1 Fruit de cinq années de travail et de réflexion, ce qui était au départ un atelier de recherche sur la « mémoire familiale » mené notamment par Solène Billaud, Séverine Chauvel, Sybille Gollac, Alexandra Oeser et Julie Pagis, a finalement pris la forme d’un ouvrage. Histoires de famille. Les récits du passé dans la parenté contemporaine rassemble donc les contributions de ces cinq chercheuses, enrichies de celle de Benoît Trépied.
2 Laissant rapidement de côté la notion de « mémoire familiale » à proprement parler, jugée trop imprécise, les auteur(e) s proposent d’étudier « la production et la transmission d’histoires de famille » comme faits sociaux. À travers six monographies de familles et la mobilisation de notions clés comme celles de « maisonnée » ou de « lignée », cet ouvrage développe une approche anthropologique de la parenté contemporaine. Armé(e) s d’instruments théoriques riches – les travaux historiques de Maurice Halbwachs portant sur la mémoire collective, d’une part, mais aussi, de façon plus originale, les grilles d’analyse des études de genre (gender studies) et l’histoire du quotidien (Alltagsgeschichte) –, Solène Billaud et ses collègues s’attèlent à une analyse fine de la transmission et de l’appropriation des histoires de famille comme issues de rapports sociaux, de genre ou de domination entre lignées et au sein des fratries. Ce faisant, les six auteur(e) s proposent de repenser l’articulation entre histoire familiale privée et récits officiels publics ou nationaux.
3 Dans une première section, Sybille Gollac étudie la façon dont un bien immobilier, en l’occurrence une « maison de famille », peut devenir le support d’une histoire de famille. Décrivant la vente de ce bien, de son mobilier et des souvenirs familiaux qu’il renferme, l’auteure revient sur les rapports de domination qui existent au sein de la famille. Elle analyse notamment les stratégies d’appropriation de l’histoire familiale, les rivalités ou encore les alliances développées par les membres de la lignée pour s’ériger comme détenteurs légitimes des supports de leur histoire familiale. Ces rapports de force sont aussi des rapports de genre : la participation des femmes dans les histoires familiales est moins visible que celles des hommes, bien qu’elles soient les plus mobilisées dans la transmission auprès des enfants.
4 Dans un deuxième chapitre, Solène Billaud, observe la façon dont un même événement familial – la cessation d’une exploitation agricole – peut faire l’objet d’une appropriation et d’une interprétation différente selon les trajectoires individuelles des membres de la parenté. Elle insiste notamment sur l’importance du rang dans la fratrie et sur le sentiment de déclassement ou d’ascension sociale qu’un individu peut avoir comme autant de facteurs influençant la lecture de l’histoire familiale et alimentant des sentiments d’exclusion, de nostalgie ou encore d’échec vis-à-vis de la lignée. Séverine Chauvel s’attèle ensuite à la question de la transmission de l’héritage politique au sein des familles et de sa construction dans les projets éducatifs des parents. Elle montre comment les stratégies conscientes de transmission des histoires de famille permettent d’affilier l’enfant à l’une des deux lignées, maternelle ou paternelle. Elle souligne ainsi les procédés de recomposition ou de mise en évidence d’éléments singuliers de l’histoire familiale comme des manières de s’intégrer soi et ses descendants de manière différenciée dans des lignées. En témoigne l’exemple de Nino, un petit garçon, que sa mère emmène à des manifestations, estimant que l’engagement politique de gauche fait partie de l’héritage familial maternel.
5 Julie Pagis poursuit quant à elle cette réflexion sur l’héritage politique, à travers le cas des enfants de « soixante-huitards ». Elle s’intéresse plus spécifiquement à un profil particulier, celui des « héritiers ambivalents de l’utopie ». L’exemple de Mikaël, « héritier malgré lui », lui permet alors de révéler les mécanismes souvent implicites de la socialisation. Enfant de « soixante-huitard », il a connu une socialisation contre-culturelle dans le cadre familial. L’incorporation de normes dissonantes (entre le cadre familial et le cadre scolaire notamment) induit tantôt un rejet, tantôt une appropriation de l’héritage familial au cours de sa trajectoire biographique.
6 Dans un cinquième chapitre, Alexandra Oeser propose une analyse des émotions [1] comme « fait social et non individuel » à travers l’exemple d’un groupe familial dont les membres de la lignée ont vécu en Allemagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans des maisonnées séparées par le rideau de fer. Dans ce cadre, les émotions produites dans un cadre privé s’articulent et s’entremêlent à l’histoire politique. Les interprétations du passé politique de la famille reposent ainsi sur le choix de se rapprocher plutôt de l’une ou l’autre des maisonnées. Les frontières des groupes sont mouvantes : se rapprocher de l’un est perçu comme un éloignement affectif de l’autre. La dernière contribution de cet ouvrage est celle de Benoît Trépied, qui interroge la lecture du passé colonial en Nouvelle-Calédonie. Dans un contexte où le pays est sur le point d’accéder à l’indépendance, il analyse le cas de l’argumentation des Kanak anti-indépendantistes. Alors que le débat s’est polarisé autour de deux positions : les Kanak contre la colonisation et pour l’indépendance d’une part et les Caldoches anti-indépendantistes d’autre part, une troisième position émerge : celle des Kanak contre l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Si cette position politique peut paraître aberrante de prime abord, l’auteur montre qu’il n’en est rien que lorsque l’on observe les stratégies familiales sur le long terme ; ici, cette stratégie consiste en l’inscription de l’État comme allié familial. Benoît Trépied remarque qu’afin de préserver un statut social, un positionnement politique sur le long terme peut faire l’objet d’une transmission de générations en générations. Le choix de telle position politique plutôt qu’une autre devient alors évident dès lors que l’on observe le positionnement politique familial.
7 Solène Billaud, Sibylle Gollac, Alexandra Oeser et Julie Pagis concluent cet ouvrage en insistant sur la pertinence d’une approche non pas focalisée sur le contenu, mais sur la dynamique de production et de transmission des histoires. Il s’agit de sortir d’une « univocité » et d’envisager l’histoire familiale comme une construction sociale, en décloisonnant alors les domaines du public et du privé pour envisager une influence réciproque de ces sphères : l’histoire a une influence sur les expériences vécues par les membres d’un groupe de parenté, mais ceux-ci sont également des acteurs de l’histoire.
8 Si les différentes contributions peuvent sembler très hétérogènes, la pluralité des thématiques permet finalement d’explorer les différentes facettes de la question. On saluera le travail de coordination qui, par l’agencement des contributions et la mise en lumière d’un fil rouge, lui permet de trouver toute sa cohérence. D’un point de vue méthodologique, ce livre souligne la pertinence du recours aux monographies de famille comme supports de réflexion ; ces cas très atypiques permettent en effet une analyse fine et la mise en évidence des différents mécanismes à l’œuvre dans les rapports sociaux de production et de transmission des histoires de famille. On regrettera cependant que l’ensemble de la démarche et des matériaux recueillis, ayant permis d’aboutir aux résultats, ne soient malheureusement pas davantage présentés.
9 Enfin, ce travail constitue une contribution originale à la sociologie de la mémoire, se concentrant sur la construction sociale, la production et la transmission des histoires de famille, et permettant la rencontre de plusieurs disciplines : histoire, sociologie et anthropologie.
Notes
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[1]
Ou plutôt des « emotives », « expression socialement codée des émotions », l’auteure reprenant le concept de William Reddy. Cf. William M. REDDY, The Navigation of Feeling. A Framework for the History of Emotions, Cambridge, 2001.