CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Nos sociétés occidentales ont connu une inflexion dans leur mode de gestion de la sphère privée qui a contribué à redessiner les rapports entre l’État, la société civile, les familles et les individus. Un certain nombre d’observateurs ont désigné cette inflexion par le terme de parentalisme[1] pour signifier l’importance excessive donnée par la gestion sociale aux parents devenus clé de voûte de la sphère privée et responsables quasi uniques de l’éducation des enfants. Les parents sont ainsi progressivement devenus la cible prépondérante de tout un ensemble de discours, de préoccupations, de mesures, de réglementations et d’interventions, d’analyses et de préconisations, de procédures de soutien et d’encadrement qui, amalgamés dans une volonté politique de prise en charge de la parentalité comme instrument de gestion sociale, ont permis que se cristallise en France au tournant des années 2000, un véritable dispositif de parentalité.

2 L’analyse que nous avons produite de ce processus de cristallisation d’un dispositif social de parentalité [2] met en évidence à la fin du XXe siècle la présence des mêmes ingrédients et d’une dynamique semblable à celle qui avait permis à Michel Foucault d’identifier à la fin du siècle précédent la constitution d’un dispositif de sexualité [3]. Pour lui, « le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments [...]. Par dispositif, j’entends une sorte – disons – de formation qui, à un moment historique donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante »[4].

3 Le symbole emblématique de cette volonté étatique est sans doute le lancement en 1999 des Réseaux d’écoute d’appui et d’accompagnement des parents (REAAP), sous l’impulsion de Pierre-Louis Rémy, le délégué interministériel à la famille. Mais il ne s’agissait pas là uniquement de la concrétisation d’une logique vertueuse, qui aurait voulu que le gouvernement Jospin se saisisse de la nécessité de soutenir des parents globalement fragilisés par une évolution sociale qui participait d’une « désinstitutionalisation de la famille »[5]. Un observateur privilégié de l’époque, Monique Sassier, notait qu’il s’agissait aussi pour le délégué de réagir à la montée du discours sur la « démission » des parents, et à la sur-responsabilisation de ceux-ci en matière d’éducation [6].

4 La systématisation de l’accompagnement des parents s’établissait ainsi d’emblée sous une double référence, en partie antinomique, entre le principe de solidarité citoyenne qui s’articule à l’individualisme humaniste [7] pour définir la démocratie républicaine, et le principe de responsabilisation managériale [8] qui s’articule à l’individualisme néolibéral pour rappeler que cette démocratie s’inscrit à l’intérieur d’un système social dominé par la logique marchande.

5 Essayer de rendre compte du mouvement actuel qui promeut l’accompagnement des parents demande donc d’articuler approche sociologique et données historiques, économiques et psychologiques. Ces données sont appréhendées à travers une perspective de philosophie politique. Cette dernière permet de replacer ce mouvement dans une évolution plus générale, contradictoire, de la démocratie néolibérale et de la promotion d’un individu clivé entre les deux logiques de sa propre production, politique et économique. D’une certaine façon, les contradictions du parentalisme aujourd’hui se situent dans le prolongement de celles qui ont présidé à la montée de l’individu, depuis le XVIIIe siècle, les philosophes des lumières et le développement du libéralisme marchand.

La gouvernementalité des acteurs sociaux : un conflit de modèles

6 L’individu contemporain se trouve aujourd’hui traversé par des logiques qui sont à la fois convergentes sur certains aspects (la promotion d’une individualité autonome, fondée sur l’affirmation du libre arbitre) et contradictoires sur d’autres (les modèles, profondément divergents, de production du sujet social). Au sujet déchiré de la démocratie – cette démocratie qui constitue une tentative de réguler les oppositions entre opinions divergentes par la discussion dans l’espace public ainsi constitué [9] – devrait succéder le sujet entreprenarial porté par le néolibéralisme, en tant que celui-ci constitue bien plus qu’une théorie économique, mais plutôt un modèle de gouvernementalité applicable à l’ensemble du social. « Ainsi s’effaceraient à la fois les tensions internes propres à la démocratie libérale et les déchirements du sujet politique. L’entreprise serait aussi bien le modèle du fonctionnement social dans son ensemble que le nouveau modèle de subjectivation proposé à l’individu : rationnel, entrepreneur de soi-même, performant, soustrait par le calcul et la prévision aux errements de la contingence. »[10]

7 Sur le plan de la gestion sociale de la famille, ce mouvement de glissement dans une société (et non plus une économie) néolibérale correspondrait à une vision de la responsabilité éducative qui, en isolant les acteurs familiaux de leur contexte, procéderait à une psychologisation des rapports sociaux, une subjectivation de l’autorité, qui reviendrait à faire porter aux individus parents toute la responsabilité d’une éducation de leurs enfants. Ce que formalise la succession des lois sur l’autorité parentale depuis les années 1980, alors que l’éducation s’avère pourtant structurellement de plus en plus une coéducation [11]. À ce passage à une conception néolibérale du fonctionnement social correspondrait la montée du discours sur la « démission parentale », comme principe explicatif des errements d’une partie de la jeunesse désaffiliée, et la promotion de mesures de répression des jeunes fauteurs de troubles ; en même temps qu’elle justifierait les procédures de contrôle, voire de répression, de leurs parents, rendus responsables « en dernière instance » de ces errements. Cette conception s’oppose alors frontalement à celle de la surdétermination sociétale des dysfonctionnements éducatifs, traditionnellement activée par le tissu associatif et la société civile, et qui sert de base à une approche citoyenne du travail social affirmée dans les années 1970 comme prenant ses distances avec le principe antérieur de contrôle social des populations précarisées [12].

8 C’est en référence à une telle conception que les REAAP ont été élaborés pour répondre, par une mise en réseau des intervenants et une mutualisation des moyens, aux effets désocialisant d’une précarisation aussi bien économique (chômage et instabilité professionnelle) que relationnelle (notamment l’affirmation de la monoparentalité maternelle [13]). La tension entre ces deux approches divergentes de la place des parents dans la socialisation des enfants au regard de l’ensemble du système social a éclaté au grand jour quand a été portée sur la place publique la question de la réactualisation de la loi sur la prévention de la délinquance.

Gestion politique et référence scientifique : les sciences humaines et sociales comme nouveau principe de légitimité sociale

9 En 2005, le ministre de l’Intérieur s’est appuyé sur une conclusion très controversée du rapport coordonné par l’Inserm sur les troubles de conduite chez l’enfant et l’adolescent [14], pour proposer d’inclure dans le projet de révision de la loi sur la prévention de la délinquance l’idée de sa possible prévention chez les enfants dès l’âge de 3 ans.

10 Il a alors montré à tous que « le roi était nu », en d’autres termes que le pouvoir politique fonctionnait sur la référence aux savoirs des sciences humaines et sociales comme principe de légitimité [15], et que, contrairement à l’idée reçue venue d’une vision erronée des sciences dites exactes, ces savoirs pourtant « scientifiques » étaient loin d’être toujours en accord entre eux. Non seulement les différentes disciplines peuvent suivre des voies très divergentes, si ce n’est parfois incompatibles, mais à l’intérieur de chacune d’entre elles, les options théoriques et interprétatives se révèlent parfois contradictoires, à plus forte raison en matière familiale où le maître mot semble être devenu l’incertitude [16]. Ce n’est pas un hasard si les transformations fondamentales connues par les rapports familiaux dans les années 1970 et au-delà ont été décrites comme une « démocratie familiale », car la démocratie est par définition fabrique d’incertitude. Elle « naît du rejet de la domination monarchique, de la découverte collectivement partagée que le pouvoir n’appartient à personne, que ceux qui l’exercent ne l’incarnent pas, qu’ils ne sont que dépositaires de l’autorité publique, temporairement, que ne s’investit pas en eux la Loi – celle de Dieu ou celle de la Nature – qu’ils ne détiennent pas le savoir dernier de l’ordre du monde et de l’ordre social et ne sont pas en droit de décider de ce que chacun est en droit de faire, de penser, de dire et d’entendre »[17].

11 Si la démocratie a investi la famille, c’est par l’affirmation du principe d’égalité (entre les sexes, entre les générations) et du principe de liberté et l’autonomisation des individus qui lui correspond. Les acteurs de cette mutation se sont appuyés sur ces valeurs de la démocratie pour mettre en œuvre la « désinstitutionnalisation » de la conjugalité et l’émancipation des femmes qui lui est conjointe. Avec le recentrage ainsi promu de la famille sur l’enfant, s’est affirmée la nécessité du dialogue familial [18] comme principe de régulation des relations interpersonnelles. Mais ce bouleversement a impliqué aussi la nécessité du soutien à la relation parentale, susceptible d’être déstabilisée par les séparations conjugales [19], d’être isolée par les exigences socio-économiques de mobilité, d’être désorientée par les divergences d’analyse du travail éducatif, et par les mutations de l’organisation symbolique du social qui préside aux interprétations que l’on peut en donner. Le soutien aux parents est ainsi devenu structurellement nécessaire, rendant urgente la question de son organisation, jusqu’à la mise en réseau des procédures en 1999 avec les REAAP.

Les REAAP : une expression de la formalisation du dispositif de parentalité qui fait dissensus avec le projet néolibéral

12 Les attendus de la constitution des REAAP sont clairs, ce sont ceux d’une conception « citoyenne » de l’appui aux parents et de leur accompagnement, tels qu’ils sont énoncés dans la charte alors produite : valoriser les parents, les relations entre eux, leur autonomie, les impliquer dans les mesures les concernant, favoriser la mixité sociale, culturelle, générationnelle, former les intervenants, les organiser en réseau dans une animation partagée mobilisant les compétences et les savoirs dans une optique de transparence et de collaboration. « Ce qui est en jeu, c’est bien la prise de conscience de l’interdépendance des liens familiaux et des liens sociaux, ainsi que des réalités d’une coéducation, autant que de la nécessaire collaboration entre le tissu associatif et celui des services publics sur un territoire investi comme tel. Cet objectif de rationalisation de l’action sociale par coordination et implication des différents acteurs sous-tend une nécessaire révision critique des représentations communes et institutionnalisées de la famille et de la parentalité indifférenciées, ainsi qu’un repositionnement de l’accompagnement. Au-delà de la sphère de l’intimité familiale et de ses difficultés relationnelles, sont posées la question de la coéducation et celle de l’intégration sociale des parents. »[20]

13 L’objectif des REAAP est bien alors de faciliter la formalisation d’une coéducation de fait des enfants au sein de la société. Les REAAP interviennent dans les interstices laissés par les différentes institutions parties prenantes de la socialisation des enfants (la famille, les modes d’accueil de la petite enfance, l’école, les structures de loisir, les médias...). L’objectif est de permettre de faire le lien et harmoniser les différentes pratiques en jeu par le biais d’un soutien aux parents. Ils visent à optimiser aussi bien le positionnement éducatif des parents que leurs rapports aux autres acteurs, parfois vécus comme concurrents ou menaçants. Le paradoxe de ce positionnement, c’est de promouvoir la coéducation en n’agissant centralement que sur les conditions de l’éducation parentale, et renforçant par là un dispositif de parentalité devenu référence organisatrice. La contradiction s’approfondira lorsque le pouvoir politique, prenant acte de la responsabilisation des parents qui court depuis les années 1980, les renverra directement à une responsabilité causale dans l’origine des éventuels troubles à l’ordre public produits par leurs enfants.

14 L’injonction à se réaliser que la société moderne adresse aux individus prend alors pour les parents une coloration particulière : ils sont rendus responsables de la façon dont leurs enfants s’autonomisent, notamment lorsqu’ils sont accusés de ne pas leur avoir bien transmis les normes de bonne conduite sociale. Ils sont ainsi personnellement rendus responsables des erreurs de leur descendance, quel que soit par ailleurs le contexte. Ainsi que le rappelle Danilo Martuccelli : « La responsabilisation suppose que l’individu se sente, toujours et partout, responsable non seulement de tout ce qu’il fait (notion de responsabilité), mais de tout de qui lui arrive (principe de responsabilisation). [...] La responsabilisation se situe donc à la croisée d’une exigence généralisée d’implication des individus dans la vie sociale et à la base d’une philosophie les obligeant à intérioriser, sous forme de faute personnelle, leur situation d’exclusion ou d’échec. »[21] Logique éminemment néolibérale que de rendre compte des pratiques des acteurs, non par les contraintes que les rapports sociaux dans lesquels ils sont pris font peser sur eux, mais par des déterminants personnels des conduites qui n’appréhendent plus les parents que dans des relations individuelles, définies par la psychologisation des comportements. En évacuant la dimension sociale des déterminants des pratiques et la dimension sociologique des explications qui peuvent en être données, l’idéologie néolibérale consubstantielle de notre ordre social est en phase avec une logique d’individualisation des pratiques sociales et de sur-responsabilisation des individus quant à la situation qu’ils vivent. L’approche psychologisante en devient le support privilégié, trouvant dans certaines branches de la discipline psychologique s’intéressant aux comportements ou aux apprentissage cognitifs, aussi bien que dans le modèle médical des fonctions corporelles, matière à produire une rationalisation de la détermination individuelle des comportements, et un modèle pour une intervention sur les acteurs visant leur reconditionnement. L’intervention auprès des parents en redevient ainsi au mieux une aide, au pire une punition pour les parents fautifs de « carences éducatives ». Elle se retrouve articulée à une logique (pour le moins partiale) de prévention [22] de la délinquance, ainsi que l’annonce non sans ingénuité la ministre déléguée à la Famille, Nadine Morano, en déclarant que l’objet du nouveau « Comité national de soutien à la parentalité » créé le 3 novembre 2010 était « de mieux coordonner les actions d’aide à la parentalité et de prévention de la délinquance des mineurs ».

15 Initialement positionnés contre cette logique, les REAAP sont enjoints à s’y rallier activement dès le premier tiers des années 2000, et cela ne manquera pas de placer leurs acteurs dans des injonctions contradictoires d’autant plus difficiles à réguler qu’elles s’accompagneront en parallèle d’une réduction des financements et de la promotion d’une logique d’évaluation managériale portée par la Révision générale des politiques publiques (RGPP).

L’évaluation managériale de l’accompagnement : une contradiction logique

16 Conscients de la légitimité de la demande institutionnelle de contrôle de l’utilisation des financements publics, les intervenants dans les actions de soutien et d’accompagnement des parents ne refusent pas de se plier à une évaluation de leurs actions, mais ils se heurtent à la forme donnée par l’État et ses institutions à celle-ci. On trouve là un autre indicateur de l’emprise du modèle néolibéral sur la gestion sociale, celui de l’utilisation d’une méthodologie quantitative empruntée à la théorisation économique du management des entreprises pour rendre compte du fonctionnement et de l’intérêt de structures à visée sociale, sanitaire ou éducative. Il apparaît alors clairement que les mesures en termes de flux d’entrées et de sorties, de ratios de rentabilité ou de fonctionnalisation de résultats s’avèrent bien mal adaptées à l’évaluation d’actions essentiellement qualitatives et relationnelles. Comment mesurer l’effet préventif d’un lieu d’accueil enfants-parents, l’impact en termes de lien social d’un groupe de paroles, le bien-être ressenti par un enfant lors de la mise en place d’une solution de résidence négociée par ses parents lors d’une médiation familiale...?

17 « À cet égard, la plupart des perspectives évaluatives sont fondées sur un impensé, celui de l’enjeu politique qui, au cœur de ces construits sociaux, traverse implicitement l’acte même d’évaluer comme il traverse les savoirs et savoir-faire évalués, mais aussi les savoirs produits par l’évaluation. [...]. Une telle hypothèse implique qu’au-delà d’une mesure des écarts entre objectifs et résultats obtenus, l’évaluation se fasse analyse du construit social qu’est l’objet à évaluer comme des enjeux qu’il porte, mais aussi du construit social qu’est la procédure d’évaluation qui sélectionne dans la réalité sociale des aspects à évaluer. »[23]

18 La fonctionnalisation et la systématisation des procédures d’évaluation semblent ainsi s’inscrire en contradiction avec la définition qui se voulait humaniste de l’État social telle qu’elle était affirmée jusque-là, alors même qu’une possibilité d’évaluation découlant d’une logique citoyenne reste offerte, celle de l’évaluation participative [24]. Drôle de contradiction politique que de prôner la participation des parents à la mise en place des actions qui les concernent en déniant aux intervenants la possibilité de faire de même dans la conception de l’évaluation de leur outil d’intervention.

Les apories du parentalisme

19 Le mouvement de promotion de l’accompagnement des parents se trouve ainsi pris dans une dynamique sociale pour le moins contradictoire et conflictuelle : à la fois soutenir et contrôler, non seulement les parents, mais aussi les professionnels et bénévoles intervenant dans ces dispositifs d’accompagnement, en plaçant ainsi les deux catégories d’acteurs dans une ambiguïté fondamentale, celle qui s’exprime dans ces injonctions paradoxales [25] dont chacun à son niveau se trouve destinataire.

20 Il apparaît ainsi que la volonté de contrôler les acteurs d’un dispositif d’accompagnement de la parentalité semble inhérente à la constitution même de la parentalité en dispositif social d’intervention, avec les deux conséquences du parentalisme ainsi affirmé : le contrôle lui-même – et si possible sous sa forme néolibérale préférée, l’autocontrôle – et la « désubjectivation ». Car, quelle est la conséquence de l’appréhension des individus sous le seul versant de leur fonction parentale, sinon leur désubjectivation, c’est-à-dire l’oubli de leur prise en compte en tant que sujet au profit de leur seule fonction parentale, renouant ainsi sous une forme douce avec le processus plus brutal initié pour les femmes au XIXe siècle, d’assignation de celles-ci à leur seul statut de mères qui ne reconnaissait plus de la femme que sa fonction maternelle. Ainsi qu’ont pu le dénoncer les travaux d’Élisabeth Badinter, de Coline Cardi, de Dominique Wilpert [26], et de bien d’autres... L’un des grands risques du parentalisme, en effet, est de ne plus considérer le parent comme un sujet, mais seulement comme le porteur d’une fonction parentale d’éducation, qu’il serait enjoint d’assumer, quels que soient par ailleurs les conditions de sa socialisation, les caractéristiques de son environnement, et les rapports sociaux dans lesquels il se trouve pris. Toutes dimensions qui contribuent à le définir subjectivement, et à façonner une identité personnelle qui le positionne spécifiquement dans son rapport à la fonction parentale qu’il endosse. Le piège de la position parentaliste, qui ne reconnaît plus dans l’individu que sa capacité éducative, est, en instrumentalisant le parent, de dénier aussi bien le poids des rapports sociaux qui contribuent à le définir (cf. le discours sur les carences parentales, et celui sur les fonctions maternelle et paternelle) que la spécificité subjective de chacun comme acteur de sa propre vie. On en oublie que la parentalité constitue une dimension qui s’articule à d’autres chez un être humain, qui est défini à la fois comme désirant et clivé. Dès lors, la position de soutien peut ne faire qu’entériner, en la renforçant, une vision normative du parent, rabattu aussi bien sur ce qu’est censée représenter sa place générationnelle que son sexe. « Si l’autonomie des femmes est visée, elle est toujours pensée et mesurée à l’aune de l’autonomie des enfants. En centre maternel, comme en thérapie familiale, si on demande aux mères de faire preuve d’autonomie, c’est avant tout parce que cette autonomie est pensée en lien avec le bien-être psychologique de l’enfant. »[27]

21 En contrepartie de cette assignation maternelle, on sera tenté de faire assumer au père la restauration d’une fonction traditionnelle d’autorité, plutôt qu’un exercice partagé de celle-ci [28]. Cette position « parentaliste » se révèle ainsi souvent normative à l’égard du genre, oubliant d’autoriser la légitimation de pratiques de « paternage » du père à l’égard de son bébé. Ces pratiques, pourtant aujourd’hui effectives, continuent de ce fait à poser question et à apparaître problématiques dans bien des interventions de soutien, qui affichent pourtant leur neutralité...

22 En définitive, le recentrage de la politique familiale sur la parentalité participe à la fois de la désagrégation des politiques familiales issues de l’État-Providence, de l’exacerbation du sentiment de l’enfance, d’une « invisibilisation » de la question du genre sous l’étiquette apparemment neutre de parentalité, et de la montée d’une sensibilité exacerbée à la délinquance et à l’insécurité. C’est-à-dire de logiques à la fois économiques, scientifiques, médiatiques, sociales et politico-gestionnaires. Le néolibéralisme nouerait des éléments participant de ces différentes dimensions, en essayant de les recadrer dans une vision scientiste de l’intervention auprès des parents, qui réalise un compromis avec ce qui, dans l’ordre familial antérieur, cadre le mieux avec le nouvel ordre économique et ses présupposés de gestion sociale...

Notes

  • [1]
    Michel MESSU, « Du familialisme au parentalisme : quels nouveaux enjeux pour la politique familiale française ? », colloque Le nouveau contrat familial, INRS Montréal, 28-29 février 2008 ; Michel CHAUVIÈRE, « La parentalité comme catégorie de l’action publique », Informations sociales, n° 149, 5, 2008, pp.16-29 ; Marie-Agnès BARRÈRE-MAURISSON, « Familialisme, féminisme et “parentalisme” : trois âges de la régulation sociale », Document de travail du centre d’économie de la Sorbonne, Paris, 2007 ; Bernard ÈME, Les modes d’accueil de la petite enfance ou l’institution de la parentalité, Crida-Lsci/CNAF, 1999.
  • [2]
    Gérard NEYRAND, Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité, Toulouse, Érès, 2011. Ouvrage qui reprend, systématise et prolonge la première approche de l’article publié dans Recherches familiales, « La parentalité comme dispositif. Mise en perspective des rapports familiaux et de la filiation », n° 4, 2007, pp. 71-88. En ligne
  • [3]
    Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité. I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, nrf, 1976.
  • [4]
    Michel FOUCAULT, « Le jeu de Michel Foucault », Ornicar ? Bulletin périodique du champ freudien, n° 10, juillet 1977 ; repris dans Dits et écrits II, Paris, Gallimard, 1994, pp.298-329.
  • [5]
    Louis ROUSSEL, La famille incertaine, Paris, Odile Jacob, 1989.
  • [6]
    Propos tenu par Monique SASSIER lors de son Intervention au Séminaire de réflexion pour le mouvement mutualiste « Quelles actions mettre en œuvre dans le champ de la parentalité ? », Paris, 16 mars 2004.
  • [7]
    François de SINGLY, L’individualisme est un humanisme, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2005.
  • [8]
    Vincent de GAULEJAC, La société malade de la gestion, Paris, Seuil, 2005 (Points, 2009).
  • [9]
    Jürgen HABERMAS, L’espace public, Paris, Payot, 1978 (1962).
  • [10]
    Myriam REVAULT d’ALLONNES, Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, Paris, Seuil, 2010, p. 12.
  • [11]
    Frédéric JESU, Co-éduquer. Pour un développement social durable, Paris, Dunod, 2004 ; Sylvie RAYNA, Marie-Nicole RUBIO, Henriette SCHEU (dir.), Parents-professionnels : la coéducation en question, Toulouse, Érès, 2010.
  • [12]
    Robert CASTEL, « De l’intégration sociale à l’éclatement du social : l’émergence, l’apogée et le départ à la retraite du contrôle social », Revue Internationale d’Action Communautaire, n° 20-60, 1988.
  • [13]
    Gérard NEYRAND, Patricia ROSSI, Monoparentalité précaire et femme sujet, Toulouse, Érès, 2004. En ligne
  • [14]
    Inserm, Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent, expertise collective, Paris, 2005.
  • [15]
    Ce qu’avait montré dès les années 1990 le livre de Jacques COMMAILLE sur l’évolution du droit de la famille, L’esprit sociologique des lois (Paris, PUF, 1994) ; constat que j’avais pu développer quelques années plus tard dans L’enfant, la mère et la question du père. Un bilan critique de l’évolution des savoirs sur la petite enfance (Paris, PUF, 2000).
  • [16]
    Louis ROUSSEL, La famille incertaine, op.cit. ; Robert CASTEL, La montée des incertitudes, Paris, Seuil, 2009.
  • [17]
    Claude LEFORT, La complication, Paris, Fayard, 1999, pp.145-146.
  • [18]
    Gérard NEYRAND, Le dialogue familial. Un idéal précaire, Toulouse, Érès, 2009. En ligne
  • [19]
    Les lois de 1987, 1993 et 2002 sur l’autorité parentale vont affirmer avec de plus en plus de force le principe de coparentalité, de maintien du lien de l’enfant à ses deux parents après la séparation, comme constitutif de celui de l’intérêt de l’enfant. En même temps, en insistant sur la dimension parentale de l’autorité éducative, elles tendent à restreindre la capacité d’action des autres acteurs intervenant dans la coéducation. Ce qui peut parfois créer des tensions entre différentes logiques d’intervention éducative, exemplairement aujourd’hui en matière de protection de l’enfance...
  • [20]
    Gérard NEYRAND, Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité, Toulouse, Érès, 2011, pp. 82-84. En ligne
  • [21]
    Danilo MARTUCCELLI, La société singulière, Paris, Armand Colin, 2010, p. 215 ; cité par Gilles SÉRAPHIN, « Le rôle de la famille au sein de la cité : entre ordre public et responsabilité », Sociologies, à paraître.
  • [22]
    Les façons de concevoir une prévention précoce des troubles susceptibles d’être ressentis par les jeunes enfants s’avèrent profondément divergentes, opposant une conception prévenante de la prévention portée par la clinique relationnelle à une prévention prédictive portée par la psychiatrie médicale et le comportementalisme. Nous avons, avec des pédopsychiatres et cliniciens marseillais, élaboré une première analyse de cette opposition (Gérard NEYRAND – avec la collaboration de DUGNAT Michel, REVEST Georgette, TROUVE Jean-Noël –, Préserver le lien parental. Pour une prévention psychique précoce, Paris, PUF, 2004) ; qui sera actualisée par le mouvement Pas de 0 de conduite ; LE COLLECTIF, Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans !, Toulouse, Érès, 2006 ; Enfants turbulents : l’enfer est-il pavé de bonnes préventions ?, Toulouse, Érès, 2008 ; Les enfants au carré ? Une prévention qui ne tourne pas rond, Érès, 2011.
  • [23]
    Bernard ÈME, Protection de l’enfance. Paroles des professionnels d’action éducative en milieu ouvert et enjeux pour l’évaluation, CNAEMO / L’Harmattan, Paris, 2009, p. 289.
  • [24]
    Jean-François BERNOUX, L’évaluation participative au service du développement social, Paris, Dunod, 2004.
  • [25]
    Grégory BATESON, Vers une écologie de l’esprit, Paris, 1977 (1972).
  • [26]
    Élisabeth BADINTER, Le conflit. La femme et la mère, Paris, Flammarion, 2010 ; Coline CARDI, « La construction sexuée des risques familiaux », Politiques sociales et familiales, n° 101, septembre 2010 ; Marie-Dominique WILPERT, L’objet maternel dans le champ des institutions de la petite enfance. Une lutte de représentations autour de la place de la mère, Thèse Université Paris-Nanterre, 2009.
  • [27]
    Coline CARDI, op. cit., p. 40.
  • [28]
    Michel TORT, Fin du dogme paternel, Paris, Aubier, 2005.
Français

La montée du « parentalisme » – en tant qu’excessive importance accordée aux seuls parents dans la socialisation et l’éducation des enfants – préside à l’ambiguïté croissante donnée aux procédures de soutien et d’accompagnement des parents. Celles-ci sont entrées en tension avec la logique de contrôle prônée par l’État néolibéral, ses préoccupations sécuritaires et sa gestion managériale. Le type d’évaluation de ces procédures mis en place, mais aussi la focalisation sur les seuls parents, correspond alors bien peu au projet citoyen qu’elles portent, et contribue à exacerber les incohérences vécues par les acteurs pris dans de telles injonctions paradoxales. La contradiction entre citoyenneté démocratique et individualisme néolibéral se révèle flagrante.

Mis en ligne sur Cairn.info le 12/03/2013
https://doi.org/10.3917/rf.010.0049
Pour citer cet article
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