CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Au cours du XIXe siècle, la nécessité s’est progressivement constituée de procéder à une identification sociale des individus constituant une société [1], dans la mesure où la montée de l’industrialisation rendait de plus en plus urgente pour le gouvernement l’identification des individus porteurs des risques sociaux que la diffusion de la salarisation était amenée à produire, en dégageant une classe d’exclus ou de marginaux à contrôler. Ainsi, Robert Castel nous rappelle qu’à ce moment-là, « la prise de conscience d’une vulnérabilité de masse, différente de la conscience séculaire d’une pauvreté de masse [signifie que] la question sociale va devenir la question posée par la situation d’une partie du peuple en tant que tel, et non seulement de ses franges les plus stigmatisées »[2]. L’identité sociale des individus composant une société devient ainsi une préoccupation politique constante et constituera l’une des deux facettes que les chercheurs identifieront quelques décennies plus tard en distinguant identité pour soi et identité pour autrui [3].

2 Dans l’identification sociale des individus, qui se réalise alors et qui débouche sur la formalisation d’une carte d’identité en 1921, apparaissent comme critères premiers d’identification, d’une part, des caractères contingents comme la taille, le domicile, le nom marital, la photographie (car le visage change avec l’âge), d’autre part, des caractères censés être plus ou moins invariants comme la nationalité, le nom et le prénom, la date et lieu de naissance... et le sexe. De tous les critères, celui-ci semble être non seulement celui dont l’appréhension est la plus immédiate, mais aussi la plus évidente, et la plus stable, nonobstant les cas d’indétermination sexuelle plus ou moins avancée, ainsi passés sous silence et socialement déniés. On peut ne pas connaître la date ou le lieu de sa naissance, on peut éventuellement changer de nationalité, voire modifier son nom, mais jusqu’à une période récente, il ne saurait être question de nier son appartenance à un sexe, et plus encore de vouloir en changer.

? L’édification d’une pensée naturaliste des sexes

3 Ce critère de l’identification par le sexe est d’autant plus fort qu’il apparaît constitutif de la définition de l’individu par le corps, et les sciences qui y renvoient, la physiologie et la biologie, qui positionnent ainsi la définition du sexe dans l’ordre des sciences naturelles sur lesquelles la République s’est appuyée pour sa conception d’un individu-citoyen, régi par des lois qui ne sont plus divines, mais naturelles et humaines, et que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert avait essayé de répertorier de façon exhaustive quelques années auparavant [4]. L’idée de Nature humaine que mettent en avant les philosophes des Lumières est, en l’occurrence, soigneusement distinguée de la nature animale pour insister sur la spécificité de l’humain, destinée à asseoir la référence à l’homme comme nouveau principe de légitimation de l’ordre social que tentera de mettre en place la révolution. Cependant, la mise en avant d’une « incommensurabilité biologique entre l’homme et la femme »[5] et les progrès de la biologie et de la médecine réalisés au XIXe siècle auront tendance à privilégier une rationalisation de la division sociale des sexes s’appuyant sur la différence biologique pour justifier les assignations sociales et politiques [6]. L’ordre familial s’en est trouvé naturalisé pour longtemps : les différences de places et de rôles à l’intérieur de la famille, exemplairement entre l’homme et la femme, ne peuvent guère être remises en question puisque étant la conséquence de la différence naturelle des sexes, et des fonctions biologiques qui en découlent, notamment quant à la procréation. L’identité de sexe se retrouve donc à la fois au centre de la définition de l’identité et encadrée par tout un ensemble de normes qui visent à la présenter comme spécifique à chacun des sexes et intangible, ce d’autant plus que c’est sur elle que se fonde la conception de la famille, de sa structure, de son ordre et de ses places, formalisée par l’institution du mariage. Jusqu’à la fin des années 1960, le droit met en forme et légitime cette conception d’une identité sexuée étroitement dépendante de l’assignation biologique. Le processus de socialisation des enfants ne fait guère qu’étayer cette différenciation originelle : aux filles les poupées préfigurant leur rôle maternel dans l’ordre privé, aux garçons les petits soldats anticipant leur rôle de combattant de l’ordre public... La transmission des normes légitime ainsi la divergence des rôles sociaux par la biologie : le modèle idéal de la famille est celui de la femme au foyer et l’homme au travail, à l’instar de ce que formalise Talcott Parsons [7].

4 Si cette conception n’a pas disparu, il faut reconnaître qu’elle a été sérieusement érodée par la conjonction d’un ensemble d’évolutions sociales à la fin des années 1960, à tel point qu’on a pu identifier ce basculement comme une véritable « révolution anthropologique », touchant non seulement l’organisation familiale, mais aussi l’ensemble des relations privées. À l’investissement massif des filles dans les études et le désir de travail à l’extérieur qui en a découlé, a correspondu le processus de tertiarisation d’une société dont le salariat est devenu le mode de fonctionnement économique de référence. Au même moment s’affirmaient les progrès de la biomédecine débouchant sur l’apparition des moyens modernes de contraception, en parallèle à la transformation des représentations des places et des rapports de chacun des sexes, présidant à ce formidable bouleversement que l’on a désigné comme « l’évolution des mœurs ».

5 Ce que vont remettre en cause les mouvements sociaux des années 1970, et plus particulièrement le féminisme, c’est cette conception selon laquelle la place des hommes et des femmes dans la société et leurs rôles à l’intérieur et hors de la famille seraient déterminés par la différenciation naturelle des sexes que réalise la biologie. S’actualise alors la formule de Simone de Beauvoir selon laquelle la femme est une construction sociale, bien différente de sa définition biologique comme femelle. Ce que, dans la foulée, certains auteurs théoriseront comme la base de la distinction entre sexe et genre [8]. Mais que la société et ses institutions tendent à reconnaître ce caractère construit des oppositions entre les sexes, et viser à adapter les règles et les lois à cette profonde mutation normative ne saurait suffire à ce que ce processus de « démocratisation » de la sphère privée [9] se traduise par une complète égalisation des statuts des deux sexes et des pratiques sociales les concernant dans les sociétés occidentales démocratiques et marchandes, à l’instar de ce que voudrait la volonté militante.

6 Les résistances à une telle évolution s’avèrent multiformes, renvoyant aussi bien à la complexité de l’organisation sociale, qui ne peut de ce fait être transformée de façon homogène, qu’à la place du processus de socialisation dans la construction des identités sexuées, et aux conflits de représentations sur le sujet entre ceux qui défendent l’idée que l’opposition traditionnelle entre les rôles de sexe s’appuie sur un « roc du biologique » qui ne peut guère être remis en question, et qui estiment de ce fait que sexe (biologique) et genre (social) se recoupent et ne demandent pas à être distingués, et ceux qui estiment que c’est d’abord par la culture propre à chaque société que l’on peut expliquer les différences de place entre les hommes et les femmes, et que sexe et genre ne peuvent qu’être distingués. Divergences d’interprétation illustrées récemment par les débats sur l’introduction de la pseudo « théorie du genre » à l’école – en l’occurrence dans les cours de Sciences de la vie et de la terre de 1re –, et sur « le mariage pour tous ».

? Matériaux pour l’analyse de la construction de l’identité sexuée

7 Quelles normes sont aujourd’hui à l’œuvre en matière de différenciation des sexes, et comment celle-ci sont-elles transmises aux enfants, contribuant à construire la dimension sexuée de leur identité ? C’est à cette question que notre recherche sur la production et la transmission des normes corporelles et de genre a essayé de répondre [10]. Nous allons nous appuyer sur ses résultats pour montrer à quel point la dimension sexuée du corps continue à être utilisée comme référence centrale pour justifier les discours normatifs visant à une division de l’espace social selon le sexe, et, en même temps, comment leur confrontation à une logique et des discours plus égalitaires amène à une évolution normative, souvent conflictuelle et contradictoire, mais qui témoigne des enjeux de lutte dont la question du corps sexué de l’enfant est porteuse.

8 Pour aborder cette complexité, nous nous sommes appuyés sur trois types de discours, et les interactions que ceux-ci sont amenés à réaliser : les discours des sciences humaines et sociales, en tant que référentiel montant de la gestion sociale et de la production normative, à une époque où non seulement les valeurs religieuses, mais aussi les grands principes philosophiques ont perdu de leur importance comme base pour la production juridique [11] ; les discours des médias qui, à l’heure de la communication de masse généralisée, procèdent aussi bien à une vulgarisation plus ou moins fidèle des savoirs scientifiques qu’à une reformulation des normes ambiantes ; et les débats juridiques et textes législatifs qui, sur la base de l’interprétation savante de l’évolution des mœurs, formalisent l’évolution des régimes de normativité corporelle dans notre société néolibérale. Ces trois niveaux de discours s’avèrent très différents, mais entretiennent entre eux de multiples relations qui montrent leur interdépendance. Le discours des sciences humaines et sociales, en tant qu’il participe de la visée de connaissance de la science en ce qui concerne les phénomènes psychiques et sociaux, est devenu le nouveau référentiel légitime de l’ordre social, autant dans sa fonction d’éclairer la volonté du droit d’encadrer « l’évolution des mœurs » que dans sa propension à dispenser des savoirs sur les fonctionnements humains, savoirs que les médias se donnent pour mission de vulgariser aussi bien parce que cela donne de la légitimité à leur discours que parce que leurs consommateurs sont demandeurs. Notre appréhension des discours des sciences humaines s’est s’effectuée sur la base de l’actualisation de notre propre connaissance de ceux-ci au contact de la façon dont le droit et les médias sont amenés à les utiliser. Pour le droit, dans l’analyse de l’évolution de la prise en compte du référent corporel et sexuée dans les législations concernant l’enfance, et pour les médias par l’analyse de cette place au travers de deux types de discours à destination soit des enfants, soit des parents : les émissions télévisuelles pour enfants diffusées en matinée, et les revues parentales, commerciales ou institutionnelles.

9 Un deuxième type d’approche a eu pour fonction d’exemplifier la complexité des interactions entre ces niveaux de discours, l’analyse de deux polémiques ayant eu un fort impact social, et qui nous semblent particulièrement révélatrices des tensions et des contradictions référentielles en matière de gestion sociale de l’enfance : « l’affaire d’Outreau », en ce qu’elle révèle les tensions à l’œuvre dans la problématisation sociale de l’enfance en danger autour de la montée de la dénonciation de la pédophilie, et le mouvement « Pas de 0 de conduite » pour les enfants de 3 ans, qui exemplifie, lui, la montée de l’image de l’enfant dangereux sur laquelle insiste le discours de type sécuritaire sur la prévention de la délinquance. Les trois terrains ainsi approchés l’ont été par des méthodes forcément divergentes, que nous évoquons dans l’encart méthodologique qui suit.

? Méthode

Cette méthode d’approche de la prescription des normes est développée dans : Gérard NEYRAND, Christine MENNESSON (et collab), Prescription des normes, socialisation corporelle des enfants et construction du genre, SOI-CAS/ANR Enfance, 2009-2013.
L’axe 1 de cette recherche s’intéresse à la mise en évidence des contradictions normatives en matière de socialisation corporelle et de genre. L’idée principale est l’existence de tensions entre les différents modes d’énonciation des normes à destination des parents et des enfants, dans la mesure où il y a d’autant moins de logique générale qui serait au principe des discours que les savoirs des sciences humaines qui servent aujourd’hui de principal référentiel pour le renouvellement des normes restent éclatés, et souvent contradictoires entre eux. L’optique a donc été de travailler sur des échantillons restreints de différents types de discours, dont la fonction normative peut être soit explicite (les règles de droit), soit sous-jacente (la publicité, les contenus récréatifs), soit participe des deux dimensions (les revues parentales). Avec enfin un dernier intérêt pour la façon dont le politique peut interférer avec la production et la diffusion de ces normes visant l’enfance. Un tel balayage du champ ne peut qu’être très partiel, en se focalisant sur des terrains dont l’exemplarité a semblé intéressante pour rendre compte de la complexité des processus en jeu. Ce qu’il s’agit de traiter, c’est en quelque sorte une « ambiance » produite par une conjonction de discours, en réalisant un sondage sur certains discours ou interrogeant certaines articulations de ces discours (en l’occurrence, discours savants, juridiques et politiques). Nous nous appuyons sur l’idée que l’ambiance sociale d’une époque, autrement dit les représentations collectives induites chez les membres d’une société, est aujourd’hui largement tributaire de la confrontation de ces trois discours, dont les statuts divergent, mais qui ont en commun d’être supports de normativité.
En ce qui concerne l’analyse juridique, nous avons retenu les textes de loi et les textes réglementaires qui nous ont paru les plus représentatifs de l’évolution de la place du corps de l’enfant, et notamment du corps sexué, dans le discours juridique, soit une sélection d’un corpus important au sein de plusieurs centaines de références. Pour ce qui concerne l’analyse médiatique, l’approche des discours télévisuels porte sur un corpus d’émissions matinales pour enfants (dessins animés et spots publicitaires), enregistrées pendant une semaine en novembre 2010 sur les chaînes en libre accès (TF1, France3, France5, M6) soit 18 heures environ. 250 spots (dont 145 doublons) et 25 dessins animés ont été pris en compte. Par souci de représentativité et pour autoriser la comparaison avec les recherches antérieures, les revues parentales étudiées sont les mêmes que celles analysées dans une recherche antérieure (Gérard NEYRAND, Évolution des savoirs sur la petite enfance et la parentalité. Pour une approche sociologique de la constitution de l’enfant en sujet, Paris, CNAF, 1999, publiée sous le titre L’enfant, la mère et la question du père. Un bilan critique de l’évolution des savoirs sur la petite enfance, Paris, PUF, 2000) : Parents, la première des revues parentales, créée en 1969, Enfants magazine et Famili, les deux autres grandes revues parentales commerciales. Ainsi que deux revues émanant d’un organisme s’intéressant à la famille : Vie de famille, la revue de la CAF, et l’École des parents, revue de la Fédération Nationale des École des Parents et des Éducateurs. Ces revues sont prises en compte sur une période de 3 mois consécutifs à la mi-2011, et analysées au regard de la façon dont sont mises en scène et en discours les normes corporelles et genrées. L’analyse des discours des sciences humaines, quant à elle, s’est appuyée sur nos recherches antérieures, notamment celle déjà citée sur l’évolution des savoirs sur la petite enfance et la parentalité – qui compte 500 références – ainsi que sur les différents types d’écrits relatifs aux thématiques repérées lors de l’analyse juridique, et des deux polémiques prises en compte.
Cette méthode vise à proposer un modèle interprétatif de la façon dont l’apparition de normes dans les discours savants peut alimenter, d’une part, le renouvellement des normes juridiques, d’autre part, la mise en place de stratégies politiques de gestion du rapport à l’enfance. La prise en compte de l’articulation entre les 3 dimensions pré-citées est passée par l’analyse de 2 questions qui ont fait polémique : l’utilisation politique du rapport Inserm 2005 sur Les troubles des conduites chez l’enfant, et les affaires de pédophilie comme Outreau, mettant en jeu le contrôle public de l’accès au corps sexué des enfants.
Les propos évoqués dans cet article ne concernent qu’une petite partie du travail. La totalité est parue sous le titre Gérard NEYRAND et Sahra MEKBOUL, Corps sexué de l’enfant et normes sociales. La normativité corporelle en société néolibérale, Toulouse, Érès, 2014.

? Le droit comme révélateur de la tension normative concernant le statut de l’enfant

10 Si le droit est ce qui rend compte de l’état des normes officielles d’encadrement et de régulation des pratiques humaines dans la société, il rend les pratiques des acteurs qui s’y conforment légitimes. Ce qui fait « la force du droit » [12], c’est sa capacité à donner du sens aux injonctions sociales, et de ce fait à diriger les pratiques. Mais dans une société dont la mutation est si profonde et si rapide, sa fonction de régulation normative en devient centrale, l’amenant à un véritable travail de reformulation des normes de gestion sociale. Ce travail demande aux sciences humaines et sociales de l’éclairer sur les orientations nouvelles à prendre, par la connaissance des fonctionnements sociaux et le sens à donner à l’encadrement des nouvelles pratiques. Concernant l’enfance et la partition sexuée de l’espèce humaine, il apparaît tout à fait révélateur de la profondeur des enjeux qui s’y expriment. Le droit se retrouve ainsi placé aujourd’hui à l’intersection de l’évolution des mœurs et de l’évolution des savoirs sur l’homme produits par les sciences humaines et sociales. En ce sens, il constitue un indicateur assez pertinent de la façon dont cette double évolution participe d’une reconfiguration normative en cours et souvent polémique. Dans notre travail commun, l’évolution que retrace plus particulièrement la juriste Sahra Mekboul montre un double mouvement à l’œuvre, d’une part, d’abolition du genre dans le code civil, d’autre part, d’affirmation du genre dans ce même code civil. En d’autres termes, si longtemps les différences de genre spécifiant la situation des hommes et des femmes ont été rabattues sur la différence de sexe considérée comme une donnée structurelle caractérisant la femme comme « imbecellitas sexus », au cours du XXe siècle le développement d’une politique égalitaire conduit à modifier les règlementations dans le sens d’une disparition de la référence à la différence de sexe, et par là aux catégories de genre (homme/femme, masculin/ féminin). Mais un mouvement inverse se réalise du fait de la complexification de la dimension de la filiation, doublement interpellée, et par l’évolution des mœurs et par l’évolution de la procréatique, qui reposent la question de l’origine biologique au regard des différentes situations [13]. S’exprime ainsi un paradoxe normatif qui passe par l’explicitation du double mouvement qui a traversé le XXe siècle d’égalisation des genres (tendant en certains domaines vers l’indifférenciation) et d’approfondissement de la question de la filiation et des dimensions identitaires qui en découlent (réaffirmant la différenciation).

11 Si le droit post-révolutionnaire n’avait pas vraiment remis en question l’opposition socialement faite entre les places des hommes et des femmes, c’est qu’il s’appuyait, à l’image de Rousseau, sur l’évidence de la différence biologique des sexes et de la fonction de chacun d’entre eux dans la procréation pour légitimer cette opposition et ses conséquences juridiques. Il fallut donc attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que cette partition naturaliste soit véritablement questionnée, plus précisément 1949, l’année de parution du véritable brûlot que représentait le livre de Simone de Beauvoir, très mal reçu par beaucoup de commentateurs de l’époque. Dès lors, le droit allait progressivement remettre en question un certain nombre des postulats biologiques qui l’animaient, et leurs conséquences psychosociales. Entre 1938 et 2008, cinq lois successives vont venir opérer l’égalité de l’homme et de la femme [14]. Dont la loi du 4 juin 1970 qui remplace la puissance paternelle par l’autorité parentale conjointe, et la loi du 23 décembre 1985 portant égalité entre époux : le Code civil vise désormais les époux, et non plus le mari ou la femme. Cette évolution atteindra son paroxysme avec la loi du 18 juin 2003 qui institue la possibilité d’un (double) nom de famille en remplacement du patronyme. Mais ce mouvement d’égalisation des places s’arrête aux portes de ce qui fonde la différenciation biologique des sexes, la procréation, et sa conséquence la filiation.

? Différence des sexes, affirmation du genre et normes identitaires

12 De fait, les articles du Code civil relatifs à la conception de l’enfant ou à l’établissement de la filiation continuent à manifester une certaine allégeance à la nature. Qu’il s’agisse de la présomption légale de paternité accordée au mari, ou de l’établissement de la maternité par l’unique indication du nom de la mère (la femme qui accouche) dans l’acte de naissance de l’enfant, aussi bien que la possibilité laissée à la mère d’interrompre sa grossesse au nom de la libre possession de son corps, c’est par rapport à un « ordre public sexuel » [15] indexé à la différence naturelle des sexes que se positionne le droit. En d’autres termes, dans ses visées normatives, le droit peut entériner, voire parfois induire, des rapports sociaux entre les sexes qui apparaissent naturels parce que formalisant une conséquence jugée structurelle de cette différence biologique. L’incidence normative y apparaît d’autant plus forte que le droit semble alors s’appuyer sur une description de l’ordre naturel, et le caractère normatif des prescriptions qui en découlent s’en trouve masqué tant il apparaît que celles-ci sont « normales », inscrites en quelque sorte dans l’ordre des choses. Le mouvement d’égalisation des genres bute ainsi sur les conséquences de la différence des sexes en produisant le paradoxe de l’affirmation de différences sexuées dans le traitement des situations des hommes et des femmes au nom du principe d’égalité, demandant à ce qui apparaît comme les conséquences de la différence biologique des sexes (y compris certains rapports sociaux, comme ceux qui, par exemple, définissent le cadre de la procréation), soient évaluées en vertu de ce principe d’égalité. Cela se manifeste avec d’autant plus de force que le discours de la psychologie clinique, qui a théorisé les différences de places et de fonctions des individus évoluant dans un modèle de famille nucléaire et asymétrique promue par la société bourgeoise de la fin du XVIIIe jusqu’au milieu du XXe siècle, va rendre parfaitement légitimes les assignations de genre et de génération qui l’étayent. De la « préoccupation maternelle primaire » de Winnicott au « Nom du père » de Lacan, les normes de genre assignées apparaissent dans une perspective structurelle comme des normes de sexe [16].

13 En vulgarisant de façon plus ou moins caricaturale ces savoirs, le travail des médias permettra de les rendre consubstantiels à la culture occidentale, dans un processus d’aller-retour entre les savoirs et les pratiques, analysé par Anthony Giddens comme s’appuyant sur « l’examen et la révision constants des pratiques sociales à la lumière des transformations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère ainsi constitutivement leur caractère » [17][17]. La conséquence en est à la fois la réaffirmation des normes traditionnelles de genre, et en même temps un brouillage de celles-ci, tant cette psychologisation et cette sociologisation des fonctionnements sociaux réalisent en même temps le renforcement des normes anciennes et la promotion des nouvelles, portées par les avancées des sciences humaines, et surtout des sciences sociales. Ce que met par exemple en évidence l’analyse des deux controverses particulièrement significatives de ce brouillage des repères normatifs : l’affaire d’Outreau et le mouvement Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans.

? Des polémiques révélatrices des tensions normatives

14 Les répercussions de l’affaire d’Outreau sont à cet égard fondamentales, car cette affaire a exemplifié le processus que Laurence Gavarini et François Petitot avait dénoncé [18] de l’impact des affaires de pédophilie sur l’occultation de la dimension sexuée de l’enfance, renvoyée à une image d’innocence pré-freudienne. Exacerbée dans un premier temps avec l’appel à la valeur sacrée des témoignages enfantins, cette image s’effondre dans un deuxième temps avec la mise en évidence de certains mensonges enfantins plus ou moins induits et le retour d’une représentation beaucoup plus complexe de ce que peut représenter l’enfance [19]. Requalifié comme sujet, l’enfant se trouve alors pris dans un procès de responsabilisation, contrastant avec l’affirmation conjointe de la nécessité de sa protection.

15 Mais très rapidement, fin 2005 - début 2006, le discours social se retrouve à nouveau confronté à cette tension avec l’irruption sur la scène publique du mouvement Pas de 0 de conduite. Il s’agit en l’occurrence d’une mobilisation d’acteurs issus de la société civile, représentant plus particulièrement la clinique psychique, qui s’élèvent contre la prétention du ministre de l’Intérieur de l’époque d’inclure dans son projet de loi sur la prévention de la délinquance (qui sera voté en 2007) une conclusion extrêmement controversée du rapport Inserm sur « les troubles de conduite chez l’enfant »[20], selon laquelle il serait possible de prévenir la délinquance dès l’âge de 3 ans. Cette mobilisation rend compte aussi bien des conflits de représentations concernant le soin psychique, et opposant les tenants d’une clinique d’inspiration psychanalytique à ceux d’une thérapie psychiatrique médicalisée et comportementaliste [21], que des rapports entre la science, le politique et les médias... Tant l’une que l’autre des polémiques illustrent à quel point le champ des sciences humaines et sociales est devenu aujourd’hui un véritable champ de bataille.

16 Le droit est ainsi pris dans une injonction paradoxale portée par l’évolution de la société : réaffirmer les normes et encadrer la mutation de la sphère privée en en édictant de nouvelles. Si la mention du sexe de l’enfant à la déclaration de naissance, puis lors des principaux moments de la vie, constitue la première injonction à une identité sexuée, impliquant un cadrage identitaire permanent, elle a vu son caractère fondateur perpétuellement réaffirmé, s’appuyant sur le déni de l’intersexuation et attestant de l’indisponibilité de l’identité sexuelle. Tant et si bien que la médecine est sommée d’attribuer un sexe au bébé intersexué afin de ne pas contrevenir au principe de la bi-sexuation. D’une certaine façon, l’acceptation que finit par réaliser le droit d’un changement chirurgical de sexe, suivi d’un changement social d’identité sexuelle, met à bas cet édifice ancestralement construit de la différence des sexes. Le Parlement européen, dans sa résolution du 12 septembre 1989, avait invité les États membres à reconnaître le droit de changer de sexe par des traitements endocriniens et de la chirurgie plastique, en garantissant aux personnes concernées la reconnaissance juridique : changement de prénom, rectification de la mention du sexe dans l’acte de naissance et les papiers d’identité. Le 11 décembre 1992, la Cour de cassation s’est alignée sur cette position. Il s’agit-là d’un élément attestant de la révolution anthropologique en cours, qui postule que désormais le biologique peut être subordonné au psychique, et non l’inverse comme il était affirmé jusqu’alors. Il existe désormais des mutations médicales, juridiquement autorisées, de la vérité biologique !

? Un bouleversement normatif sans précédent

17 Une telle mutation normative est révélatrice de l’ampleur des transformations qui bouleversent la « société des individus »[22]. Ce que manifeste ainsi l’évolution juridique, c’est la reconnaissance de la valeur de l’individu comme référence centrale d’une société démocratique et marchande, qui a promu la réalisation de soi et l’épanouissement personnel comme objectifs ultimes, sous la double figure du libre citoyen et de l’hédoniste consommateur. L’individu s’en retrouve identifié par son rapport aux objets de consommation, traduisant à travers son look son identification à des groupes par leurs signes d’appartenance autant que la personnalisation de son affirmation identitaire. Être une fille, oui, mais pas n’importe laquelle. Dans ce procès de personnalisation, l’identité du consommateur redouble celle du citoyen, s’appuyant sur la psychologisation des rapports humains que réalise le discours marchand. Est ainsi mis en avant un souci de soi où « chacun se tourne davantage sur lui-même à l’affût de sa vérité et de son bien-être, chacun devient responsable de sa propre vie »[23]. Cette sur-responsabilisation de l’individu va le rendre incertain de lui-même [24], en masquant les rapports sociaux qui déterminent les places et les hiérarchies, ce qui ne peut se faire, nous rappelait Richard Sennett, qu’en « psychologisant tous les rapports de domination qui sont à l’œuvre dans la société »[25]. D’où l’importance de la place prise par la dimension identitaire, l’identité, tant dans ses dimensions subjective que sociale, étant devenue le point d’ancrage de l’individu aussi bien comme sujet psychique que comme acteur social. Elle participe en cela d’une logique d’individualisation et de personnalisation à laquelle l’enfant n’échappe pas. Il y est au contraire profondément soumis dans un processus de socialisation qui allie socialisation par imprégnation et imitation et socialisation par éducation et persuasion [26]. Dès lors, l’individu, renvoyé à sa responsabilité personnelle quant à ses choix de vie et ses positionnements sociaux, en même temps qu’il est amené à s’interroger sur son identité et sa place sociale, se trouve confronté à la question de l’enfance comme temps de l’élaboration de soi.

18 La réponse aux « troubles dans le genre » qu’ont amenés aussi bien l’évolution des mœurs que l’évolution des technologies biomédicales s’avère double : rassurer l’individu devenu incertain de son identité, et renvoyer l’individu à sa liberté en le désignant comme de plus en plus libre de ses choix. Accepter qu’un individu puisse « changer » de sexe biologique (ou du moins afficher une homologie avec les caractères physiques de l’autre sexe) pour le rendre conforme à son identité de sexe vécue, en d’autres termes à son genre affiché, c’est reconnaître à la fois le caractère fondamentalement clivant du sexe, le caractère construit du genre qui lui est associé, et la responsabilisation contemporaine des individus, placés ainsi en position de libre choix face à des contraintes jusqu’alors intangibles. Et ce processus conjoint d’individuation, affirmant l’autonomie croissante des individus, et de responsabilisation, affirmant la responsabilité personnelle des choix, ne peut être considéré comme viable pour ces individus autonomisés et responsabilisés que s’ils disposent d’un référentiel normatif suffisamment élaboré et homogène pour positionner leurs choix.

? Une mise en perspective de l’identité sexuelle

19 Les rapports que l’identité entretient au corps et au genre s’en trouvent exhaussés, tant le corps sexué est devenu emblématique de la façon moderne d’afficher ses appartenances identitaires, avec cette particularité que celles-ci sont désormais personnalisées et par là susceptibles d’être réajustées, y compris la plus fondamentale, l’identité de sexe. L’identité en devient principe de légitimité de toutes les transformations susceptibles de concerner le statut du corps comme marques d’appartenance. Elle renvoie au devoir contemporain d’épanouissement et à l’injonction hypermoderne à se réaliser soi-même. Dès lors, le devoir est aussi de mettre en œuvre des choix de vie qui vont permettre cette réalisation personnelle, et de les assumer comme tels. Soit dans la négociation d’une identité transitoire sur laquelle on peut jouer (rouge à lèvre ou talons hauts par exemple), soit dans l’affirmation d’une identité plus fondamentale qui incarne alors ce choix (du tatouage à l’opération chirurgicale) pour amener à la confirmation d’un soi affirmé comme choisi, y compris à l’encontre de son anatomie première. D’où l’importance de la préoccupation identitaire des parents à l’égard du corps de l’enfant, qu’il s’agit d’encadrer de normes ne prêtant pas à confusion quant à son appartenance de sexe. Jouer à la poupée, c’est pour les filles, même si les papas d’aujourd’hui s’occupent des bébés. Si les enfants sont appelés à affirmer de plus en plus leurs choix de vie, il convient de leur transmettre le plus tôt possible les bonnes normes à investir, celles qui permettent de résister à une incertitude généralisée contre laquelle l’identité de sexe constitue le point central de résistance.

20 Or, dans une société en mutation constante, où les normes évoluent et par là se diversifient, car bien souvent les nouvelles normes recouvrent les anciennes sans pour autant les effacer, le travail identitaire nécessaire à l’intégration sociale ne sera réalisable que si une intériorisation suffisamment efficace des normes de construction personnelle de base a été réalisée pour le sujet, exemplairement celle concernant la différenciation des sexes.

21 Ce qui révèle autant l’importance du processus de socialisation comme base de l’intégration sociale que les risques qu’une socialisation précoce trop aboutie peut comporter, par exemple l’inculcation d’une conception rigide de la spécificité de chacun des sexes peut amener à s’opposer jusqu’à la violence à une évolution des normes régissant la différenciation des sexes qui autoriserait le mariage entre personnes de même sexe, car l’enjeu identitaire est trop fort. Les bases de la construction identitaire s’appuyant sur ce que Françoise Héritier appelle un « butoir de la pensée »[27], en l’occurrence la différence des sexes, s’en trouvent profondément ébranlées, et ceux pour qui cette différence est constitutive de leur construction identitaire ne peuvent l’accepter.

22 La fréquence des conflits normatifs contemporains témoigne de l’indécision dans laquelle se trouvent plongés bon nombre de membres d’une société que l’on a pu qualifier selon les points de vue de post-moderne, hypermoderne ou néolibérale, et où la tension entre l’économique et le politique s’est affirmée jusque dans la façon de concevoir les rôles de sexe. En témoignent les discours sociaux à destination des enfants, ainsi que ceux destinés aux parents.

? L’enfance, un enjeu pour une biopolitique autorégulée du sexe

23 Se décline ainsi au niveau des discours à destination des enfants qu’exemplifient les émissions télévisuelles du matin, la tension relevée au niveau du droit entre une tendance à l’égalisation des places et à l’indifférenciation sexuée, et la tendance contraire à la réaffirmation des différences de genre. Parmi les échantillons de discours pris en compte, ceux à destination des enfants dans les émissions télévisuelles du matin sont révélateurs de ce conflit de normes. D’un côté, les spots publicitaires, de l’autre, les dessins animés revoient à des conceptions des rôles de sexe très divergentes, qui trahissent la diversité des stratégies discursives à l’œuvre. La publicité a pour objectif de promouvoir la consommation des produits qu’elle met en scène, et pour cela elle s’appuie sur la mise en spectacle des normes dominantes en matière de genre, tant au niveau des pratiques que des représentations sociales, même si ces normes sont par ailleurs socialement interrogées, voire contredites, par le processus d’égalisation des places en tous domaines. En ce sens, elle constitue une résistance forte à la mise en œuvre de ce processus en réitérant des normes de genre on ne peut plus traditionnelles, en s’appuyant sur une logique marketing qui s’alimente d’une vulgarisation, souvent datée, des savoirs psychologiques et sociaux sur les comportements humains. Si bien que le discours marchand à l’égard des enfants, qui promeut essentiellement des jeux et jouets, va procéder à un sur-codage de la dimension sexuée, présentant aux filles – autour des figures dominantes de la poupée-peluche et de la princesse – une dominante de couleurs roses, de musiques mélodiques, d’ambiances légères et merveilleuses, alors qu’aux garçons est présenté – autour des figures du combattant et du dévoreur d’espace (moto, voiture, avion...) – une dominante de couleurs vives, de musiques rythmées et d’ambiances aventureuses et solidaires. Mais ce clivage du discours, qui positionne d’une façon spécifique et caricaturale garçons et filles en les renvoyant à leur identité supposée de genre telle qu’elle a été historiquement construite, ne se retrouve pas dans les mises en scène réalisées dans les dessins animés. Soumis non plus au diktat de la consommation de masse, mais aux exigences égalitaires du politiquement correct, ce discours se révèle assez ambigu. S’il ne peut éviter de s’appuyer sur le cadre des représentations dominantes (avec par exemple une présence plus grande des garçons dans l’espace public et une vision traditionnelle de la génération des grands-parents), il n’en présente pas moins bon nombre d’héroïnes porteuses de qualités considérées jusqu’à peu comme masculines (autorité, courage, dynamisme, combativité...) et de garçons en position moins avantageuse. Bénéficiant de l’apport des travaux qui ont insisté sur la stéréotypie des rôles de sexe dans la plupart des livres pour enfants [28], semble s’être développée une approche des discours fictionnels télévisuels plus sensible aux préconisations visant à promouvoir l’image du féminin, et présentant des personnages féminins valorisés et pouvant servir de figures d’identification. Ainsi, sur les 25 dessins animés pris en compte, dont la plupart (19) mettent en scène des animaux anthropomorphes facilement caractérisables, environ un tiers présente des situations où les rôles s’avèrent assez traditionnels et les rôles féminins peu mis en avant, notamment dès qu’il s’agit d’adolescents, représentés sous forme humaine, un tiers où le féminin est valorisé d’une façon plutôt traditionnelle, et un bon tiers où des personnages féminins sont dotés de caractéristiques valorisantes, à la fois assez novatrices et supérieures à celle des garçons. Par exemple, dans la série des Superjusticiers, la petite girafe Eva, qui arrive à triompher d’un environnement hostile et devient leader d’un groupe de garçons ; la vache futée de l’épisode de Futirikon, La vache, le chat et l’océan qui sort tout le monde de l’embarras, ou Lola, celle de La bulle merveilleuse, qui se révèle beaucoup plus maligne que les balourds Paco ou Nouky, de même, Ellie la championne de golf qui sert de modèle à Pocoyo... Cette valorisation assez fréquente du féminin reste cependant tempérée par le fait que globalement la proportion de personnages féminins reste de un tiers, même si la surreprésentation masculine semble amener les auteurs à soigner davantage ces personnages de filles, bon nombre de personnages masculins apparaissant comme des faire-valoir, si ce n’est des repoussoirs (obtus, balourds, timorés ou méchants) des héroïnes...

24 Ce discours à vocation citoyenne présent dans les dessins animés se distingue du discours marchand des spots, mais tous deux mettent en avant la dimension identitaire à laquelle sont conviés à se confronter les enfants spectateurs, car les deux discours jouent sur l’identification des enfants à leurs semblables, qu’ils soient utilisateurs de jouets ou protagonistes de multiples aventures. Partout, la dimension identitaire du sexe est mise en scène, mais dans des démarches contrastées, qui témoignent des conflits de normes à l’œuvre dans l’espace social, entre la réaffirmation des valeurs et des places traditionnelles, qui se veulent rassurantes, et la promotion de nouvelles attitudes et de valeurs plus égalitaires, voire prenant le contre-pied de la tradition.

25 De la même façon, on retrouve dans les énoncés des magazines à destination des parents la tension entre reproduction de la tradition et innovation égalitaire. D’un côté, les publicités ne peuvent s’empêcher d’être globalement traditionnalistes (malgré quelques contre-exemples), de l’autre, les articles les plus informatifs et documentés, présents notamment dans les revues institutionnelles, participent de la tendance à la démocratisation de la famille. Le reste des propos tente avec plus ou moins de bonheur de concilier les deux. « Il s’ensuit, outre une valorisation tous azimuts de l’enfance et de la parentalité, une position assez ambiguë quant à l’expression des normes de genre : alors que l’adresse générale est parentale et familiale (ainsi que l’expriment leurs titres), le propos vise essentiellement les mères, essayant de décliner sans trop d’apparentes contradictions, à la fois la confirmation d’une visée égalitaire entre les deux parents et le rappel de la prépondérance maternelle en la matière, à l’image de ce qu’expriment non seulement les structures sociales et politiques, mais bien souvent les lectrices (et éventuels lecteurs) de ces revues. »[29]

? La personnalisation identitaire comme réponse aux tensions normatives

26 On peut alors pour conclure se poser la question de la façon dont ces tensions normatives entre des référentiels disparates (sciences humaines et sociales, droit, médias) et hétérogènes (faisant coexister des normes contradictoires) peuvent se réguler au sein de l’espace public [30] et contribuer à une construction identitaire qui ne soit pas rendue impossible par la co-présence de références normatives opposées et d’injonctions paradoxales.

27 Ce que semble réaliser la présence simultanée de discours divergents, c’est la multiplication des repères, plutôt que leur disparition dont on se plaint avec constance dans les médias. S’offre ainsi au citoyen-consommateur contemporain une multiplicité de références utilisables parmi lesquelles il peut piocher pour composer une identité plurielle et évolutive qui lui soit propre. Ce procès de personnalisation caractéristique de la seconde phase de la modernité s’appuie sur une logique de consommation de masse qui porte encore plus sur des signes que des objets ou des services [31], pour offrir aux individus une possibilité de choix et un jeu sur les signes permettant à chacun de composer, et recomposer, son propre référentiel plus ou moins stable de normes juxtaposées, sans forcément avoir à pointer leurs éventuelles contradictions. C’est, d’une certaine façon, la force du néolibéralisme, dans sa prétention à constituer un référentiel sociétal de gestion [32], que d’offrir une mise en équivalence généralisée des signes dans leur mise en spectacle [33]. Ce qui permet à chacun de composer une identité plus labile qui va interroger les cadres de référence jusqu’alors les plus stables comme l’appartenance sexuée, dans un contexte de montée généralisée des incertitudes ? [34]

28 Si l’identité d’un genre se construit en miroir de celle de l’autre, assumer sa « part féminine » ou sa « part masculine » comme l’on dit dans les talk shows, ce n’est jamais que reconnaître la bi-sexuation psychique fondamentale de l’être humain où règne une indétermination de genre que l’angoisse identitaire exhorte à combler, et qui s’alimente de la lutte entre la naturalisation des positions, au nom de la différence des sexes, et leur démocratisation, au nom de l’indétermination du genre.

Notes

  • [1]
    Gérard NEYRAND, « Identification sociale, personnalisation et processus identitaires », in Jacqueline POUSSONS (dir.), L’identité de la personne humaine, Bruxelles, Émile Bruylant, 2002.
  • [2]
    Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, p. 116.
  • [3]
    Pierre TAP (dir.), Identité individuelle et personnalisation, Toulouse, Privat, 1980 ; Erving GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, éd. de Minuit, 1973 ; Claude DUBAR, La socialisation. Construction et identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991.
  • [4]
    DIDEROT & D’ALEMBERT (dir.) L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751-1772.
  • [5]
    Sylvie STEINBERG, « L’inégalité entre les sexes et l’inégalité entre les hommes. Le tournant des Lumières », Esprit, n° 273, 2001, p. 39.
  • [6]
    Michel FOUCAULT, Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963 ; Philippe FRITSCH, Isaac JOSEPH, Disciplines à domicile, l’édification de la famille, CERFI, Coll. « Recherches », n° 28, 1977 ; Jacques DONZELOT, La police des familles, Paris, Éditions de Minuit, 1977 ; Philippe MEYER, L’enfant et la raison d’État, CERFI, Paris, Seuil, 1977 ; Yvonne KNIBIELHER, Catherine FOUQUET, Histoire des mères du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Montalba, 1977.
  • [7]
    Talcott PARSONS, Robert BALES, Family, Socialization, and Interaction Process, Glencoe, Free Press, 1955.
  • [8]
    Simone de BEAUVOIR, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949 ; Judith BUTLER, Troubles dans le genre, Paris, La Découverte, 2006 [1990] ; Thomas LAQUEUR, La fabrique du sexe, Paris, Gallimard, 1992 [1990] ; Geneviève FRAISSE, À côté du genre. Sexe et philosophie de l’égalité, Le bord de l’eau, 2010.
  • [9]
    Jacques COMMAILLE, Claude MARTIN, Les enjeux politiques de la famille, Paris, Bayard, 1998 ; Gérard NEYRAND, Le dialogue familial. Un idéal précaire, Toulouse, Érès, 2009.
  • [10]
    Gérard NEYRAND, Christine MENNESSON (et collab.), Prescription des normes, socialisation corporelle des enfants et construction du genre, SOI-CAS/ANR Enfance, 2009-2013. Cet article renvoie plus particulièrement à l’axe 1, Production des normes, publié sous le titre Gérard NEYRAND, Sahra MEKBOUL, Corps sexué de l’enfant et normes sociales. La normativité corporelle en société néolibérale, Toulouse, Érès, 2014. En ligne
  • [11]
    Jacques COMMAILLE, L’esprit sociologique des lois, Paris, PUF, 1994.
  • [12]
    Pierre BOURDIEU, « La force du droit », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 64, septembre 1986, pp. 3-19. En ligne
  • [13]
    Daniel LOCHAK, « Dualité de sexe et dualité de genre dans les normes juridiques », Mélanges André Lajoie, Montréal, Thémis, 2008.
  • [14]
    Pierre CATALA, Avant-projet de réforme du droit et des obligations et de la prescription, Rapport au Garde des sceaux, La Documentation française, 2006.
  • [15]
    Caroline BUGNON, « La construction d’un ordre public sexuel », Sciences humaines combinées, n° 4, Actes du colloque doctoral, septembre 2009 ; Stéphanie HENNETTE-VAUCHEZ, « Du droit privé au droit public de la bioéthique : l’hypothèse d’un “ordre public conjugal” » in Disposer de soi, Paris, L’Harmattan, 2004.
  • [16]
    Gérard NEYRAND, Michel TORT, Marie-Dominique WILPERT, Père, mère, des fonctions incertaines. Les parents changent, les normes restent ?, Toulouse, Érès, 2013
  • [17]
    Anthony GIDDENS, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994 [1990].
  • [18]
    Laurence GAVARINI, Françoise PETITOT, La fabrique de l’enfant maltraité. Un nouveau regard sur l’enfant et la famille, Toulouse, Érès, 1998.
  • [19]
    Antoine GARAPON, Denis SALAS, Les nouvelles sorcières de Salem. Leçons d’Outreau, Paris, Seuil, 2006.
  • [20]
    INSERM, Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent, expertise collective, Paris, 2005.
  • [21]
    Voir les différents volumes du Collectif « Pas de 0 de conduite », publiés chez Érès en 2006, 2008, 2011, 2012...
  • [22]
    Norbert ELIAS, La société des individus, Paris, Fayard, 1991.
  • [23]
    Gilles LIPOVETSKY, L’ère du vide : essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983, p. 27.
  • [24]
    Alain EHRENBERG, L’individu incertain, Paris, Calmann-Lévy, 1995.
  • [25]
    Richard SENNETT, Les tyrannies de l’intimité, Paris, Le Seuil, 1979 [1974], p. 272.
  • [26]
    Gérard NEYRAND, « La reconfiguration de la socialisation précoce. De la coéducation à la cosocialisation », Dialogue, n° 200, 2013.
  • [27]
    Françoise HÉRITIER, Masculin/féminin, la pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996.
  • [28]
    Carole BRUGEILLES, Isabelle CROMER, Sylvie CROMER, « Les représentations du féminin et du masculin dans les albums illustrés ou comment la littérature enfantine contribue à élaborer le genre », Population, n° 57 (2), pp. 261-292, 2002 ; Christine MORIN-MESSABEL, Séverine FERRIÈRE, « Albums contre-stéréotypés et lecture offerte en grande section de maternelle : mesure de l’impact sur les élèves à travers le dessin et la dictée à l’adulte », dans Christine MOREL-MESSABEL, Muriel SALLE, À l’école des stéréotypes, Paris, L’Harmattan, 2013.
  • [29]
    Gérard NEYRAND, Sahra MEKBOUL, Corps sexué de l’enfant et normes sociales..., op. cit., p. 210. En ligne
  • [30]
    Jürgen HABERMAS, L’espace public, Paris, Payot, 1978 [1962].
  • [31]
    Jean BAUDRILLARD, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970 ; Jean BEAUDRILLARD, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972.
  • [32]
    Michel FOUCAULT, Sécurité, Territoire, Population : Cours au Collège de France. 1977-1978, François EWALD, Alessandro FONTANA, Michel SENELLART (éd.), Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2004 ; Myriam REVAULT D’ALLONNES, Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, Paris, Seuil, 2010
  • [33]
    Guy DEBORD, La société du spectacle, Paris, Gallimard, nrf, 1992 [1967].
  • [34]
    Robert CASTEL, La montée des incertitudes, Paris, Seuil, 2009.
Français

Le corps sexué est au principe de la différenciation identitaire traditionnelle entre les sexes, jusqu’à légitimer comme naturelles des oppositions de genre socialement construites. Mais la mutation normative en cours portée par la deuxième « modernité familiale » interroge cette normativité antérieure en proposant une lecture égalitaire de cette différenciation. L’article s’attache à l’analyse des tensions et des contradictions normatives en jeu en s’appuyant sur trois dimensions : les positionnements conflictuels des sciences humaines et sociales qu’exemplifient deux polémiques majeures (l’affaire d’Outreau et le mouvement Pas de 0 de conduite) ; la façon dont le droit prend en compte le corps sexué dans l’évolution de sa production normative ; enfin, la façon dont les médias à destination des enfants (émissions télévisuelles du matin) et des parents (revues parentales) mettent en scène cette tension entre un mouvement d’indifférenciation sexuée et un mouvement opposé de réaffirmation de la différence.

Mis en ligne sur Cairn.info le 19/05/2014
https://doi.org/10.3917/rf.011.0097
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Distribution électronique Cairn.info pour Union nationale des associations familiales © Union nationale des associations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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