1 Nombre d’auteurs considèrent que l’on assiste, depuis la modernité, au déclin, voire à la disparition des rites. Il en est ainsi, par exemple, de Mircea Eliade qui, dans son histoire des croyances et des idées religieuses, fait part de sa perplexité face au mouvement de sécularisation [1] qui caractérise la modernité. Selon lui, ce mouvement de sécularisation affecterait profondément la médiation avec le champ du sacré ou du divin, amoindrissant ainsi la portée symbolique des rites contemporains [2]. De la même façon, Arnold Van Gennep souligne que la plupart des cérémonies de passage ont perdu leur caractère magico-religieux pour revêtir la forme de simples réjouissances [3]. Plus récemment, Martine Segalen lui emboîte le pas en considérant que « l’assomption de l’individualisme, mais aussi le contexte économique et social défavorable, brouillent le marquage des étapes » [4] des rites de passage. Plus nettement encore, Danièle Hervieu-Léger, évoque la perte de la ritualité des sociétés modernes : « Le rite ne subsiste plus... que sous forme de transpositions affadies et parfois même dérisoires. » [5]
2 Il faut bien en convenir : les rites traditionnels qui étaient fortement articulés à des systèmes mythiques et religieux, à un ordre social fondé dans un « au-delà de lui-même », à des pratiques magiques reliant le monde terrestre au monde des divinités ou des esprits, disparaissent. L’évolution des sociétés modernes, par la rupture précisément à l’égard de la tradition, a raison de ces rites. Pour autant, on ne peut manquer d’observer la permanence « d’un agir rituel » (Segalen) dans nos sociétés contemporaines. Claude Rivière note ainsi avec raison que « la déritualisation qu’on croit observer actuellement ne réfère qu’à la perte de certaines pratiques religieuses historiquement datées » [6]. À cet égard, il paraît essentiel de ne pas confondre l’historicité des rites avec la ritualité ou « l’agir rituel » qui renvoie à une capacité proprement anthropologique à produire du rite. Il est clair qu’à considérer les rites contemporains à la lumière des pratiques des sociétés antérieures, on risque fort de n’y voir, au mieux, que des résidus de pratiques ancestrales ou archétypales s’efforçant tant bien que mal de survivre, au pire, qu’un simulacre témoignant d’une déperdition du sacré, du symbolique, ou, plus banalement, de son sens. Mais si l’on admet qu’il existe une constante anthropologique du rite par-delà son expression multiforme dans un milieu, un temps et un espace considérés, alors il est possible de l’aborder dans sa logique interne de développement sans conclure nécessairement à son déclin. C’est ce point de vue phénoménologique qui sera adopté dans cet article consacré aux rites funéraires.
3 Il s’agit ainsi de montrer, à partir de l’examen de cérémonies religieuses et civiles [7] que « l’agir rituel », quand bien même est-il peu ou prou délesté de références religieuses, cherche malgré tout à se frayer un chemin au sein de la communauté locale et familiale. Cet « agir rituel » trouverait son ressort, non plus dans un transcendant posé en extériorité, dont les seuls officiants étaient les dépositaires et les garants, mais dans le cadre d’une négociation offrant la possibilité aux différents protagonistes du rite d’instituer et de sacraliser l’événement. Pour le dire autrement, on assisterait sur le plan des pratiques funéraires au passage d’un modèle rituel fondé sur l’hétéronomie, c’est-à-dire sur le consentement et l’obéissance à des normes extérieures, issues d’une autorité transcendante, à l’expérimentation du rite sur le mode d’une autonomie où les acteurs cherchent à se donner eux-mêmes leurs propres règles. Ce déplacement dont témoigne la personnalisation des cérémonies ouvre le champ des possibles, mais aussi des incertitudes, conférant au jeu des négociations, familiales notamment, une place centrale dans l’élaboration du rite. C’est ce qu’il nous faut à présent montrer à partir des résultats d’une recherche que nous avons conduite sur les obsèques religieuses et civiles.
Quelques éléments de méthode
La remise en cause d’un contrat social
4 Louis-Vincent Thomas a résumé en une belle formule la fonction essentielle des rites funéraires par-delà la variété de ses expressions à travers l’histoire et les sociétés : ceux-ci visent avant tout à assurer la « paix des vivants » [9]. Aussi s’agit-il de marquer la frontière entre le monde des vivants et des morts en s’assurant bien que ces derniers ne viennent pas troubler la tranquillité de ceux qui restent. Les rites funéraires s’emploient ainsi à fournir une signification à l’ineffable et une interprétation à l’inéluctable par la référence à une cosmologie ou une théologie porteuse d’espérance. Ils s’emploient également à compenser l’absence par une régénération du corps social et à apaiser la perte par la promesse d’un « au-delà » après la mort.
5 S’agissant de notre société, c’est principalement l’Église catholique qui, au nom de la communauté chrétienne, a assuré l’essentiel de la charge symbolique des cérémonies funéraires – tandis que les pompes funèbres en assuraient la charge matérielle – en élaborant le rituel, au sens ici de l’ordre prescrit de la célébration d’un service religieux ou dévotionnel [10]. C’est elle qui s’offrait, aux yeux des fidèles, comme la garante du mystère divin et l’unique intercesseur, en faveur du défunt, entre le monde d’ici-bas et celui de l’au-delà. Là réside l’hétéronomie du rituel d’autrefois. La communauté locale et familiale s’en remettait à une autorité transcendante dont la légitimité n’était pas discutée par les fidèles. L’Église tirait son pouvoir et son prestige de cette délégation et de cette confiance accordées par la communauté locale et familiale. D’une certaine façon, il existait une sorte de contrat social entre l’Église et ses fidèles : à charge pour l’Église de garantir la sacralité de la cérémonie funéraire et aux fidèles de rester à leur place, c’est-à-dire de ne pas interférer dans le rituel [11].
6 C’est ce « contrat social » qui est aujourd’hui remis en cause sous l’effet du processus de sécularisation à l’œuvre dans notre société contemporaine. Celui-ci se manifeste par une distanciation grandissante des familles à l’égard du rituel édifié par l’Église romaine et plus largement à l’égard des références chrétiennes. Il s’exprime également et surtout par une revendication de ces familles d’être partie prenante à l’élaboration du rituel. Nous allons y revenir. Retenons pour l’instant que ce processus de sécularisation qui marque nos sociétés contemporaines voit le recul des cérémonies religieuses – si l’on s’en tient ici aux cérémonies catholiques – au profit des cérémonies civiles, ces dernières demeurant toutefois minoritaires. Assurément, ce recul relatif n’est pas sans incidence sur la manière dont on se représente et se rapporte à la mort. Ainsi, comme l’a montré Philippe Ariès, la valorisation de l’hédonisme propre à notre société tend à désacraliser et à reléguer la souffrance et la mort aux confins de la « conscience collective » [12]. De fait, on s’emploie aujourd’hui, plus prosaïquement, à ne rien devoir au défunt et à se donner des « explications rationnelles » sur sa disparition en escomptant vaguement une « suite » après la « fin », même s’il s’agit toujours de négocier avec la mort « afin qu’elle ne contamine pas la vie » [13].
7 Pour autant, comme nous le montrent nos propres investigations, l’opposition tranchée entre les cérémonies religieuses et les cérémonies civiles, ou encore, entre le sacré et le profane, ne rend pas véritablement compte des recompositions à l’œuvre dans les pratiques funéraires actuelles. En effet, on assiste aujourd’hui à l’irruption d’éléments profanes au cœur de cérémonies religieuses (la lecture de poèmes ou de textes littéraires, l’audition de témoignages, de musiques et chants profanes, etc.) et, inversement, d’éléments sacrés – y compris religieux – dans les cérémonies civiles (le recueillement, la prière, les signes de croix, lecture de textes religieux, mise en scène de l’espace similaire à celle d’une église [14], etc.).
8 En fait, le phénomène le plus marquant aujourd’hui en ce qui concerne le rituel funéraire, qu’il soit religieux ou civil, ne tient pas tant à sa désacralisation qu’au désir des proches du défunt et, en premier lieu parmi ceux-ci, les membres de sa famille, de se l’approprier. Comme l’observent Marie-Hélène Lichou et Solange de Penanster : « S’agissant du rituel des obsèques, on est passé d’un temps où la famille était dépossédée de la mort – tout se traitait entre l’Église et les pompes funèbres – à un temps où la personnalisation devient, au contraire, l’un des principaux objectifs recherchés. » [15] C’est précisément cette personnalisation du rituel des obsèques qui constitue aujourd’hui l’enjeu essentiel du processus d’appropriation [16] des rites funéraires. C’est au nom de cette personnalisation que l’on rejette l’imposition d’un modèle rituel préétabli au profit de la négociation entre les parties prenantes à la cérémonie des obsèques.
La négociation des obsèques
9 De l’aveu même de prêtres rencontrés pour notre recherche, les familles qui s’adressent à l’Église pour la cérémonie des obsèques ne veulent plus, dans leur grande majorité, être les simples spectatrices d’une scène conçue sans elles. Non seulement celles-ci marquent leur distance à l’égard d’un modèle rituel unique et préconçu, mais qui plus est, il n’est pas rare que leurs demandes s’inscrivent en marge du code liturgique. Il s’agit moins ici de l’expression d’un rejet de l’Église que d’un éloignement vis-à-vis des références chrétiennes. Ainsi en témoigne ce prêtre : « Bon, souvent, les personnes qui viennent là, s’ils sont des pratiquants assez réguliers, s’ils sont des familiers de la vie chrétienne, c’est-à-dire des messes des dimanches, des grandes fêtes, bon, on est tout de suite au feeling. Et puis, il y a des gens, bon... leur papi, leurs parents, leur papa ont été baptisés puis ils ont fait leur vie quoi. Par contre, eux, dans la plupart des cas, ils ont été baptisés et puis ils ont fait du caté, etc., mais ils ont pris du large et ne sont plus très au feeling avec la célébration du mystère chrétien. » (Prêtre). Certaines familles vont même jusqu’à proposer au prêtre la lecture de textes exclusivement profanes pendant la cérémonie. L’Église n’est pas d’ailleurs sans anticiper et prendre en compte ces demandes profanes des familles en proposant, notamment, des obsèques sans eucharistie [17]. Ainsi, à l’adresse de certaines familles, tel prêtre suggère que « ce serait mieux sans eucharistie parce que voilà... parce qu’à un moment donné vous vous sentirez étrangers ». (Prêtre).
10 C’est dire que le refus de l’imposition d’un modèle rituel préétabli n’est pas le seul fait des familles. Il émane également de certains prêtres : « on n’est pas là non plus pour imposer des choses », dira ainsi l’un d’eux. Aussi, la réticence de familles manifestant leur distance d’avec la pratique religieuse, conjuguée au refus de certains prêtres d’imposer unilatéralement un type de cérémonie, aboutit à la nécessité de la négociation, c’est-à-dire la recherche d’un compromis portant sur la répartition des charges et la délimitation des parties prenantes à la cérémonie.
11 Cette négociation qui a lieu pendant le « temps de l’échange » – c’est-à-dire le moment précédant la cérémonie où la famille du défunt rencontre le prêtre et les « guides » d’obsèques laïcs – obéit à des visées différentes selon les paroisses. Ainsi, les unes vont privilégier une « visée conservatrice » s’attachant à resserrer la communauté des fidèles par la rigidification du code rituel présidant à la cérémonie. Elles limitent alors le plus possible l’intégration d’éléments étrangers au code rituel. À l’inverse, d’autres vont s’inscrire dans une « visée progressiste » par une ouverture à l’altérité conduisant à un assouplissement du code rituel. Des éléments hétérodoxes à la cérémonie peuvent alors prendre place (recours à des officiants laïcs, énonciation de messages personnels, élaboration d’une gestuelle et d’actes symboliques profanes). Il reste que, dans l’un ou l’autre cas de figure, tout n’est pas négociable. Ainsi, le prêtre est là pour rappeler à la famille qu’il s’agit d’une célébration chrétienne, « ce n’est pas un mélange des genres, un peu de tout, un fourre-tout... Il y a quand même des choses à faire selon un certain ordre ». (Prêtre). Autrement dit, si la négociation avec les familles est en principe toujours possible, elle ne l’est que dans un cadre défini par l’institution qui en est la garante et qui assume la responsabilité du service des obsèques, en l’occurrence, ici, l’Église. Ainsi, à l’occasion du choix d’un chant, d’une musique ou d’un texte proposés par la famille, le prêtre se fait fort de rappeler, sur un mode pédagogique, le cadre dans lequel celle-ci doit s’inscrire : « Si c’est anti-mystérieux, vie éternelle, s’il y a un antagonisme, ce serait une incohérence par rapport au mystère chrétien, il est évident qu’on va leur dire : écoutez, vous êtes dans une église... On va les faire réfléchir sur le sens du texte. Alors, là, bon, on entre en dialogue... » (Prêtre). Aussi, la négociation ne se déroule-t-elle pas entre des parties à parité de statuts et de positions dans la mesure où l’une d’entre elles assume l’essentiel de la charge, le ministère, qui lui revient et donc le pouvoir de faire en lieu et place de. L’Église impose ainsi au minimum le respect de l’ordre cérémoniel du rituel catholique et l’introduction d’un texte biblique. Ces deux éléments sont exclus de la négociation : « Il y a forcément un texte biblique, parce que nous sommes dans une église, vous avez demandé une célébration dans une église, vous êtes venus frapper, vous avez demandé un temps d’Église, une célébration. Il y aura un texte biblique. » (Prêtre).
12 S’il y a néanmoins bien négociation c’est, d’abord, parce que l’Église n’occupe plus, dans notre société, la place hégémonique qui était la sienne autrefois. C’est ensuite, parce que la famille est aujourd’hui légitimement reconnue dans sa prétention à être partie prenante de la cérémonie en raison de la proximité des liens qui l’unissent au défunt. C’est cette double évolution sociologique qui conduit à la nécessité de la négociation. Le principe de l’hétéronomie selon lequel le code rituel est l’apanage d’une autorité transcendante et exclusivement légitime tend ainsi à céder le pas à la quête d’une autonomie où les différents protagonistes négocient leurs places et rôles respectifs dans la limite, toutefois, du cadre imposé par l’Église. Celle-ci demeure, en effet, la principale garante du code rituel et du service rendu au défunt et à sa famille. La négociation aboutit ainsi généralement à un compromis qui prend la forme a minima d’une coexistence ou d’une non-interférence entre le rituel catholique et l’expression profane d’un « sacré séculier », si l’on peut dire, au sein même de la cérémonie des obsèques. Ainsi, en est-il, par exemple, de la concession faite aux familles d’introduire une musique, une gestuelle ou un texte non religieux, au début ou au terme de la cérémonie, c’est-à-dire en dehors de la séquence proprement religieuse. « Au moment de l’adieu, de l’au revoir, ils peuvent dire ce qu’ils veulent. Voilà, ils n’engagent qu’eux quoi. Ils n’engagent pas la foi chrétienne. » (Prêtre).
13 Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les obsèques civiles ne constituent pas l’exact opposé des obsèques religieuses. Elles ne s’offrent pas, en effet, comme un espace qui serait totalement ouvert aux familles par contraste avec la fermeture – toute relative comme nous l’avons vu précédemment – d’une Église qui s’attache à maintenir les prérogatives liées à sa mission et son office. Sans doute, les pompes funèbres s’emploient-elles à caractériser les cérémonies civiles en opposition avec la tradition et le conformisme des obsèques religieuses. Mais il s’agit-là avant tout d’une stratégie de distinction visant à indiquer aux familles la spécificité de leur service au regard du service religieux.
14 Les cérémonies civiles, tout comme les cérémonies religieuses, s’inscrivent dans un rapport social qui met en présence un prestataire de service, en l’occurrence ici les pompes funèbres, et des bénéficiaires du service (le défunt et son entourage). Les cérémonies civiles ne s’inscrivent donc nullement dans un vide social d’où toute prise en charge et codification seraient absentes. Comme le précise un agent des pompes funèbres : « nous, on a un canevas parce qu’en fait on sait à peu près dans quel ordre les choses doivent se passer, par expérience ». Même dans une cérémonie où « il n’y a rien du tout », où « il ne va pas se passer grand-chose », on observe un découpage séquentiel du rituel. On repère ainsi un temps d’accueil de l’assistance, une annonce du déroulement de la cérémonie, un moment de recueillement accompagné ou suivi de musique, mais aussi régulièrement, un temps de parole et un temps du dernier adieu.
15 Au même titre que l’Église, les pompes funèbres assument la responsabilité du cadre rituel et du service rendu au défunt et à ses proches en négociant avec la famille la répartition des rôles. « On va les aider à organiser en fait cette cérémonie. Exactement, je veux dire, comme la personne de l’équipe paroissiale avec le curé, qui va dire : voilà, qui est-ce qui va dire le Notre Père, qui est-ce qui va faire cela, qui est-ce qui va faire ceci, dans le cadre de la cérémonie. » (Agent des pompes funèbres). Ce qui diffère, en revanche, c’est le contenu de ce qui se joue dans la négociation avec la famille. Il ne s’agit pas tant, comme dans le cas de l’Église, d’opposer une conception du rituel à une autre, que d’amener la famille à investir le contenu même de la cérémonie, tout en se portant garant de son bon déroulement et de la bonne « image » de l’entreprise. « Vous faites ce que vous voulez, à partir du moment où vous n’entrez pas dans un truc, où ça reste respectueux de ce qui est à faire, il n’y a aucun souci. La seule chose qu’il faut éviter, c’est de rentrer dans des trucs un petit peu tendancieux, dès que l’on va aborder quelque chose qui pourrait choquer l’environnement. Après, c’est un peu de notre responsabilité de leur dire non, attendez, vous n’êtes pas là pour ça... » (Agent des pompes funèbres).
16 Si, d’un côté, la non-imposition d’un contenu rituel à la cérémonie civile ouvre à la famille le champ des possibles, de l’autre, elle la plonge dans une incertitude qui peut annihiler toute initiative et, au bout du compte, la conduire à s’en remettre totalement aux professionnels du funéraire. « On s’est retrouvé dans la situation où la famille, elle, elle n’avait rien à proposer, évidemment, parce qu’elle ne savait pas comment faire, et puis de l’autre côté, il y avait ce président qui voulait faire quelque chose au nom du club et qui ne savait pas comment faire non plus. » (Agent des pompes funèbres). Cette incertitude est également perceptible, par exemple, dans le flottement qui s’empare de l’assemblée réunie autour de l’urne funéraire avant qu’elle n’intègre le caveau. On ne sait pas réellement quel geste accomplir ou quel symbole mobiliser pour témoigner de sa douleur et de l’affection que l’on portait au défunt.
17 Aussi, l’intégration, dans la cérémonie civile, d’éléments profanes s’inspirant d’une symbolique religieuse (tel le geste consistant à poser la main sur le cercueil en signe d’adieu rappelant l’acte religieux de l’imposition des mains) peut dès lors se comprendre comme une manière de parer à cette incertitude, de combler une « vacance symbolique », permettant à la famille de garder une certaine prise sur le déroulement du rituel. Dans tous les cas, c’est la personnalisation de la cérémonie qui constitue l’enjeu central de la négociation entre les membres de la famille et les officiants, qu’elle soit civile ou religieuse. C’est en effet par ce biais que la famille du défunt fait valoir la légitimité de sa place et s’institue comme partie prenante du rituel.
La personnalisation des cérémonies
18 La personnalisation consiste à prendre en compte la personne en tant qu’elle est, à la fois, produite par et productrice d’un faisceau de relations lui conférant une existence sociale [18]. Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans les pratiques funéraires contemporaines. Ce n’est pas en effet le sujet biologique qui est convoqué pendant les obsèques mais bien l’être social singulier doté d’une appartenance sociale. Le prêtre comme l’agent des pompes funèbres ne s’y trompent pas : « S’il a été maçon, c’est pas la même chose que s’il a été président-directeur général... Il a été footballeur, bah oui, président du club de foot, bah c’est important de le savoir, parce que ça veut dire qu’il connaît beaucoup de monde. Donc, ça va avoir une incidence directe... » (Agent des pompes funèbres).
19 Nous avons évoqué précédemment la fonction essentielle des rites funéraires : élaborer une frontière entre le monde des vivants et des morts. Il convient d’ajouter qu’ils visent, en tant qu’acte d’institution [19], tout autant à différencier les vivants entre eux. Ce n’est pas en effet du défunt, en tant que tel, dont il est seulement question dans les cérémonies qu’elles soient civiles ou religieuses. Certes, comme l’observent Patrick Baudry et Henry-Pierre Jeudy, à travers la lecture d’un texte, l’écoute d’une musique ou « la voix du chanteur, tout se passe comme si le mort venait dire une dernière fois le sens qu’il voulait donner à sa vie et le message qu’il a voulu transmettre de son vivant » [20]. Mais encore faut-il convenir que ce sont bien les autres, à commencer par les membres de la famille, qui traduisent et interprètent le message qu’ils prêtent au disparu. Aussi, le défunt n’est-il convoqué que pour témoigner de relations sociales et affectives avec un entourage familial, amical et professionnel qui, en retour, perpétue son existence sociale par-delà la mort biologique. Plus encore, lors de la cérémonie des obsèques, les relations que les proches entretenaient avec le défunt sont redéfinies. Or, comme le défunt et la relation entretenue avec lui sont constitutifs de l’identité de chaque proche, c’est l’identité même des proches qui est redéfinie. Là réside le processus de personnalisation et d’appropriation des rites funéraires par les proches. Autrefois, le défunt était principalement considéré du point de vue de son appartenance à la communauté chrétienne. Aujourd’hui, aussi bien dans les cérémonies civiles que religieuses, c’est l’ensemble des appartenances et des filiations – soit ce que nous appelons précisément la personne – qui est négocié et mis en scène. C’est l’objet, notamment, du « temps d’échange » avec la famille qu’aménagent aussi bien l’Église que les pompes funèbres. « On invite la famille à se présenter. Pour nous dire qui ils sont. Quels liens ? Quels témoignages ils laissent ? Voilà la question : qu’est-ce que vous voulez nous dire ? Qu’est-ce que vous gardez le plus dans votre mémoire ? » (Prêtre). Ce temps d’échange est ainsi l’occasion de récapituler, de réécrire la vie du défunt et, à travers lui, de réaffirmer l’identité des proches. Il est aussi le moment où vont se négocier la légitimité et la répartition des rôles dans la préparation et l’organisation de la cérémonie. Il s’agit de « déterminer dans la famille qui va pouvoir dire oui ou non. Qui en fait est dans le groupe le leader. Parce qu’il faut arriver à peu près à comprendre ce qui se passe. » (Agent des pompes funèbres).
20 Cette négociation ne se limite pas cependant au seul « temps d’échange » entre la famille et les officiants. Elle a lieu également entre les divers groupes d’appartenance du défunt. C’est ainsi, par exemple, que le cercle d’amis d’un défunt a été autorisé, aussi bien par la famille que par le prêtre, à introduire au cours de la cérémonie religieuse un ballon de football symbolisant un lien d’amitié forgé dans une passion commune. La référence à ce ballon de football constituera une séquence rituelle totalement intégrée à la cérémonie. Le guide de cérémonie invitera ainsi les participants à se prêter à un geste rituel : « Vous qui avez vécu avec Y... vous voulez lui transmettre vos messages sur un ballon de foot, le foot auquel était... » (Guide d’obsèques laïques). Par cette invitation, les amis du défunt sont institués en tant qu’amis, tout en signifiant à l’ensemble des participants au rite une autre appartenance que la seule affiliation à la communauté chrétienne et à la famille.
21 Mais la personnalisation du rite funéraire reste avant tout l’affaire de la famille. C’est à elle, en effet, que revient, dans le temps et l’espace laissés vacants par l’officiant, la charge de personnaliser la cérémonie. La négociation sur le contenu du rite se déploie alors à l’intérieur du cercle familial. Comme le souligne Simone Pennec, « les places se négocient autour du défunt, chaque descendant cherchant à construire une relation spécifiée à son parent » [21]. Cette négociation des places se donne à lire dans la répartition spatiale des membres de la famille au sein du lieu de cérémonie, ceux étant censés être les plus proches du défunt occupant le premier rang. Elle se manifeste également dans la préséance accordée à tel ou tel membre de la famille pour la lecture d’un texte ou le choix d’une musique.
22 Il s’agit, là encore, de restituer le défunt dans sa dimension de personne en récapitulant son histoire par l’évocation de moments partagés avec les proches, mais aussi, plus largement, en le rattachant à la destinée humaine. Cette personnalisation peut alors prendre une forme allégorique par le recours à une diffusion d’images symbolisant l’inéluctabilité du temps qui passe ou le cycle des saisons figurant le triptyque vie, mort et renaissance. « On a une vidéo à ce moment-là qui passe avec des images de bateaux qui passent, par exemple, les quatre saisons, donc les feuilles qui tombent. » (Agent des pompes funèbres). Dans tous les cas, il s’agit bien pour les proches de réaffirmer ou réinventer leur relation au défunt, fût-ce jusque dans la forme ultime d’une « commune humanité ».
23 Si la personnalisation de la cérémonie est l’occasion de réaffirmer la solidarité des liens familiaux en rappelant les places respectives et les rôles de chacun, elle peut être tout autant le moment où se révèlent les fractures ou les dissensions familiales. D’anciennes querelles peuvent remonter à la surface. C’est le « Oui, mais maman t’a préférée... » lancé à la face de la sœur qui entend tout régenter au moment de l’organisation des obsèques. C’est aussi l’exemple cité par un agent des pompes funèbres de deux frères qui règlent leur compte dans des propos à peine voilés. « Et la belle-fille qui en rajoutait un p’tit peu, parce qu’a priori, elle n’avait pas eu sa place vis-à-vis de la belle-maman. Bon, l’autre l’avait bien compris, donc il critiquait un peu. » (Agent des pompes funèbres). Ces « luttes de places qui se nouent au sein des fratries et dans les rapports d’électivité qui tissent la trame des liens de famille » [22] peuvent conduire l’officiant à jouer le rôle de tiers afin de garantir le bon déroulement des obsèques. C’est dire que la personnalisation des rites funéraires, en relativisant le poids d’une autorité transcendante et garante du sacré, ne va pas sans susciter une confrontation à l’altérité avec tous les risques, les incertitudes et les conflits qu’elle suppose.
Conclusion
24 Au modèle de l’hétéronomie qui forgeait les rites funéraires d’autrefois succède, aujourd’hui, la quête d’une autonomie des pratiques rituelles plaçant la négociation au cœur de la préparation, de l’organisation et du vécu des cérémonies, qu’elles soient religieuses ou civiles. Cette négociation renvoie elle-même à l’enjeu de la personnalisation des cérémonies qui constituent la modalité essentielle d’appropriation des rites funéraires par les proches du défunt, en premier lieu desquels figure la famille. Nous avons évoqué le champ des possibles mais aussi des incertitudes qu’ouvre, pour les proches du défunt, cette personnalisation des rites funéraires. Deux aspects de la question resteraient néanmoins à explorer. Ils sont indiqués ici à titre de pistes prospectives. Nous avons parlé précédemment de la famille comme s’il s’agissait d’un ensemble homogène. Nous savons, bien sûr, qu’il n’en est rien. Il resterait ainsi à explorer le jeu des différences socioculturelles et de la position familiale de chacun dans les modalités de négociation et d’appropriation des rites funéraires. Il y a tout lieu de penser que plus les familles disposent d’un fort capital social et culturel, mieux elles sont armées pour négocier leur propre place dans le dispositif rituel. Il est un autre élément qui serait à prendre en compte. La dimension des affects qui se manifestent à l’occasion de la perte d’un être cher paraît également déterminante, fût-ce de façon incidente, dans le processus d’appropriation des pratiques rituelles funéraires. Si, en effet, c’est l’acte d’institution, en tant que tel, qui est au fondement de ce processus d’appropriation, on ne saurait négliger le rôle de l’émotion dans le vécu du rite. Celle-ci peut en effet venir submerger les proches du défunt au point de neutraliser leur tentative d’appropriation.
25 Dans l’un et l’autre cas, c’est la question du tiers qui se trouve posée. Là où, en effet, la distance sociale est trop grande à l’égard du code rituel ou, à l’inverse, l’émotion aboutit au confusionnel, apparaît la nécessité d’introduire une médiation, sous la forme d’un accompagnement, permettant aux proches du défunt de négocier au mieux l’appropriation des rites funéraires.
Notes
-
[1]
La sécularisation désigne le mouvement historique qui voit un affaiblissement de l’emprise de la religion et des institutions religieuses sur l’activité humaine et sociale. Ce mouvement de sécularisation concerne ici la religion chrétienne. Ce mouvement de sécularisation ne préjuge en rien d’un mouvement de « désenchantement » ou, au contraire, de « réenchantement » du monde dans la mesure où la religion n’a pas le monopole du sacré. Ainsi, évoquer la sécularisation de notre société n’équivaut nullement à prononcer la mort du sacré qui peut trouver à se réinvestir ailleurs que dans la seule sphère religieuse. Jean-Paul WILLAIME, Sociologie des religions, Paris, PUF, coll. « Que sais-je », 1995 ; Danièle HERVIEU-LEGER, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.
-
[2]
Mircea ELIADE, Histoire des croyances et des idées religieuses, t. 3, Paris, Payot, coll. « Bibliothèque historique », 1983.
-
[3]
Arnold VAN GENNEP, Les rites de passage, Paris, Picard, 1909, réédition1981.
-
[4]
Martine SEGALEN, Rites et rituels contemporains, Paris, Colin, coll. « 128 Sociologie », 2009 (2e édition), cit. p. 46.
-
[5]
Danièle HERVIEU-LEGER in Erwan DIANTEILL, Danièle HERVIEU-LEGER, Isabelle SAINT-MARTIN (dir.), La modernité rituelle. Rites politiques et religieux des sociétés modernes, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 16.
-
[6]
Claude RIVIERE, Les rites profanes, Paris, PUF, 1995, p. 7.
-
[7]
Notre propos se limite aux cérémonies civiles et aux obsèques religieuses de l’Église catholique.
-
[9]
Louis-Vincent THOMAS, Rites de mort. Pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 1985.
-
[10]
Dans le cadre de l’Église romaine, le rituel se confond de manière significative avec « le livre qui contient l’ordre à observer dans la célébration d’un service religieux ou autre service solennel ». Jean HUXLEY (sous la dir.), Le comportement rituel chez l’homme et l’animal, Paris, Gallimard, 1971, p. 23.
-
[11]
Erwan DIANTEILL, Danièle HERVIEU-LEGER, Isabelle SAINT-MARTIN, op. cit.
-
[12]
Philippe ARIES, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975.
-
[13]
Jean-Hugues DECHAUX « La mort n’est jamais familière. Propositions pour dépasser le paradigme du déni social » in Simone PENNEC (dir.), Des vivants et des morts, Brest, UBO, 2004, p. 19.
-
[14]
Comme l’indiquera de manière significative un agent des pompes funèbres que nous avons interviewé : « Il y a ce pupitre comme là où serait un prêtre... La seule chose qu’il n’y a pas à la rigueur, c’est l’autel. »
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[15]
Marie-Hélène LICHOU, Solange de PENANSTER, « Attitude autour de la mort en pays de Brest », in Georges PROVOST, Marie-Armelle BARBIER (dir.), Attitude autour de la mort en Bretagne XXe-XXIe siècles, Vannes, Institut Culturel de Bretagne, Cahiers de l’Institut, n° 7, 12 avril 2003, p. 118.
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[16]
Par appropriation, nous désignons le processus par lequel des acteurs sociaux intègrent ou créent des manières d’être, des usages, qu’ils font leur et revendiquent comme tel. L’appropriation renvoie ainsi à une « prise » sur le réel mettant en jeu la dynamique conflictuelle du jeu social puisqu’elle opère sur un univers social préalablement constitué auxquels sont attachés des acteurs sociaux qui ne sont pas nécessairement prêts à le partager et a fortiori à le remettre en cause.
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[17]
L’Église y trouve là aussi son compte en raison de la diminution du nombre de prêtres en France.
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[18]
Voir à ce sujet Jean-Michel LE BOT, Au fondement du lien social. Introduction à une sociologie de la personne, Paris, L’Harmattan, 2002. Voir également Marcel GAUCHET, Jean-Claude QUENTEL, Histoire du sujet et théorie de la personne, Rennes, PUR, 2009.
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[19]
Pierre BOURDIEU, « Les rites comme acte d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 43, 1982, pp. 58-63.
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[20]
Patrick BAUDRY, Henry-Pierre JEUDY, Le deuil de l’impossible, Paris, Eschel, 2001, p. 62.
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[21]
Simone PENNEC, « Une bonne mort pour ses parents : accompagner leur fin de vie, assurer des obsèques en règle, hériter et entretenir la mémoire familiale », in Simone PENNEC (dir.), Des vivants et des morts, Brest, UBO, 2004, p. 95.
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[22]
Simone PENNEC, op. cit., 2004, p. 94.