnérable et induire des fonctions altérées lors des interactions précoces nourrissons-parents dont on sait l’impact sur le devenir de l’enfant et en réciprocité sur la paternalité et la maternalité. Si des moyens suffisants, réfléchis, en adéquation avec les besoins des familles étaient mis à disposition des acteurs de terrain, combien de situations défavorables au bien-être des familles pourrions-nous éviter, dans l’ici et maintenant et dans leur parcours de vie ? La protection de l’enfance ne trouverait-elle pas avantage à se déployer avec force dans cette période sensible ? À se saisir de ce moment opportun pour être au plus près des familles, de leurs besoins, de leurs préoccupations, de leurs peurs et angoisses, de leurs vécus douloureux, et à s’y ajuster sans discrimination, sans préjugés, avec empathie au sens noble du terme ?

7 Au fil de la lecture de cet ouvrage transdisciplinaire, apparaissent en filigrane les modalités fort différentes d’aborder la recherche dans les deux pays. Si, au Québec, la recherche semble bien ancrée au sein des structures qui accueillent et prennent soin des enfants et des familles de façon coordonnée et conjointe, les modalités françaises ne sont que balbutiantes à cet égard. Les chercheurs partent à la conquête du terrain en espérant qu’il s’ouvre à leurs perspectives, se voient parfois refuser l’accès aux structures soit pour raison d’un surcroît de travail, soit par une volonté politique, soit par méfiance. Il est vrai que la recherche-action, la recherche appliquée, n’ont pas le vent en poupe dans notre pays, et que les acteurs de terrain ont de longue date été sous-estimés par les chercheurs, pour ne pas dire méprisés.

8 Enfin, pour conclure sont convoqués trois processus : identitaire, statutaire et interpersonnel, interdépendants les uns des autres. Cette identification permettra sans aucun doute de poursuivre le débat salutaire engagé dans cet ouvrage collectif, pour lequel le terme « engagement » prend non seulement une dimension scientifique mais aussi politique et citoyenne. N’est-ce pas l’objectif premier dans nos métiers que d’être avant tout un chercheur citoyen et d’être sensibilisé à la fonction de nos savoirs produits ? Et, in fine, dans ce don de soi, au travers de ces narrations de parcours de vie, d’histoire d’enfants et d’adultes de la protection de l’enfance, nous chercheurs, ne sommes-nous pas toujours en dette ?

Chantal Zaouche-Gaudron
Professeure de psychologie de l’enfant à l’Université de Toulouse -Jean-Jaurès, membre de l’UMRLISST-Cers. Ses travaux se centrent depuis une vingtaine d’années sur le développement socio-affectif et genré du jeune enfant et sur les enjeux de la parentalité. Ses recherches prennent en compte les contextes dans lesquels l’enfant vit et grandit que ce soit au sein de sa famille (nucléaire, recomposée, monoparentale ou en résidence alternée, homoparentale) ou dans d’autres instances de son éducation telles que les structures d’accueil de la petite enfance ou les familles d’accueil. Ces dernières années, ses travaux se focalisent davantage sur les contextes de précarité objective et subjective, sur les situations de handicap ou encore aux violences conjugales. Elle est l’auteur ou co-auteur de plusieurs ouvrages récents : Le livre blanc de la résidence alternée. Penser la complexité. Érès 2014 (avec Gérard NEYRAND) ; Le développement social chez l’enfant : du bébé à l’enfant d’âge préscolaire, Dunod, 2015 ; Exposés aux violences conjugales : les enfants de l’oubli, Érès, 2016.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/12/2016
https://doi.org/10.3917/rf.013.0131
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