CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le mariage est par excellence un rite : il symbolise le passage d’un statut à l’autre, il définit une appartenance identitaire et institue des rôles. Il connaît par ailleurs diverses transformations au gré des (ré-) inventions. Il est l’un des rituels familiaux qui, malgré la baisse du nombre de mariages depuis les années 1970, peut être analysé en considérant ces trois axes. Ce constat, valable pour la population de France [1], a été exploré plus finement dans le cadre d’une enquête qualitative [2] dont l’objectif était de comprendre les raisons du respect de la norme de l’endogamie [3]. La recherche a été réalisée en 2007 auprès d’une centaine de jeunes adultes des deux sexes, âgés de 18 à 35 ans résidant en région parisienne ou dans l’agglomération lyonnaise [4].

2 Cet article s’intéresse donc aux réinterprétations des rites du mariage, que nous qualifierons dans la suite du texte de mariage « halal ». Ce terme est une catégorie endogène qui a émergé au fil du travail de terrain ; halal désigne ce qui est autorisé, par opposition à ce qui est interdit haram[5]. Nous avons retenu cette catégorie et tentons de la conceptualiser car elle semble révélatrice des réinterprétations contemporaines des rites de mariage traditionnels puisqu’elle a pour finalité de désigner ce qu’est un « bon mariage ». Elle désigne les caractéristiques d’une union légitime, reconnue et valorisée par le groupe d’appartenance. Mais, cette formule n’a de sens que dans ce contexte post-migratoire, c’est-à-dire dans la société d’immigration. Dans la société d’origine (Algérie, Tunisie, Maroc), une telle désignation n’a aucun sens car se marier est nécessairement une pratique licite. En France, en revanche, où les pratiques matrimoniales sont diverses, les jeunes demeurent exposés au soupçon d’un mariage non conforme aux attentes de la communauté (familiale, régionale, ethnique, religieuse...). Utiliser cette expression a pour objectif principal de marquer une différence entre « eux et nous » en exprimant un ensemble de valeurs et de pratiques ritualisées : elle dévoile les constructions identitaires des minorités. Exprimer qu’on souhaite réaliser un mariage halal désigne le souci de se distinguer des pratiques matrimoniales du groupe majoritaire, en d’autres termes, qu’on ne fait pas comme « les Français » qui ont des rapports sexuels avant le mariage ou qui cohabitent sans être mariés, preuve d’une trop grande émancipation sexuelle.

3 Précisons enfin que ce terme n’est pas employé comme synonyme de « mariage religieux » ou pour décrire le mariage tel qu’il était pratiqué traditionnellement dans les pays d’origine. Il s’agit pour les jeunes qui emploient cette expression de mettre en évidence une distinction centrale de la culture musulmane héritée de leurs parents : l’opposition entre le licite et l’illicite. Ce faisant, ils insistent sur le fait que le respect de certaines pratiques témoigne de leur attachement aux valeurs de leur pays d’origine et/ou de leur appartenance à la religion musulmane. Tout en se référant à la tradition, ils renouvellent et réinterprètent les rites. Notre enquête révèle en effet que l’élaboration du lien conjugal résulte d’une synthèse subtile entre les normes et exigences du milieu familial d’origine et une interprétation plus individualiste de ce cadre normatif par les jeunes générations issues de l’immigration, développant des conduites proches des valeurs de la société française majoritaire [6]. Alors que certains jeunes adultes d’origine maghrébine abandonnent la référence normative aux valeurs de la société d’origine, que ce soit avec le consentement des parents ou contre leur gré [7], d’autres suivent les prescriptions parentales en les réinterprétant plus ou moins ouvertement.

4 L’article s’intéresse explicitement aux réinterprétations ouvertes et visibles des prescriptions transmises par l’éducation des parents dans le cas de figure du mariage halal, étudié parmi les couples composés de deux descendants d’immigrés. Dans un premier temps on abordera les éléments qui définissent le mariage ‘halal’, pour ensuite décrire plus précisément le rituel accompagnant sa mise en œuvre. S’en dégage une forme très spécifique de l’établissement du lien conjugal chez les descendants d’immigrés maghrébins qui est la synthèse de valeurs traditionnelles et modernes.

Prescriptions normatives parentales et aspirations personnelles

5 Les parcours conjugaux étudiés révèlent que la formation du couple se situe à l’intersection des valeurs familiales transmises, en particulier les attentes spécifiques à l’encontre des filles [8], et des logiques d’action de ces individus. Ces actions sont elles-mêmes déterminées par la place qu’ils occupent au sein de la société française [9]. En effet, leurs choix conjugaux résultent à la fois d’un processus d’individualisation (en tant qu’individu qui affirme des préférences, qui assume un mode de vie) et d’une conformité à l’univers normatif transmis par les parents. De la sorte, ces jeunes adultes se trouvent confrontés à des injonctions paradoxales entre les modes de vie et les aspirations qu’ils partagent avec leurs pairs et les normes et modèles culturels de leurs parents.

6 Des négociations et réinterprétations des normes traditionnelles en découlent et donnent lieu à des « bricolages culturels ». Le changement le plus considérable consiste à accorder une plus grande place au consentement mutuel direct, alors que traditionnellement, les parents, notamment la mère, détiennent un rôle prédominant dans la conclusion des alliances [10]. Aujourd’hui, les futurs conjoints souhaitent en être les principaux acteurs. Ils expriment des préférences, affirment leur individualité, choisissent librement un conjoint pour lequel ils éprouvent un sentiment amoureux, tout en étant en conformité avec les valeurs morales héritées de leurs parents. Ils accordent de l’importance à partager la même religion et respectent la norme de l’endogamie. Cette double attente (aimer son conjoint et choisir un conjoint qui partage un même univers socioculturel) témoigne des transformations relatives au rituel du mariage.

7 Traditionnellement, dans les familles immigrées originaires du Maghreb, le mariage est une affaire de famille qui assure la transmission familiale de génération en génération. Il est contracté, le plus souvent, parmi les membres d’un même lignage ou de l’entourage proche. Si les familles ont tenté de maintenir ces « mariages arrangés » dans les années qui ont suivi leur émigration, l’ancienneté de leur installation en France a modifié sensiblement les pratiques familiales. Les familles tentent toutefois de maintenir la transmission d’un système normatif structuré autour de la norme de l’endogamie et de la maîtrise de la sexualité des femmes. Mais ces prescriptions ne peuvent se comprendre sans considérer simultanément la place du sentiment amoureux. En effet, la quête de l’amour s’est largement diffusée et imprègne les pratiques matrimoniales partout dans le monde. Socialisés dans la société française, et confrontés à ses valeurs dominantes, les descendants d’immigrés les intègrent dans leur univers de référence.

? L’endogamie, une valeur forte parmi les groupes minoritaires

8 Dans le milieu familial d’origine, l’endogamie est posée comme la norme par excellence. Elle est en quelque sorte exacerbée en raison de l’émigration, transformant une pratique culturelle allant de soi, en une sorte de revendication identitaire soudant le groupe minoritaire. Ainsi, les parents font valoir leur préférence pour un choix conjugal endogame. Celui-ci peut toutefois être à contours variables. Il peut être familial ou villageois dans une interprétation stricte, régional ou national dans d’autres cas, mais il pose dans tous les cas le principe de la religion commune. L’homogamie religieuse garde son importance pour les jeunes adultes eux-mêmes, en particulier quand ils se déclarent croyants.

9 L’endogamie est toutefois réinterprétée tant au niveau de la génération des parents que de celle des enfants. Dans le cas du mariage halal, les enfants respectent l’exigence d’un partenaire de même culture et de même religion tout en choisissant leur futur conjoint eux-mêmes. Les parents, quant à eux, acceptent de s’éloigner d’une conception stricte de l’endogamie lignagère en cédant à leurs enfants ce qui relevait traditionnellement de leur prérogative : choisir un conjoint à leurs enfants. Si l’endogamie révèle l’importance accordée au partage de mêmes références culturelles et religieuses, la dimension sociale n’en est pas moins présente ; les parents expriment aussi le souhait d’une réussite sociale par le mariage.

? La maîtrise de la sexualité des femmes

10 La maîtrise de la sexualité des femmes caractérise également le mariage ‘halal’. Les jeunes femmes sont confrontées à un tabou puissant concernant les relations sexuelles avant le mariage : elles doivent se préserver pour leur mari et rester vierges jusqu’au mariage [11]. Même si aujourd’hui les logiques d’honneur [12] sont moins directement affirmées, l’éducation familiale pose encore fortement cet interdit, notamment pour les filles, et s’accompagne depuis leur jeune âge d’une série de règles de conduite concernant la pudeur et la limitation ou l’interdiction des sorties. Que les jeunes femmes aient eu ou non des expériences sexuelles, elles ont toutes dû se positionner par rapport à cette prescription normative. Les jeunes femmes l’ont intériorisée, ce qui ne signifie pas que toutes l’ont respectée, mais simplement envisager de l’enfreindre a été assimilé à un acte transgressif de grande importance, entraînant une forte culpabilité et pouvant, dans des cas extrêmes, avoir des répercussions désastreuses si les parents soupçonnaient une relation avec un jeune homme (jeunes filles séquestrées puis mariées de force avant qu’elles n’aient un rapport sexuel). Elles savent que leur valeur sur le marché matrimonial endogame maghrébin en dépend : rester vierge (ou tenter de le faire croire [13]) jusqu’à la cérémonie constitue un élément incontournable du mariage halal. Il s’agit d’un élément qui les distingue très nettement des autres jeunes filles de leur âge [14].

11 Quelques jeunes hommes rencontrés lors de l’enquête ont également défendu l’importance de se préserver jusqu’au mariage, par respect d’une prescription religieuse en principe valable pour les deux conjoints. Il se trouve néanmoins que le mariage halal ne pose explicitement cette condition que pour les jeunes filles.

? Et l’amour dans tout ça ?

12 Bien que les deux conditions exposées soient constitutives du mariage ‘halal’, ce dernier n’aurait pas de raison d’être sans amour. En effet, être amoureux est la condition préalable à la formation du couple. L’amour entre les futurs conjoints justifie l’union conjugale ; il est à la source du projet de vivre à deux et de l’épanouissement du couple ; il implique aussi que les conjoints se soient librement choisis.

13 S’aimer, s’épanouir dans la vie de couple, est mentionné par les enquêtés comme étant une condition essentielle pour vivre un couple heureux ; ne plus s’aimer pourrait justifier la séparation. En valorisant ce sentiment, ces jeunes adultes expriment leur refus de reproduire le modèle parental ; leurs parents ne s’étant pas choisis, ils ont appris à s’apprécier, parfois à s’aimer, au fil du temps, grâce à la vie familiale construite ensemble. S’aimer, vibrer pour l’autre, ressentir une forte attirance sont à l’origine de la construction du sentiment amoureux et constituent la condition pour que le couple s’inscrive dans la durée.

14 Ce principe de l’amour comme pilier de l’engagement conjugal rapproche les jeunes couples réalisant un mariage halal de la norme dominante occidentale de l’amour conjugal [15]. La capacité à être heureux ensemble et à élaborer un projet de vie est au centre de la norme conjugale contemporaine, qui fonctionne d’autant mieux qu’elle s’appuie sur l’homogamie sociale [16]. Malgré l’écart avec le système normatif hérité des parents, ces derniers sont disposés à accepter, voire à valoriser cette conception conjugale... à la condition que les autres normes soient respectées.

Les rituels accompagnant le mariage halal

15 La mise en œuvre du mariage halal se concrétise grâce à certains rituels qui confirment à leur tour le caractère novateur de ce mariage et son inscription dans le contexte post-migratoire français. Les rites pratiqués sont multiples, l’enquête n’a d’ailleurs pas permis de déterminer une manière de faire qui serait uniforme à l’ensemble des familles concernées par un mariage halal. Et c’est bien là la difficulté d’analyse des rituels. Forgés par la pratique, ils sont validés avant tout par les personnes et les familles qui les pratiquent. Dans les familles immigrées maghrébines, les rituels empruntent à la fois aux traditions de la société française et à celles héritées du pays d’origine. Ils mettent alors en évidence la volonté d’être en conformité avec les normes matrimoniales héritées et avec celles relevant du contexte post-migratoire français.

16 Nous avons pu identifier des moments-clés et des éléments caractérisant le mariage halal que nous allons décrire ci-dessous, tels que la demande en mariage, l’articulation entre le mariage religieux et le mariage civil, et la fête du mariage.

? La demande en mariage

17 Dans la conception traditionnelle, le mariage est une affaire de famille qui se négocie plutôt entre les parents respectifs. La phase de la négociation donne lieu à un moment ritualisé, généralement qualifié de « demande en mariage ». Cette dernière consiste à ce que l’homme, accompagné généralement de proches parents, demande aux parents, au père en particulier, la main de sa future femme [17]. Cette pratique, aujourd’hui obsolète dans la société majoritaire, demeure incontournable dans le mariage halal, même si de toute évidence, elle sert avant tout à rendre officielle une relation amoureuse pré-existante. Les jeunes femmes et hommes d’origine maghrébine ont même parfois connu d’autres relations amoureuses, mais ces relations ont été vécues « en cachette », a fortiori quand elles n’étaient pas convenables (notamment avec un Français de parents non musulmans). Il arrive que les mères, des sœurs ou frères partagent le secret, que des pères ou des frères aient des soupçons, mais la vie intime et amoureuse des jeunes adultes, notamment des jeunes femmes, ne peut être abordée ouvertement en famille. Les parents n’auront officiellement connaissance que de la relation destinée à aboutir au mariage.

18 Du côté des parents, la demande en mariage contribue à ce que les formes traditionnelles de l’établissement du lien conjugal soient gardées, du moins en apparence ; du côté des enfants, procéder autrement serait un manque de respect à l’égard des parents. En se soumettant à ce rite, ils soulignent leur conformité aux attentes parentales dans le domaine matrimonial et témoignent du sérieux de leurs intentions. L’homme doit obtenir que son père (ou un autre membre masculin de sa famille) se rende chez la famille de la jeune femme qu’il a rencontrée et la jeune femme dévoile à ce moment-là à sa famille – d’où l’importance symbolique de l’événement – qu’elle connaît et fréquente un homme. Par cette démarche, elle souhaite obtenir le consentement de son père pour s’engager dans une relation officielle. Ce rituel concilie les débuts individualisés de la relation avec la tradition matrimoniale du groupe.

19 A partir du moment de la demande en mariage, si les deux familles sont d’accord, se met en place l’organisation des cérémonies à venir, notamment au sujet du mariage religieux et civil. Les dates et lieux sont déterminés. Si le mariage halal se déroule en France, il peut aussi donner lieu à une fête au pays d’origine, à la convenance des familles. Le moment de la demande en mariage est aussi l’occasion de discuter de la dot. Derrière la notion de « dot », se cachent des pratiques extrêmement différenciées. Tandis que dans certains cas, la constitution de la dot correspond aux objets que la femme apporte en se mariant (tel qu’un trousseau qui comporte notamment un certain nombre d’objets domestiques), dans d’autres cas, il s’agit des biens offerts par le mari à sa future épouse, généralement des bijoux, et aux autres membres de sa famille. La valeur de ces biens est aussi très variable, elle va de quelques centaines à plusieurs milliers d’euros.

20 Le terme de fiançailles est quelquefois utilisé pour désigner la demande en mariage, d’autres fois pour qualifier le mariage religieux. Dans les deux cas, il renvoie à une cérémonie qui se déroule en amont du mariage et correspond à un engagement officiel des deux conjoints et de leurs familles. Une bague peut être offerte à la femme à cette occasion. Le flottement du vocabulaire est en lui-même révélateur de la synthèse opérée en cas de mariage halal.

? Le mariage civil, condition sine qua non de la vie commune

21 Les normes décrites jusqu’ici dévoilent la valeur accordée au mariage pour initier la vie de couple. Le fait de devoir être mariés pour débuter la cohabitation conjugale distingue très nettement ces jeunes couples de ceux de la société majoritaire qui aujourd’hui, quand ils se marient, ont déjà cohabité ensemble quelques années. La vie conjugale débute dans plus de 90 % des cas en dehors du mariage, contre seulement 10 % en 1965 [18]. De plus, 50 % des premières naissances se déroulent à présent en dehors du mariage.

22 Dans le cas des jeunes couples étudiés, c’est le mariage civil qui officialise le lien conjugal, définissant le moment à partir duquel la vie conjugale et sexuelle peut commencer. Les récits recueillis confirment également que le mariage civil représente plus de garanties aux yeux des familles, notamment celle de la future épouse, que le seul mariage religieux. Ce dernier n’est qu’un engagement spirituel qui n’offre aucune garantie juridique et pourrait être rompu facilement ; seul le mariage civil assure aux femmes des droits en cas d’abandon une fois le mariage « consommé ». Ainsi, les deux jeunes gens continuent à vivre chez leurs parents respectifs jusqu’au mariage civil, donnant lieu à une fête en présence des familles et des amis. Le mariage halal institue donc bien le couple par rapport au cadre légal français. La dimension religieuse est importante, voire incontournable, mais elle ne peut suffire seule à valider le mariage. Le mariage civil représente l’acte social qui entérine l’engagement pris devant le groupe d’appartenance.

? Concordance entre le mariage religieux et le mariage civil

23 Le fait de dissocier la dimension religieuse et civile du mariage est l’expression même de son adaptation au contexte français en comparaison à ce qui se pratique dans le pays d’origine. Se pose donc la succession de ces deux événements dans le temps. Alors que certaines familles font une cérémonie religieuse directement au moment de la demande en mariage, d’autres l’instaurent comme étant un événement à part. Les mariages civil et religieux peuvent avoir lieu au cours d’un même week-end, comme ils peuvent être espacés de quelques semaines. Si le mariage religieux se déroule dans l’enceinte de la vie familiale en présence de dignitaires religieux non officiels (n’officiant pas comme imam dans une mosquée en France) [19], il peut avoir lieu en amont du mariage civil. En revanche les imans n’ont plus le droit de pratiquer un mariage religieux sans mariage civil au préalable [20].

24 Le mariage religieux est aussi appelé mariage traditionnel, car il est le plus proche dans sa forme de la cérémonie telle qu’elle se déroule dans les pays d’origine. Qu’il se passe en amont ou en aval du mariage civil, à la mosquée ou au domicile d’un des conjoints, il témoigne de l’inscription dans l’univers culturel hérité et correspond aux attentes des familles. Il marque aussi l’adhésion formelle à la foi musulmane qui peut correspondre à une vraie conviction religieuse ou à une adhésion de façade destinée à faire plaisir aux parents. Au même titre que les couples entre Français de confession catholique qui réalisent un mariage à l’église, les motivations sociales ou proprement religieuses ne sont pas toujours évidentes à distinguer.

25 La combinaison de ces deux mariages indique que les pratiques matrimoniales des descendants d’immigrés maghrébins s’approchent de celles des Français sans ascendance migratoire, tout en gardant leurs spécificités. Les premiers, tout comme les seconds, mêlent des symboles traditionnels, religieux et culturels, tout en innovant à leur manière. La fête du mariage en est une autre illustration.

? L’événement festif du mariage

26 Le mariage civil, qui se déroule en mairie, est l’occasion de multiplier les références à la culture majoritaire. Les rites pratiqués sont sécularisés et partagés par les jeunes couples et leurs familles, quelle que soit la religion : mariée en robe blanche, échange d’alliances, rassemblement sur le perron, jet de riz ou de pétales de fleurs, cortège de voitures, parade en centre-ville au bruit des klaxons et des you-you, rassemblement dans un joli décor pour une séance de photographies [21].

27 Le déroulement de la fête du mariage rassemble les membres des deux familles et les amis : le nombre des convives fait partie des critères d’un mariage réussi [22]. La fête illustre à sa manière l’hybridation des pratiques. La tenue de la mariée en est l’exemple le plus typique : à la robe blanche succèdent plusieurs robes traditionnelles signalant la région d’origine de la femme ou celle de son époux. La « cérémonie du henné » peut être célébrée à cette occasion, elle indique la volonté de perpétuer une pratique héritée du pays d’origine ; les mariés revêtent à cette occasion le costume traditionnel. L’espace des festivités est, selon les cas, mixte ou non. Quelques familles pratiquent encore la séparation de la sphère masculine et féminine, au moins pour une partie des festivités. De même, l’organisation de l’espace festif peut être variable : certains mariés demeurent sur une estrade durant tout le temps de la fête, dans un décor « traditionnel », tandis que d’autres se mêlent aux invités.

28 L’organisation d’un mariage de grande envergure n’est plus l’affaire des familles exclusivement. On fait appel à de multiples services rémunérés et externes à la famille, au même titre que dans le groupe majoritaire. Outre les commerces communautaires qui se sont spécialisés dans cette demande, des « Salons du mariage oriental » se tiennent à présent dans les grandes villes [23]. Les invités offrent des cadeaux au jeune couple et, comme pour les couples de la société majoritaire, des listes de mariage sont déposées dans les magasins ou des cagnottes sont constituées pour pouvoir financer un voyage de noces.

29 Jusqu’à cette étape, le couple n’est pas censé avoir partagé des moments intimes, il n’occupe pas encore un logement commun. La soirée du mariage est donc suivie de la « nuit de noces ». Là encore, les pratiques sont variables suivant les familles, selon qu’elles cherchent ou non à vérifier l’état de virginité de la femme. Certaines femmes ont dû attester de la « consommation du mariage » en exposant le drap du lit conjugal (à un public plus ou moins restreint) ; soulignons cependant que cette pratique ostentatoire tend à disparaître.

30 L’ensemble des dépenses, dont le montant peut être variable, mais en général conséquent, n’est plus uniquement pris en charge par le mari ou sa famille. Les jeunes époux y contribuant, ils participent également à organiser l’événement, fait qui rompt avec une conception plus traditionnelle du mariage. Généralement, ils ont aussi constitué des économies pour financer l’ensemble de l’équipement de leur logement (électroménager, salon et salle à manger, télévision, etc.). Tout en innovant par rapport à la génération de leurs parents, ils continuent à promouvoir le mariage comme une rupture par rapport à leur vie antérieure. Une vie nouvelle commence, contrairement aux mises en couple progressives et aux installations tâtonnantes dans un logement commun équipé de « meubles de récupération », qui se pratiquent chez les couples non mariés.

31 Le mariage halal est la forme conjugale qui se développe entre les descendants d’immigrés maghrébins nés et ayant grandi en France. Tel un marqueur identitaire, il met en avant certains principes, à savoir l’endogamie et la virginité des femmes jusqu’au mariage, tout en innovant par rapport au mariage traditionnel, sous les effets de la socialisation dans la société française. En particulier, la place conférée au sentiment amoureux et au bonheur conjugal comme préalable au mariage, indique clairement que ces jeunes couples se sont amplement appropriés la norme centrale des pratiques matrimoniales dominantes de la société française contemporaine.

32 Maintenir et afficher le respect de certaines pratiques, à l’occasion de l’établissement du lien matrimonial témoigne donc, à la fois, d’une volonté de marquer son appartenance à un groupe et de la négociation ou réinterprétation des normes matrimoniales coutumières au sein de la société d’installation. Sous couvert de religion, le respect de ces principes guidant ce qui est jugé licite ou illicite (ou leur aménagement), donnent la garantie à ces couples qu’ils s’inscrivent dans un mariage respectable. Ce faisant, ils se distinguent d’un « mariage français » qui se caractérise selon eux, d’une part, par sa dimension exclusivement civile (il se déroule en dehors de la bénédiction de Dieu), et d’autre part, par le fait que le couple a débuté une vie conjugale pré-matrimoniale.

33 Au même titre que dans le domaine alimentaire, le label « mariage halal » apporte une forme de certification dans un contexte soumis à d’autres normes. Il procure une garantie face à une situation qui, au contact d’autres pratiques, connaît quelques transformations. L’enjeu pour ces jeunes adultes est de parvenir à concilier le libre arbitre et le souci d’émancipation d’une part, et le respect des conventions traditionnelles, familiales, religieuses, culturelles, d’autre part. En ce sens, le mariage halal est source d’innovation : sous couvert d’être licite parce qu’il répond à certaines prescriptions, il permet certains réaménagements, il est l’expression d’une reconfiguration identitaire. Et il prend d’autant plus d’ampleur que l’islam, et sa pratique, devient l’un des principaux marqueurs de l’identité minoritaire [24]. Il reste à préciser que si les descendants d’immigrés maghrébins établis en France sont particulièrement sensibles à ces prescriptions, elles ont des implications différentes selon le sexe. Les jeunes femmes, tout en s’émancipant, car elles choisissent leur conjoint et participent aux décisions et à l’organisation de leur mariage, ne disposent pas de la même liberté sexuelle pré-maritale que les hommes. Le label halal définit une conduite morale et continue à les inscrire ouvertement dans une dépendance par rapport aux hommes.

34 De fait, c’est moins contraignant pour les hommes qui ne subissent pas le même contrôle sur leur sexualité et leurs sorties. Libres de leurs mouvements, il leur est plus facile d’entretenir des relations amoureuses et sexuelles. Certains pratiquent une décohabitation progressive de chez leurs parents, leur permettant d’expérimenter les prémisses d’une vie conjugale. Notons aussi que pour les hommes, l’enjeu autour de la réputation est bien moindre : ils subissent moins de restrictions concernant les tenues vestimentaires, le fait de fumer, boire, fréquenter une copine, et d’ailleurs très peu d’entre eux n’ont pas eu de rapports sexuels avant le mariage. Quelques hommes ont d’ailleurs précisé au sujet de leurs expériences juvéniles, qu’il leur est arrivé d’entretenir deux relations amoureuses simultanément : une copine pour sortir, s’amuser, avoir des rapports sexuels et la « copine halal » qu’ils fréquentent en vue du mariage (terme employé par ces jeunes hommes).

35 C’est donc bien sur les femmes que pèse l’exigence morale : elles subissent clairement une plus grande restriction de leurs sorties de l’espace domestique (volonté de les contrôler, de les limiter, de les encadrer, y compris par les frères). Par conséquent, elles sont limitées quant à leurs possibilités d’émancipation sexuelle (avoir des relations amoureuses en dehors de la perspective du mariage, débuter une vie à deux hors mariage, disposer de leur sexualité...). Tout en prenant garde de dénoncer le stéréotype colonial de la femme musulmane soumise, il faut souligner que les réinterprétations contemporaines du mariage traditionnel ne donnent pas encore sa pleine ampleur à l’émancipation féminine. Cette dernière est toujours un processus en devenir, autant pour les femmes françaises non-immigrées que pour les femmes descendantes d’immigrés.

Notes

  • [1]
    Martine SEGALEN, « Rites et rituels contemporains », Paris, Colin, 2010 (2e édition), en fait une description précise, notamment dans leurs transformations actuelles dans le chapitre 5. Nous verrons comment, au même titre que dans la population majoritaire, la réinterprétation opérée ici est à la fois le signe d’une privatisation de la relation de couple et la volonté de faire valoir certains choix présentés comme traditionnels dans l’idée de les faire passer pour vrais (pp. 101-102).
  • [2]
    Emmanuelle SANTELLI, Beate COLLET (avec la collaboration de Dalila BOUKACEM, Saida OUSMAAL), Choix conjugaux des descendants d’immigrés maghrébins, turcs et africains francophones : entre norme endogamique et transformations des réalités familiales en France, Rapport de recherche financé par la Direction de la Population et des Migrations, Paris, 2007.
  • [3]
    L’endogamie n’est pas comprise ici au sens anthropologique classique du terme, mais comme une union préférentielle avec une personne qui partage une supposée culture commune, une même appartenance (à l’islam et au pays d’origine des parents, voire à un espace maghrébin plus large).
  • [4]
    Nous avons été attentives à faire varier deux critères : le niveau de diplôme et le cadre résidentiel (quartier populaire du centre-ville ou quartier enclavé périphérique). Les couples avaient moins de cinq ans de vie commune ou le projet de se mettre en couple. Les descendants d’immigrés maghrébins représentent deux tiers de l’échantillon.
  • [5]
    Dans le contexte du mariage, la définition halal (propre/pur) fait référence à l’honneur, et le contrôle de la sexualité des femmes est au centre de l’honneur familial. Comme le précise Zinedine ZEMMOUR, « Jeune fille, famille et virginité », Confluences, n° 41, pp. 65-76, 2002, p. 70 : « C’est surtout l’homme qui en fait une ‘affaire d’honneur’... le sien. Le sens de l’honneur se confond dans son apparence avec le sacré, et en devient une composante. La virginité revêt soudain une dimension religieuse. »
  • [6]
    Beate COLLET, Emmanuelle SANTELLI, Couples d’ici, parents d’ailleurs. Parcours de descendants d’immigrés, Paris, Presses Universitaires de France, 2012 ; Emmanuelle SANTELLI, Beate COLLET, « De l’endogamie à l’homogamie socio-ethnique. Réinterprétations normatives et réalités conjugales des descendants d’immigrés maghrébins, turcs et africains sub-sahariens’, Sociologie et Société, 2012.
  • [7]
    C’est le cas des jeunes adultes qui forment un couple avec un conjoint non-maghrébin ou non-musulman.
  • [8]
    Les travaux de Nordine HARRAMI en dressent une fine analyse, « Les filles des migrants marocains en France et les règles familiales relatives à la chasteté de la jeune fille », in Imed MELLITI (dir.), Jeunes, dynamiques identitaires et frontières culturelles, Tunis, UNICEF, 2008, pp. 237-251.
  • [9]
    Beate COLLET, Emmanuelle SANTELLI, Couples d’ici..., op. cit.
  • [10]
    De nombreux auteurs ont souligné ce fait : Gérard NEYRAND et al., Les mariages forcés. Conflits culturels et réponses sociales, Paris, La Découverte, 2008 ; Kamel KATEB, La fin du mariage traditionnel en Algérie, Paris, Bouchène, 2000.
  • [11]
    De nombreux travaux font référence à cette question de la virginité, citons ceux consacrés à la conjugalité des jeunes adultes descendants d’immigrés : Christelle HAMEL, L’intrication des rapports sociaux de sexe, de « race », d’âge et de classe : ses effets sur la gestion des risques d’infection par le VIH chez les Français descendant de migrants du Maghreb, Thèse de doctorat, EHESS, Paris, 2003 ; Isabelle CLAIR, Les jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Colin, 2008.
  • [12]
    Simona TERSIGNI rappelle à ce sujet que « l’honneur n’existe pas indépendamment des contextes historiques et des réalités sociales qui ont pu le conditionner », (La virginité des filles et ‘l’honneur maghrébin’ dans le contexte français », Hommes et Migrations, n° 1232, pp. 34-40, 2001, pp. 34-35).
  • [13]
    Les deux partenaires s’entendant à ce sujet ou bien la femme pouvant avoir recours à une « réparation de l’hymen », acte auquel consentent certains gynécologues.
  • [14]
    Michel BOZON, « À quel âge les femmes et les hommes commencent-ils leur vie sexuelle ? » Population et Sociétés, n° 391, 2003 ; Hugues LAGRANGE, Les Adolescents, le sexe, l’amour, Paris, Syros, 1999 ; Florence MAILLOCHON, « Le jeu de l’amour et de l’amitié au lycée », Travail, Genre et Société, n° 9, 2003, pp. 111-135.
  • [15]
    Dans l’ouvrage, L’étrange histoire de l’amour heureux, Jean-Claude KAUFMANN, Paris, Colin, 2009, décrit l’émergence au fil du temps de cette quête du bonheur conjugal.
  • [16]
    Le fait de se lier avec un conjoint socialement semblable du point de vue de l’origine sociale, du diplôme ou de la profession occupée.
  • [17]
    Au Maghreb, ce rite de la demande de la main d’une jeune fille à sa famille par celle du jeune homme se nomme « la khotouba » (cf. Zinedine ZEMMOUR, « Jeune fille, famille… art. cit., p. 73) ; cette terminologie pouvant subir quelques petites variations suivant les pays ou les régions du Maghreb. Traditionnellement, ce n’est pas l’homme qui fait la demande, mais des membres de sa famille.
  • [18]
    Fabienne DAGUET, « Mariage, Divorce et union libre », Insee Première, n° 482, 1996.
  • [19]
    Il peut s’agir de membres de la famille ayant une connaissance du Coran et une respectabilité suffisante pour prononcer les paroles religieuses.
  • [20]
    Notons que le mariage civil pose les conditions légales du mariage : l’âge des conjoints et leur statut de célibataire.
  • [21]
    À Lyon, cela se déroule typiquement dans la Roseraie du Parc de la tête d’Or ; à Paris, les jeunes mariés investissent les parcs aux abords des mairies d’arrondissement, par exemple le parc des Buttes-Chaumont dans le 19e arrondissement, mais aussi le parc Monceau ou le parc Montsouris.
  • [22]
    Leur nombre dépasse souvent les 200 personnes, quelquefois les 500 personnes.
  • [23]
    Cf. article sur http://yahoo.bondyblog.fr du 19 octobre 2010 “Paris sera la capitale du mariage oriental”.
  • [24]
    Cf. Paul EID, « Le rapport entre genre et ethnicité dans les constructions identitaires de la deuxième génération d’origine arabe au Québec », in Maryse POTVIN, Paul EID, Nancy VENEL (dir.), La deuxième génération issue de l’immigration, une comparaison France-Québec, Outremont, Athéna Éditions, 2007.
Français

Cet article propose une description des éléments constitutifs de ce que nous appelons le mariage ‘halal’ et des rituels qui l’accompagnent. Une enquête qualitative réalisée en 2007 auprès d’une centaine de descendants d’immigrés d’origine maghrébine, turque, et sahélienne, a permis d’identifier cette forme conjugale parmi ces jeunes couples. Elle constitue une synthèse originale entre, d’une part, les prescriptions matrimoniales héritées de la société d’origine, et transmises dans le cadre familial, et d’autre part, les aspirations plus individualistes des futurs conjoints socialisés en France. Ainsi, la norme de l’endogamie et la maîtrise de la sexualité des femmes sont combinées avec le sentiment amoureux, fondateur du projet conjugal. Les rituels réinterprètent les pratiques traditionnelles tout en posant le mariage civil comme incontournable.

Mis en ligne sur Cairn.info le 19/03/2012
https://doi.org/10.3917/rf.009.0083
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