1 Gérard Neyrand et Sahra Mekboul proposent dans cet ouvrage de s’intéresser aux processus de prescription et de diffusion des normes de genre à destination des enfants au travers de différents niveaux de discours qui touchent tous les acteurs impliqués auprès de lui. S’appuyant sur les résultats d’une vaste recherche dirigée par Gérard Neyrand et Christine Mennesson [1], cet ouvrage associe le regard du sociologue, qui s’intéresse depuis de nombreuses années aux effets des bouleversements contemporains de la société sur la famille et notamment sur les effets des différentes politiques publiques sur la sphère privée, à celui de Sahra Mekboul, criminologue, juriste-psychologue.
2 Ces auteurs proposent l’analyse de deux grands types de discours sociaux qui serait selon eux, vecteurs de normes de genre à destination des enfants : le discours juridique, comme vecteur de prescriptions normatives en ce qu’il détermine les politiques publiques guidant l’action sociale, éducative et juridique et le discours médiatique, comme vecteur de la diffusion des normes de genre, légitimant les normes à destination du grand public en général et des enfants en particulier. Bien que dans leur présentation, l’analyse de ces deux types de discours manque de mise en perspectives et d’articulation, provoquant à la lecture une rupture surprenante entre ces deux parties, chaque lecteur, professionnel de l’enfance ou non, parent ou non, pourra y trouver matière à prolonger sa réflexion.
3 Si les discours analysés par les auteurs touchent tous les acteurs impliqués auprès de l’enfant, l’approche de la construction et des enjeux du discours socio-juridique intéressera tout particulièrement les professionnels de l’enfance et de la petite enfance qui exercent tant dans le domaine du soin que de l’éducation ou de l’action sociale.
4 Le travail d’historicisation du discours juridique sur l’enfant proposé par les auteurs révèle la façon dont la naissance de l’enfant en tant que sujet de droit de la post-modernité aboutit à une représentation ambivalente, entre sujet autonome et, donc, responsable et être immature et vulnérable vis-à-vis duquel les parents en premier lieu et la société ensuite, sont, eux, responsables. C’est avec cette grille de lecture de deux conceptions difficilement conciliables que les auteurs analysent d’une part certaines politiques d’action de protection de l’enfance, comme les actions d’éducation à la santé par exemple, au travers de l’éducation dite sexuelle ou la lutte contre l’obésité faites en milieu scolaire, et proposent d’autre part une analyse des effets de la reprise médiatique de discours d’experts juridiques et scientifiques.
5 C’est au travers des controverses de l’affaire d’Outreau et les effets du traitement politico-médiatique du rapport de l’Inserm de 2005 sur les troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent que les auteurs mènent leur projet. Ces deux affaires illustrant parfaitement comme la question du corps, du côté de la sexualité d’une part et du côté de la régulation sanitaire d’autre part, est au centre des représentations de la protection de l’enfance.
6 En effet, l’émergence de la préoccupation sociale pour la régulation des rapports sexuels révèle la façon dont les évolutions de la société en font l’une de ses préoccupations. Là où régnait un régime statutaire au sein duquel le mariage venait comme organisateur de ce qui pouvait être permis ou non, c’est, comme le rappelle Irène Théry, « le consentement à l’acte qui est désormais le critère majeur de partition entre le permis et l’interdit ». Or, la naissance de la représentation de l’enfant en tant qu’être innocent et vulnérable évacue la question du consentement qui ne peut tout simplement pas être envisagé. Sa condition de vulnérabilité le place d’emblée en position de victime et renforce par là même la légitimité de la présence de l’État comme régulateur des comportements. Cependant, les revirements spectaculaires de l’affaire d’Outreau ont fait émerger deux figures de l’enfant : un être désincarné, sans sexualité, dont le corps et la parole sont à protéger et l’enfant roi affabulateur, mu par des désirs pervers qu’il conviendrait de réguler pour éviter qu’ils ne fassent de lui un adulte abuseur, le discours médiatique aura particulièrement concouru à renvoyer dos à dos ces deux représentations.
7 C’est également par le biais de l’analyse des effets de la reprise médiatique et mais aussi politique d’un discours expert que les auteurs se penchent sur « l’épisode » du rapport de l’Inserm. Ce rapport, visant à repérer les troubles des conduites chez les enfants et adolescents et aboutissant à mettre en lumière des déterminants de conduites à risque, a rapidement été récupéré par le pouvoir politique d’alors qui fait glisser ces conduites du côté de la délinquance, conduites qui deviennent alors un problème de santé publique qu’une politique de prévention « prédictive » pourrait venir sinon éradiquer, du moins réguler. Très vite, d’autres « experts » s’opposent vigoureusement à ces conclusions et leur exploitation politique en organisant le collectif Pas de 0 de conduite pour les enfants de moins de 3 ans. Ce collectif s’oppose à la logique prédictive et dénonce une confusion des rôles entre sphères de la santé, police et justice au profit d’une prévention « prévenante » basée sur une approche humaniste du soutien à la famille et au développement des capacités. Le débat d’experts qui s’ensuit et s’invite jusque dans les médias révèle au grand public que le savoir ne relève pas du domaine unique de la science mais qu’il émerge dans un contexte culturel donné. L’affaire de Pas de 0 de conduite contribue à donner un statut nouveau à la parole de l’expert sur l’enfance qui perd alors de son universalité et révèle que les politiques qui visent à l’administration de l’enfance sont inévitablement liées à la façon dont la connaissance à laquelle elle se réfère est produite.
8 Si le recours à ces deux exemples révèle une reconfiguration contradictoire et évolutive des images de l’enfant, il permet également aux auteurs d’introduire la place et le rôle des médias dans la diffusion des discours normatifs qui organisent ces représentations.
9 La deuxième partie de l’ouvrage propose une approche socio-médiatique de la diffusion des normes de genre au travers de l’analyse des émissions télévisuelles à destination des enfants et des spots publicitaires qui les environnent, complétée par une analyse des discours des magazines pour parents.
10 Si la présentation académique de la méthode et des résultats peut rendre la lecture de cette partie parfois fastidieuse, l’analyse de ces discours recentre le propos de l’ouvrage autour de la diffusion des normes de genre. C’est ici la question du rapport à ce discours pensé comme normalisateur qui retient notre attention. Les auteurs semblent en effet distinguer la normativité corporelle et de genre de la normalisation, ce qui reviendrait à distinguer ce qui serait du côté de la constitution de la norme et ce qui serait du côté de sa diffusion. Or, l’analyse du discours médiatique et de ses effets proposée par les auteurs nous amène à penser que la distinction entre prescription et diffusion est une limite ténue qui pourrait facilement s’effacer, surtout en ce qui concerne le rôle des médias et la façon dont ils façonnent aujourd’hui l’environnement de l’enfant.
11 Les auteurs s’intéressent aux discours produits sur l’enfant et aux discours produits pour l’enfant mais le discours de l’enfant lui-même reste le grand absent ici. Les problématiques soulevées nous amènent à interroger ce qu’il en est des possibilités d’appropriation subjective de ces normes par l’enfant lui-même, démarche qui permettrait alors d’appréhender le processus de socialisation sous un angle nouveau. Dès l’introduction les auteurs positionnent l’enfant comme un être social pris, pensé, par un environnement qui le dépasse et le façonne tout à la fois. C’est peut-être à cet endroit qu’un regard plus psychologique, c’est-à-dire davantage ancré du côté du sujet, pourrait venir étoffer l’approche tout à fait sociologique du traitement de la question de la diffusion des normes corporelles et de genre proposée par les auteurs.
12 Car si l’enfant est soumis dès son plus jeune âge, et même avant peut-être, à des messages qui lui sont adressés par son environnement social en général et familial en particulier, précisons que leur signification échappe à l’enfant lui-même. Ces messages, au sein desquels les représentations sociales tiennent une place importante, fonctionnent comme de véritables assignations au sein desquelles l’assignation de genre tient une place centrale. En effet, les parents, les proches et avec eux la société toute entière, ne s’adressent pas de la même façon à une fille qu’à un garçon. Or, le premier endroit où l’enfant reçoit ces messages qui lui sont adressés est justement, dans, par son corps. De plus, ce processus d’assignation, qui participe au processus de socialisation, n’est pas un phénomène passif. Ainsi, penser le processus de socialisation en termes d’appropriation subjective permet de se dégager d’une logique déterministe des processus de normativité et ainsi de repenser le rapport à la norme du sujet. Tout se passe comme si le processus de socialisation de l’enfant ne résonnait ensuite pour lui que comme une tentative de traduction, d’appropriation, au sein de laquelle la subversion de la norme pourrait se poser comme l’une des voies de dégagement possible face à la rigidification de stéréotypes de genre propres à la société néolibérale contemporaine.
Notes
-
[1]
Gérard NEYRAND, Christine MENNESSON, avec la collaboration d’Agnès FINE, SOI_CAS/ANR enfance, 2009-2013 : prescription des normes, socialisation corporelle des enfants et construction du genre.