1 Les sociétés occidentales sont de nos jours traversées par un paradoxe majeur en ce qui concerne la socialisation, plus particulièrement dans le contexte français, celui d’une survalorisation médiatique et politique de l’éducation des enfants par leurs parents alors que s’accroît régulièrement l’importance d’autres instances dans l’éducation – et plus globalement la socialisation – de ces mêmes enfants. Cela correspond à une baisse du temps parental consacré à l’éducation du fait du double travail des conjoints, et à l’importance accrue prise par d’autres instances socialisatrices (médias, modes d’accueil, pairs, école...). Cette représentation parentaliste entraîne une sur-responsabilisation des parents qui demande à être dépassée pour pouvoir procéder à un renouvellement de la perspective coéducative par une mise en réseau plus harmonieuse, qui s’appuierait sur une pensée nouvelle de ce que serait une co-socialisation.
2 Participe de ce mouvement paradoxal, la montée d’un véritable dispositif de parentalité à la fin du XXe - début du XXIe siècles, qui voit l’État et les institutions progressivement intégrer la parentalité comme principe de gestion sociale, en posant la mise en réseau et la coordination des actions de soutien et d’accompagnement existantes comme un objectif politique, et en développant de nouvelles actions et procédures visant aussi bien à soutenir les parents dans leur position éducative qu’à contrôler qu’ils s’acquittent de cette fonction éducative d’une façon jugée satisfaisante. Cette évolution semble renvoyer à une véritable nécessité structurelle de développement de ce soutien aux parents qui fait que la constitution du dispositif de parentalité renvoie, comme l’analysait Michel Foucault, à une « urgence sociale ». « Par dispositif, j’entends une sorte – disons – de formation qui, à un moment historique donné a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante. » [1]
3 Nos deux ouvrages récents, d’une part, sur le dispositif de parentalité, Soutenir et contrôler les parents [2], d’autre part, sur la socialisation de genre, Corps sexué de l’enfant et normes sociales. La normativité corporelle en société néolibérale [3], s’attachent à cerner ce paradoxe mettant en tension la valorisation de l’éducation parentale avec l’importance prise par d’autres instances éducatives dans la socialisation de plus en plus multiforme de l’enfant. Ils serviront de soubassement à la tentative d’explicitation des enjeux de cette situation que nous allons réaliser.
4 Comme préambule à celle-ci, peut-être est-il souhaitable de rappeler ce que l’on peut entendre par parentalité, ce néologisme qui paraît récent mais qui en fait est apparu dès 1930 pour traduire le terme anglais parenthood, utilisé par l’anthropologue Bronislaw Malinowski pour désigner les fonctions que les parents occupent à l’égard de leurs enfants [4]. Il sera repris dans un autre contexte par les psychanalystes Therese Benedek, puis Claude Racamier, pour parler du lien psychique qui s’établit entre enfant et parents et engendre de multiples développements imaginaires. En définitive, lorsque les sociologues s’en emparent dans les années 1980 pour décrire les mutations familiales et leurs conséquences : la monoparentalité, la beau-parentalité, l’homoparentalité, la grand-parentalité, le terme est déjà lourd de sens différents. Ce n’est pas son irruption dans les médias et le discours politique au début des années 1990 qui va forcément clarifier les choses. Toujours est-il que celui-ci me semble insister sur deux choses : la dimension construite du lien qui unit parents et enfant et renvoie à un processus de parentalisation, qui est aussi bien social (reconnaissance sociale de qui sont les parents d’un enfant, qui suppose déclaration de naissance ou procédure d’adoption) que psychique (adoption psychique réciproque). Ainsi, de deux façons se met en place une affiliation parent-enfant, qui va déboucher sur la nécessité pour les parents d’assumer des fonctions (de soin, d’éducation, d’attribution d’identité, d’étayage) considérées comme parentales, tout en mettant en évidence que cette position est construite, et comprend des dimensions psychiques et sociales, qui ne sont pas toutes institutionnalisées dans notre contexte de mutation rapide et profonde des rapports privés. Les situations juridiques des beaux-parents, des homoparents, des enfants « nés sous X » ou avec AMP avec donneur illustrent le caractère dynamique des transformations familiales et l’intérêt d’identifier une notion de parentalité qui se distingue de celle de parenté et ses structures élémentaires, et qui entremêle quelque chose qui en anglais a à voir aussi bien avec le parenthood que le parenting [5].
◀ De quelques éléments explicatifs de la montée des attentes sociales à l’égard des parents
5 Si les attentes sociales à l’égard des parents sont aujourd’hui si élevées cela renvoie à un triple processus : d’une part, de fragilisation de la position parentale ; d’autre part, d’étirement de la période passée par les enfants au domicile de leurs parents, qui peut parfois largement excéder l’âge officiel de la majorité, enfin de valorisation continue de l’enfance depuis au moins un demi-siècle. Permise par l’entrée dans la société de consommation et de communication, cette valorisation dans laquelle sont pris les parents s’alimente aussi bien de la diffusion des savoirs des sciences humaines et de la psychanalyse concernant l’enfant, que du renforcement des droits de l’enfant favorisé par la fragilisation conjugale et familiale. Si aujourd’hui ce n’est plus le mariage mais la venue de l’enfant qui fait famille, cela confère à l’enfant une centralité d’autant plus grande qu’il se fait plus rare qu’autrefois, qu’il demeure plus longtemps chez ses parents, et que l’attachement affectif qu’il engendre n’a jamais été aussi élevé.
6 On sait que le mouvement de fond des sociétés occidentales d’égalisation des places (de sexe et de génération) et d’autonomisation des personnes a correspondu à une fragilisation sans précédent du couple, amené de plus en plus à se séparer sans que son institutionnalisation dans le mariage ni la présence d’enfants suffise, comme autrefois, à le pérenniser [6]. L’organisation sociale et son système normatif régulé par le droit n’a pu que mettre en forme la prégnance du principe du consentement réciproque [7] comme seul motif du maintien de l’union, se dégageant ainsi de la normativité institutionnelle antérieure. Avec cette conséquence que la normativité, aussi bien morale que juridique [8], a été recentrée sur la place des enfants, leurs relations aux adultes, et plus particulièrement à leurs parents.
7 Le nouveau principe de gestion des relations familiales celui de « l’intérêt supérieur de l’enfant », a ainsi intégré la parentalité, et rapidement l’idée de coparentalité après séparation, comme participant de cet intérêt. Ce d’autant plus facilement que depuis la seconde guerre mondiale les travaux de René Spitz sur l’hospitalisme, de John Bowlby sur l’attachement, de Jenny Aubry sur les carences maternelles et de nombreux autres cliniciens avaient popularisé l’importance des soins et de l’éducation apportés par la mère, et quelque peu accessoirement le père, comme fondamentaux pour le bien-être et l’équilibre de l’enfant, au détriment de tout accueil en structure collective. Si, depuis, le discours « psy » a évolué, il reste encore de multiples représentants d’un parentalisme éducatif, qui continue à largement s’appuyer sur une dichotomisation des fonctions parentales, soin pour la mère et autorité au père [9]. Le discours sur la parentalité y trouve un de ses ancrages, notamment quand il s’agit de dénoncer les carences éducatives de parents d’enfants ou d’adolescents incivils ou délinquants [10].
◀ Des dispositifs de soutien aux parents au dispositif de parentalité
8 Si dans les années 1970 et 80 de multiples initiatives associatives se sont développées pour répondre à la fragilisation parentale (depuis les lieux d’accueil enfants-parents jusqu’à la médiation familiale), la prise de conscience par les institutions de l’intérêt de ces dispositifs novateurs pour la régulation des relations privées a amené à une certaine institutionnalisation de leurs actions (aussi bien en dégageant des lignes budgétaires pour les soutenir qu’en les contractualisant, ou en développant de telles actions à l’intérieur même de ces institutions ou avec leurs représentants). S’est ainsi développé un double discours institutionnel et politique, en phase avec le discours médiatique porté par la société néolibérale, sur l’importance de la fonction éducative des parents.
9 Ce double discours parentaliste a été particulièrement mis en évidence quand, pour répondre à la montée du discours critique sur la « démission des parents » d’enfants problématiques promouvant à leur égard un contrôle répressif, a été décidé en France un dispositif de promotion, de mise en réseau et de coordination des actions de soutien à la parentalité. La création en 1999 des Réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents (REAAP) exemplifiait la mise en tension de ces deux façons de faire à l’égard des parents, soutien ou contrôle, tout en exacerbant l’importance décisive reconnue à l’éducation parentale dans la socialisation des enfants.
10 Mais cela n’est pas allé sans produire un certain nombre de contradictions, qui vont amener les intervenants du soin, de l’éducation, du social à être confrontés à ce qu’on appelle des injonctions paradoxales, ou contradictoires. Le double bind ainsi produit [11] n’est pas facile à résoudre : il oppose le soutien et sa production de confiance au contrôle et sa production de méfiance ; l’évaluation participative des actions élaborée avec les intervenants à une évaluation managériale s’appuyant sur l’arsenal statistique de l’économétrie ; la volonté d’élaboration d’une coéducation harmonieusement partagée au discours parentaliste de sur-responsabilisation des parents dans l’éducation, discours qui s’appuie de surcroît sur une dichotomisation des rôles de sexe qui apparaît quelque peu dépassée pour les sciences sociales, et qui met en avant la référence à la biologie et à la Nature pour justifier des positionnements divergents de la mère et du père, alors même que l’accès massif des femmes au marché du travail [12] et l’ouverture des pères au paternage modifiaient en profondeur le contexte social [13].
◀ Les incohérences de la gestion sociopolitique de la parentalité
11 Resurgissent ici les deux modèles de référence qui ont marqué l’évolution des conceptions de la famille et de la parentalité, le modèle bio-médical, qui essentialise les places en renvoyant à la nature les raisons de leur différenciation nécessaire, et le modèle sociologique de la démocratie, qui rappelle le primat de l’histoire et de la culture dans la définition des places familiales et des rapports entre les sexes et les générations. Le corps s’en retrouve au centre du conflit interprétatif, puisque c’est lui qui exhibe l’évidence des différences de sexe et de génération, et semble manifester le primat du biologique dans la définition de l’humanité et de ses formes de vie en famille, selon une vision éthologique de l’homme.
12 Pour autant, même si le modèle socio-démocratique semble avoir pris le dessus dans la gestion sociale, avec la formalisation juridique de l’égalité entre les sexes et l’autonomisation sociale des femmes, la force de la logique traditionnelle antérieure demeure, et continuent à se manifester au sein des couples à double carrière des assignations sociales des femmes aux enfants et des hommes à l’espace public qui perdurent, tant ces logiques continuent à être porteuses aussi bien dans la sphère privée que dans l’espace public [14]... Sur cette vision s’articule l’idée que l’éducation du petit humain est fondamentalement familiale et n’est guère que cela, poussant alors à dénoncer les dysfonctionnements éducatifs comme des carences parentales (de la primo-éducation maternelle et de l’autorité paternelle), liées à une « démission » des parents à l’égard de leur fonction éducative. Ce qui ne va pas sans provoquer la propension parentale, et surtout maternelle, à la culpabilité, face à cette sur-responsabilisation médiatique et politique.
13 On a vu que un tel discours, présent dès les années 1980 dans les médias, trouvera dans le terreau de la précarisation qui s’affirme dans les années 1990 un support pour une diffusion accrue chez les politiciens d’une droite plus ou moins extrême. À tel point, qu’en 1998-99, le délégué interministériel à la famille du gouvernement Jospin, Pierre-Louis Rémy, particulièrement agacé [15] par cette montée de la stigmatisation parentale, a impulsé la création de la réponse alternative à cette sur-responsabilisation éducative des parents que constituent les REAAP. Si la promotion de cette façon de voir les choses chez les professionnels du social, de l’éducation et du soin s’est avérée particulièrement aisée, c’est que le terrain était déjà préparé par les sciences sociales. L’anthropologie, par la comparaison des multiples formes de sociétés existantes, ne peut que mettre à mal une vision naturaliste des choses, en soulignant les divergences de statuts, de pratiques et de fonctions dévolus aux différents acteurs familiaux selon les sociétés et les moments de leur histoire.
14 Dès lors, l’affirmation d’une volonté démocratique au sein de la sphère privée dans les sociétés occidentales de la seconde moitié du XXe siècle n’apparaît plus que comme la conséquence logique de l’évolution des conditions de vie et des relations sociales. Mais cette volonté de démocratisation de la sphère privée ne va pas sans de multiples obstacles et résistances, qui vont trouver à s’exprimer particulièrement dans les années 2000. Car, il ne suffit pas d’avoir édicté dès 1989 une Convention internationale des droits de l’enfant pour que tous les enfants soient pensés comme personnes à part entière et toute violence à leur égard abolie, comme il ne suffit pas que soit rédigée la charte des REAAP pour que tous les parents soient appréhendés dans la complexité de leur situation sociale pour rendre compte de leurs difficultés éducatives. De nouvelles figures concernant aussi bien les enfants que les parents se développent dans les années 1990 et trouvent leur pleine expression dans les années 2000. Celles de l’enfant-victime porté par la médiatisation extrême des affaires de pédophilie, jusqu’au coup d’arrêt porté par la catastrophe juridique d’Outreau [16], et celle, symétrique, de l’enfant coupable, portée par la mise en exergue des phénomènes de délinquance et d’incivilité, et un discours sécuritaire qui prend de plus en plus d’importance [17]. Le renouvellement de la normativité y trouve pleinement à s’exprimer [18].
15 En parallèle, s’affirme la figure du parent démissionnaire, rendu responsable de toutes les carences éducatives que les incivilités de ses rejetons sont censées manifester. Les années 2000 vont permettre, avec le changement d’orientation politique, que cette traduction dans l’espace public de l’idéologie néolibérale de la responsabilisation individuelle de tous les maux sociaux puisse librement s’exprimer. Elle atteindra son point d’orgue fin 2005, quand le ministre de l’Intérieur alors en poste annoncera son intention d’intégrer dans le projet de loi sur la prévention de la délinquance une conclusion extrêmement controversée du rapport Inserm sur les troubles du comportement chez l’enfant et l’adolescent [19], selon laquelle on pourrait prévenir la délinquance dès l’âge de 3 ans [20].
16 Si la réaction particulièrement violente de représentants de la société civile [21] à l’hypothèse d’une prédictivité de la délinquance a permis le retrait de cette proposition du projet de loi voté en 2007, elle a aussi manifesté, aux yeux de tous, les conflits de représentations sur l’enfance et la parentalité qui secouent autant les scientifiques que les politiques. La gestion sociale du dispositif de parentalité s’en est trouvée de ce fait confrontée à de multiples tensions et incohérences, qui attestent de la difficulté à intégrer un idéal démocratique au sein des relations privées, alors que le politique n’est plus vraiment en mesure de réguler la montée des inégalités engendrées par le néolibéralisme et la mondialisation des logiques économiques [22]. Mais si ce centrage sur les parents du discours social et politique en matière d’éducation pose question quant aux représentations qui le sous-tendent, il en rend d’autant plus urgente la nécessité d’élaborer une pensée renouvelée de la coéducation, tant celle-ci repose sur une façon de la problématiser trouvant une origine dans l’éducation populaire, qui s’avère aujourd’hui datée [23].
◀ Élaborer une problématique sociale de la coéducation
17 Confrontée à ce paradoxe de la sur-responsabilisation des parents dans un contexte d’affirmation d’une coéducation de plus en plus partagée entre de multiples intervenants, cette nécessité d’une nouvelle élaboration s’affirme [24], jusqu’à la concevoir comme une co-socialisation entre de multiples instances. Ce qui suppose de préciser ce qu’un sociologue peut entendre par socialisation, car en sociologie la socialisation de l’enfant est loin de se limiter à l’ouverture à la vie collective [25], elle est bien plutôt le processus d’intégration par le sujet des codes, des normes, des valeurs et des modes de vie en société. Elle comporte donc une partie plus inconsciente, qui participe de l’imprégnation d’une ambiance et d’une imitation des pratiques environnantes, et une partie plus rationnelle, qui participe d’une inculcation par le biais de stratégies éducatives. La socialisation est ainsi réalisée par des acteurs éducatifs, mais aussi par des instances productrices d’ambiance, comme par exemple les médias. Ainsi, bien que les discours sur la parentalité foisonnent, les parents ne constituent plus forcément les acteurs incontestés d’une socialisation essentiellement familiale. Dès la naissance, l’environnement du bébé n’est plus familial mais d’abord médical et social, et cette immersion précoce participe d’une socialisation multiforme. De plus en plus aujourd’hui, l’action des parents se retrouve médiatisée par les discours sociaux et les technologies qui les diffusent. « De retour à la maison, si l’action socialisatrice se recentre sur les parents, ce sera avec une ampleur plus ou moins élevée selon les milieux sociaux. Très vite l’influence parentale doit composer avec deux dimensions qui ont pris de plus en plus d’importance : la place des médias – notamment des écrans – et la reprise du travail professionnel pour la plupart des deux parents. Tout cela sous le regard mi-bienveillant, mi-scrutateur des instances de gestion sociale (comme la PMI, voire l’ASE), prises entre la logique du soutien et celle du contrôle de la bonne marche socialisatrice de la famille. » [26]
18 Ce qui ne signifie pas, rappelons le, que la position de contrôle soit forcément négative, on peut aussi contrôler que tout se passe bien dans une procédure d’accompagnement ; ni que le soutien est forcément positif, car s’il s’accompagne d’une attitude trop exclusivement parentaliste, c’est-à-dire ne considérant plus le parent que comme le simple support d’une fonction parentale et non plus comme une personne, les effets de cette position pourtant empreinte de bonne volonté peuvent se révéler pernicieux...
◀ Le temps des paradoxes
19 La question de la formation de l’enfant, comme personne autonome au regard d’une normativité sociale trop contraignante, et comme citoyen impliqué dans le fonctionnement d’une société posée comme démocratique, se retrouve prise dans l’espace des contradictions qu’une affirmation de la logique néolibérale produit : réduire la fonction de régulation portée par l’État social au profit d’une valorisation des libertés individuelles portée par le système économique ; renvoyer la question de l’éducation aux deux institutions centrales censées la prendre en charge, la famille et l’école, tout en réduisant la fonction au jeu personnalisé des acteurs qui la portent. De ce fait, recentrer la responsabilité éducative sur ces acteurs, les enseignants et encore plus les parents, tout en les plaçant en position d’affrontement individualisé sans leur donner les moyens de réguler la complexification de la socialisation liée à la désynchronisation des instances éducatives ne peut que leur poser problème. S’accentue alors la tension entre le centrage des discours et préoccupations sur les parents (et dans une moindre mesure l’école) et la présence d’une multi-socialisation. L’apparition dans la foulée des Réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents en 1999, des Comités locaux d’accompagnement à la scolarité en 2000, celle des nouvelles mesures en matière de protection de l’enfance, de la volonté de promotion des dispositifs médiateurs entre institutions, comme les classes passerelles [27], du développement des politiques d’éducation à la santé, puis de la coordination entre ces différents dispositifs dans les années 2010 témoigne de l’affirmation de la visée coéducative et de la prise de conscience par la société civile et les institutions de cette nécessité structurelle qui se fait jour de repenser le cadre global de l’éducation et de l’inclure dans une pensée plus large de la socialisation. Même l’école aujourd’hui a pris conscience de cette nécessité, appelant dans sa circulaire du 15 octobre 2013 une ouverture accrue de l’école aux parents [28].
20 Pour répondre au projet démocratique, dans une perspective plus citoyenne que néolibérale, il est devenu pertinent aujourd’hui de concevoir la coéducation plutôt comme une cosocialisation, où l’enchevêtrement des multiples instances d’intervention qui la constituent contribue à leur mise en tension, alors qu’apparaît de plus en plus manifeste une action socialisatrice des médias qui est loin de participer de la dimension volontaire et stratégique de l’éducation, mais met plutôt en œuvre une action formatrice par imprégnation de l’enfant avec des normes et des valeurs dont ils sont porteurs. Sont ainsi mises en avant plusieurs dimensions dont il conviendrait de prendre la mesure. La première d’entre elles est peut-être la précocité du processus de socialisation et l’importance de la prime enfance comme lieu privilégié de la socialisation par imprégnation, correspondant à ce qu’un certain nombre d’auteurs ont pu désigner comme une incorporation [29]. Pour la grande majorité des individus, ce qui est acquis avant 3 ans n’est guère « remémorable » et confère à ce qui est intériorisé une efficacité d’autant plus grande qu’elle est inconsciente. Ce qui explique que certains pédopsychiatres se soient élevés avec force contre la possibilité de diffusion en France de chaînes de télévision pour bébés [30], ou que l’école maternelle à 2 ans pour les enfants vivant dans des environnements précarisés puisse contribuer à lutter contre les inégalités sociales, et par contrecoup scolaires [31].
21 Si l’école républicaine a une fonction éducative manifeste, qui lui est parfois déniée par certains enseignants focalisés sur la transmission de savoirs, elle n’intervient que dans un deuxième temps, après les parents, les médias, les accueillants des multiples lieux de garde ou de soin..., ce qui contribue à expliquer sa relative incapacité à mettre en œuvre une égalité des chances qui lui sert pourtant de référent.
22 Les instances de socialisation se sont donc diversifiées et leur importance respective modifiée, les médias, les modes d’accueil et de garde, les lieux de soin, les offres associatives concernant le temps libre ou le soutien éducatif, l’école maternelle, puis primaire, les multiples institutions religieuses... constituent autant d’instances de socialisation complémentaires de l’emprise familiale sur l’enfant. Deux niveaux différents de socialisation interagissent au sein de chaque instance, celui de la spécificité du dispositif de parole que chacune représente et celui du contenu énoncé, l’impact du dispositif de parole s’avérant parfois prépondérant, comme l’illustre le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) [32]. Parfois vécues ou positionnées en concurrentes, elles exercent une influence qui n’est ni maîtrisée, ni homogène, que ce soit au sein d’une d’entre elles ou dans leurs interactions. Les modèles de genre véhiculés dans les émissions télévisuelles pour enfants (dessins animés, publicités), par exemple, peuvent être très divergents, de même, la diversité des attitudes au sein du corps des assistantes maternelles, ou les écarts, parfois rédhibitoires, entre certains discours religieux et les fondamentaux scolaires, sans compter l’impact encore mal évalué des nouveaux médias...
23 Il s’agit alors de mieux appréhender leurs complémentarités et leurs dissonances dans la construction de cet enfant pluriel qu’est devenu celui des sociétés contemporaines, et pour cela, d’une part, mieux appréhender à quel point aujourd’hui l’éducation est la conséquence d’une action multiforme en réseau ; d’autre part, qu’elle participe d’un processus de formation de l’être humain beaucoup plus large, qu’on peut désigner comme une socialisation. La démarche se révèle de ce fait complexe puisqu’elle suppose aussi bien de promouvoir la figure du réseau éducatif (en essayant de réaliser la synthèse entre une conception du réseau mettant de façon assez informelle en relation des acteurs de terrains et une conception plus institutionnalisée du réseau s’appuyant sur la volonté étatique de coordination et de promotion d’une demande plus structurée dans la coopération [33]) que de l’inclure dans une pensée plus large de la cosocialisation.
24 Là aussi la démarche est complexe et peut se révéler ambiguë, car à tout moment une perspective normative peut être réactivée, comme le montre la volonté institutionnelle et étatique de faire passer le développement antérieur en rhizome [34] des pratiques de soutien et accompagnement de la parentalité à un développement structuré hiérarchiquement [35]. Le risque demeure, on l’a vu, une focalisation sur les parents, leurs compétences, leurs positionnements, qui, d’une part, ne les appréhende plus que comme porteurs d’une fonction parentale [36], et leur dénie dans le même mouvement un statut de sujet ou d’acteur social ; d’autre part, gêne à l’élaboration de l’analyse d’une cosocialisation, qui permettrait de mieux les accompagner dans la définition de leur position de régulation de cette multitude d’influences socialisatrices et éducatives. C’est sans doute le défi des années 2010 et au-delà d’avoir à élaborer un fonctionnement de la démarche coéducative en démarche de cosocialisation qui harmonise les rapports entre parents, institutions et société civile, et qui soit satisfaisant pour les citoyens et pas seulement pour les consommateurs.
Notes
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[1]
Michel FOUCAULT, « Le jeu de Michel Foucault », Ornicar ? Bulletin périodique du champ freudien, n° 10, juillet 1977 ; repris dans FOUCAULT, Dits et écrits II, Paris, Gallimard, pp. 298-329, 1994, p. 299.
-
[2]
Gérard NEYRAND, Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité, Toulouse, Érès, 2011.
-
[3]
Gérard NEYRAND, Sahra MEKBOUL, Corps sexué de l’enfant et normes sociales. La normativité corporelle en société néolibérale, Toulouse, Érès, 2014.
-
[4]
Bronislaw MALINOWSKI, « Parenthood. The basis of social structure », in Victor Francis CALVERTON, Samuel Daniel SCHMALHAUSEN (dir.), The New Generation : The Intimate Problems of Modern Parents and Children, New York, The Macaulay Comp., pp. 113-168, 1930. Cette première utilisation du terme par un anthropologue pour décrire les fonctions parentales est rappelée dans la véritable somme que représente l’ouvrage de Godelier : Maurice GODELIER, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004. Voir à ce sujet ma note de lecture dans Recherches familiales, n° 3, 2006.
-
[5]
Gérard NEYRAND, « La parentalité comme dispositif. Mise en perspective des rapports familiaux et de la filiation », Recherches familiales : La filiation recomposée : origines biologiques, parenté et parentalité, n° 4, 2007, pp. 71-88 ; repris dans Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité, Toulouse, Érès, 2011. Voir aussi Didier HOUZEL (dir.), Les enjeux de la parentalité, Toulouse, Érès, 1999, et la mise en perspective de ce travail dans Soutenir et contrôler les parents, pp. 53-58.
-
[6]
Anthony GIDDENS, La transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, Chambon, éd. Le Rouergue, 2004 [édition anglaise : 1992].
-
[7]
Geneviève FRAISSE, Du consentement, Paris, Seuil, 2007 ; THÉRY Irène, « Changement des normes de la vie privée et de la sexualité. De la question individuelle à la question sociétale », in Gérard NEYRAND, Michel DUGNAT, Georgette REVEST, Jean-Noël TROUVÉ (dirs.), Familles et petite enfance. Mutations des savoirs et des pratiques, Érès, Toulouse, 2006.
-
[8]
Jacques COMMAILLE, L’esprit sociologique des lois, Paris, PUF, 1994.
-
[9]
Gérard NEYRAND, Michel TORT, Marie-Dominique WILPERT, Père, mère, des fonctions incertaines. Les parents changent, les normes restent ? Toulouse, Érès, 2013.
-
[10]
Sylviane GIAMPINO, Catherine VIDAL, Nos enfants sous haute surveillance : évaluations, dépistages, médicaments..., Paris, Albin Michel, 2009.
-
[11]
Gregory BATESON, Vers une écologie de l’esprit, vol. 1, Paris, Seuil, 1977 [1972] ; vol. 2, 1980.
-
[12]
Jeanne FAGNANI, Un travail et des enfants : petits arbitrages et grands dilemmes, Paris, Bayard, 2000.
-
[13]
Gérard NEYRAND, L’enfant, la mère et la question du père. Un bilan critique de l’évolution des savoirs sur la petite enfance, Paris, PUF, 2000 [3e éd. 2011] ; « Porter bébé, une disposition sexuée ? », in Régine PRIEUR (dir.), Des bébés bien portés, Toulouse, Érès, 2012.
-
[14]
Un indicateur parmi d’autres en est le quasi-monopole des emplois à temps partiel par les femmes, notamment le mercredi, « jour des enfants ».
-
[15]
Selon l’expression de Monique Sassier.
-
[16]
Antoine GARAPON, Denis SALAS, Les nouvelles sorcières de Salem. Leçons d’Outreau, Paris, Seuil, 2006.
-
[17]
Ulrich BECK, La société du risque, Paris, Aubier, 2001 [Frankfurt am Main : 1986] ; Laurent MUCCHIELLI, La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2008.
-
[18]
Gérard NEYRAND, Sahra MEKBOUL, Corps sexué de l’enfant et normes sociales. La normativité corporelle en société néolibérale, Toulouse, Érès, 2014.
-
[19]
INSERM, Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent, expertise collective, Paris, 2005.
-
[20]
Cette vision prédictiviste sera reprise à plusieurs reprises par la même personne, devenu président, par exemple en imputant la pédophilie à un gène coupable…
-
[21]
LE COLLECTIF, Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans !, Toulouse, Érès, 2006.
-
[22]
Gérard NEYRAND, « La place du corps sexué dans la définition de l’identité, un espace de confrontations normatives », Recherches familiales, n° 11, 2014.
-
[23]
Frédéric JESU, Co-éduquer. Pour un développement social durable, Paris, Dunod, 2004.
-
[24]
Sylvie RAYNA, Marie-Nicole RUBIO, Henriette SCHEU (dir.), Parents-professionnels : la coéducation en question, Toulouse, Érès, 2010.
-
[25]
Claude DUBAR, La socialisation. Construction et identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991 ; Muriel DARMON, La socialisation, Paris, Armand Colin, 2006.
-
[26]
Gérard NEYRAND, « La reconfiguration de la socialisation précoce. De la coéducation à la cosocialisation », Dialogue, n° 200, 2013.
-
[27]
Luce DUPRAZ, « Les lieux-passerelles entre familles et école maternelle », Les Cahiers du Cerfee - École/famille : quelles médiations ?, n° 16, 2000.
-
[28]
« Renforcer la coopération entre les parents et l’école dans les territoires », circulaire n° 2013-142 du 15-10-2013, Ministères de l’Education nationale, des Affaires sociales et de la santé, de l’Égalité des territoires et du Logement.
-
[29]
Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980 ; Sylvia FAURE, Apprendre par corps. Socio-anthropologie de la danse, Paris, La Dispute, 2000 ; Sylvia FAURE, « Les cadres sociaux de l’incorporation », Le Passant ordinaire, n° 42, septembre-octobre 2002.
-
[30]
Pierre DELION, Bernard GOLSE, Serge TISSERON, « Un moratoire pour les bébés téléphages », Le Monde, 27 octobre 2007 ; Olivier HOUDE, Serge TISSERON, Jean-François BACH, L’enfant et les écrans, Paris, Le Pommier, 2013.
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[31]
Yveline FUMAT, Roger MONJO (coord.), « Autorité et socialisation démocratique de la famille à l’école », Les Cahiers du Cerfee, Montpellier, n° 21, 2006 ; Paul CAILLE, « Scolarisation à deux ans et réussite de la carrière scolaire au début de l’école élémentaire », Éducation et formations, n° 6 - juillet-septembre 2001 ; Suzy COHEN, De la crèche à l’école, Paris, Nathan, 1995.
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[32]
Yannick LEJEUNE, TIC 2025 les grandes mutations. Comment Internet et les TIC vont dessiner les prochaines années, FYT éditions, 2010.
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[33]
Gérard NEYRAND, « La dynamique d’un réseau de prévention psychique précoce. Résistances et perspectives », Revue Française des Affaires Sociales, n° 1, pp. 103-125, janvier-mars 2004 ; Michel DUGNAT, Marina DOUZON, « Quelques questions sur les différentes figures des réseaux en périnatalité », Spirale, n° 41, pp. 97-105, 2007.
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[34]
Gilles DELEUZE, Félix GUATTARI, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1980.
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[35]
Dont le dernier avatar est le placement en position de leadership de cette dynamique des Caisses d’allocations familiales (CAF), comme le formalise la circulaire diffusée à l’ensemble des directeurs de CAF le 30 avril 2014, « Le renforcement du soutien à la parentalité dans la Cog [convention d’objectif et de gestion] 2013-2017 : une nouvelle dynamique ».
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[36]
Saül KARSZ, Mythe de la parentalité, réalité des familles, Paris, Dunod, 2014.