1 À l’évocation d’une analyse du rite dans le cadre familial, il semble légitime de penser à une approche de rites généralement caractérisés comme rites de passage, à savoir les rites de naissance, de mariage, de décès ou autre. Or, bien loin de ce type de regard, l’article proposé ici consiste en une approche détournée du rite dans la sphère familiale, en ce que son cadre d’exercice relève d’une rupture dans la transmission. Ces analyses découlent d’un travail de recherche anthropologique, utilisant tout à la fois les méthodes de l’observation et des entretiens en deux terrains d’étude prolongés, respectivement en Saxe et à Berlin ; il relève donc d’une réalité consécutive à la chute du bloc de l’Est, forte de ses implications migratoires et historiques.
2 En effet, le contexte socioculturel analysé ici est celui des juifs de l’ex-Allemagne de l’Est dans la première moitié des années 2000. À la chute du Mur de Berlin, la population juive d’ex-RDA est très réduite ; les deux communautés les plus importantes, Berlin-Est et Leipzig, ne comptent respectivement que 200 et 35 personnes, en majorité vieillissantes [1]. De 1990 à 2006, un flux continu de juifs russophones émigre en ex-Allemagne de l’Est, sur une base d’environ 15 000 à 20 000 personnes par an [2]. En raison de son nombre, cette arrivée massive modifie le visage des communautés juives, impliquant des restructurations institutionnelles, des aménagements linguistiques, ainsi que la construction d’espaces religieux et communautaires adaptés. Au-delà, le bouleversement se fait surtout au niveau culturel : les juifs russophones ont été coupés de toute pratique juive pendant plus de 60 ans de régime communiste. Ils s’agrègent donc aux communautés d’ex-Allemagne de l’Est sans aucune connaissance de la culture juive, qu’il s’agisse de pratiques religieuses, culinaires, traditionnelles et festives ou autres. Sur le territoire germanique, les juifs russophones se retrouvent ainsi en situation de réapprentissage d’une culture qui les a définis, et par laquelle ils ont été définis comme juifs depuis des décennies [3].
3 Par ailleurs, la population juive migrante se compose essentiellement de couples avec des enfants âgés tout au plus de 20-25 ans, ou de couples de plus de 50 ans. Il s’agit pour beaucoup de migrations par réseaux familiaux, comprenant les enfants, les parents et les grands-parents. Cette caractéristique démographique, additionnée à l’âge avancé des membres des communautés juives en 1989, n’offre guère un profil propice aux mariages ou naissances dans les premières années de la migration. À Leipzig par exemple, le rabbin en poste comptabilise 7 bar-mitsvot [4] et une dizaine de mariages, mais seulement à partir de 1998 [5]. Ainsi, la rupture dans la tradition juive se révèle-t-elle centrale dans la réalité socioculturelle analysée. La famille reste un cadre de transmission, mais dans un phénomène inversé qui n’est pas le modèle classique d’éducation et d’apprentissage. L’approche proposée ici implique donc de considérer la famille sous un angle plus vaste, partant d’un noyau nucléaire ou élargi à une conception dans laquelle la famille est constituée du groupe de pairs au sein duquel ont lieu la transmission et l’apprentissage ; ce groupe devient en effet le pourvoyeur de la culture dans le cercle familial nucléaire cette fois, par un mode de redistribution ascendante et non plus descendante.
Des rites religieux à la synagogue
4 Malgré la spécificité du contexte, les rites analysés restent des rites classiques, en tant qu’inscrits dans le domaine du religieux [6]. Il s’agit ici d’éléments des prières juives hebdomadaires qui relèvent donc de cette catégorie de rites religieux traditionnels.
5 Dans le judaïsme, le shabbat, 7e jour de la création selon la Torah, constitue un jour de repos sanctionné de nombre d’interdits. Il commence à la tombée de la nuit le vendredi soir et se termine le lendemain samedi à la tombée de la nuit. L’obligation rituelle consiste en un office d’entrée dans le shabbat le vendredi soir, d’un office le samedi matin et d’un dernier office en fin de journée le samedi soir ; ces offices reprennent la structure des prières journalières mais comportent des séquences liturgiques supplémentaires visant à sanctifier ce jour.
6 En ex-Allemagne de l’Est, comme dans de nombreux autres pays aujourd’hui, l’office du vendredi soir, le kabbalat shabbat, est le plus observé et celui qui clôt le shabbat, le samedi soir, le moins fréquenté. Les deux premiers offices de shabbat sont traditionnellement célébrés à la synagogue et suivis, dès le retour au domicile, c’est-à-dire dans le cadre familial, de repas également sanctionnés de rites spécifiques. En ex-Allemagne de l’Est, compte-tenu de l’ignorance précédemment explicitée des juifs russophones et donc de la lacune consécutive de pratiques à la maison, les repas ont généralement lieu dans l’enceinte de la synagogue. Ils réunissent les différents membres de la communauté présents à l’office et le rabbin, et non plus des lignées familiales. Ces célébrations de shabbat se font même dans des cadres différenciés, les adultes à observance religieuse libérale d’une part et les jeunes de 12 à 25 ans à observance plutôt orthodoxe d’autre part, dans des locaux de la communauté qui leur sont spécifiquement alloués. C’est dans ce contexte que se joue l’importance du rite effectué, celui d’une différenciation et d’un marquage identitaire entre parents et enfants, entre libéraux et orthodoxes, et donc entre juifs et juifs.
? Le Lekha Dodi
7 L’office du vendredi soir a pour but de sanctifier l’entrée dans le shabbat. Il comprend ainsi un hymne spécifique appelé Lekha Dodi. Sa récitation représente véritablement le moment d’entrée dans le shabbat. Prière centrale de l’office, ce cantique aurait été imposé par les mystiques de Safed au XVIe siècle et serait incontestable aujourd’hui dans tous les milieux religieux juifs, alors même que cet hymne relève d’une pratique fortement orthodoxe. Le Lekha Dodi comporte sept strophes, en écho aux sept jours de la semaine. Chacune des strophes est répétée deux fois et la dernière strophe se chante dos tourné au tabernacle [7]. Cette codification liturgique trouve son origine dans son mode d’apprentissage : le rabbin chantait une première fois, seul, les membres répétaient ensuite afin d’apprendre l’hymne en même temps qu’ils le chantaient.
8 L’observation de ce rite est extrêmement révélatrice de la rupture dans la transmission évoquée précédemment. Son aspect chanté comprend, outre son rythme à répétitions, une gestuelle précise. Dans les deux groupes de priants précités, la récitation du Lekha Dodi comporte pourtant des différences significatives.
9 Les adultes, pour leur part, chantent, se tournent dos au tabernacle en suivant l’exemple du rabbin à la dernière strophe, la récitent puis se retournent. Bien que cet hymne soit d’origine orthodoxe, « même les communautés les plus libérales ou les plus modernistes ont conservé une séquelle de cette pratique : à la lecture du dernier couplet de Lekha Dodi, les orants se tournent vers la porte et s’inclinent respectueusement, à droite puis à gauche, comme pour saluer l’entrée du shabbat » [8]. Parmi les adultes, pourtant libéraux, l’inclination droite-gauche n’est guère visible mais la gestuelle est conservée, essentiellement par l’observation du dos tourné au tabernacle. Dans une synagogue expressément libérale de Berlin, comportant chœur et orgues, les membres ne participent même à ce chant que lors des trois dernières strophes ; ils se tournent dos au tabernacle comme le prescrit la liturgie mais peu chantent.
10 Au sein du groupe de jeunes en revanche, le Lekha Dodi est célébré de façon très festive et très rythmée. Le cœur de sa récitation est même dansé : de chaque côté de la mehitsah, cloison de séparation entre hommes et femmes, les chaises sont repliées pour laisser un espace suffisant. Les filles d’un côté, les garçons de l’autre, font chacun une ronde tout en chantant. La dernière strophe se récite traditionnellement debout dos au mur ; les jeunes cassent donc la ronde et se mettent en place. Ensuite, ils se retournent face au mur Est, réinstallent les chaises et se repositionnent. De plus, ils récitent l’hymne bien plus rigoureusement que les adultes. Lors de la dernière strophe, tous sont dos au tabernacle et s’inclinent à droite et à gauche de manière très prononcée.
11 Cette divergence d’accent dans la gestuelle peut paraître de l’ordre du détail ; elle est pourtant révélatrice d’un mode de pensée fort différent, qui marque les différents positionnements entre orthodoxes et libéraux. Ici cependant, le rite est respecté par tous, ce qui n’est pas toujours le cas.
? Le rite de Carlebach
12 À Berlin, une des synagogues est dite traditionnelle orthodoxe ; elle accueille en fait nombre de juifs plutôt traditionnalistes, des adultes majoritairement âgés de plus de 50 ans et, une fois par mois, de nombreux jeunes tout au plus âgés de 30 ans [9]. Leur présence engendre un ajout dans la liturgie hebdomadaire du shabbat, celui d’un rite appelé rite de Carlebach, ce qu’explique ici le rabbin :
« C’est à la fin du mois, ensemble avec les jeunes ou l’association des étudiants de Berlin, que nous voulons amener beaucoup de jeunes vers la synagogue et c’est amusant. Et ça s’appelle Carlebach. Carlebach était un chanteur yiddish, mort depuis plus de 10 ans je crois... qui a chanté de merveilleuses mélodies, qui a fait aussi de nombreux autres chants de kabbalat shabbat. Et maintenant, il est connu de par le monde pour sa façon de fêter le kabbalat shabbat, avec des chants et des danses. Et ça ramène heureusement beaucoup de monde. [...] Chaque dernier shabbat du mois, le Carlebach est fait dans le minyan. » (Entretien Rabbin, 28 août 2004, Berlin).
14 Schlomo Carlebach (1925-1994) était un professeur juif religieux américain, mais également un compositeur et un chanteur, ce qui lui valut le surnom de rabbin chantant. Formé à l’école talmudique juive, il créa son propre mouvement alliant le style hassidique et les offices synagogaux chantés. Son retentissement est plutôt paradoxal : il est considéré comme un pionnier en ce qui concerne le mouvement des baal Teshuva [10], ces jeunes qui retournent vers le judaïsme, et en même temps, les orthodoxes n’approuvent guère ses méthodes, les jugeant trop libérales et en décalage par rapport aux prescriptions halakhiques. Dans le cas présent, les jeunes membres de la synagogue l’ont adopté et ont donc transigé avec le rabbin pour insérer un de ses chants lors d’un office mensuel. Le rite de Carlebach se manifeste ici comme suit : les hommes forment une ronde autour de la bima [11], les jeunes filles font de même dans la partie féminine et ils se mettent à chanter et danser. C’est une danse très rythmée, avec un martèlement du pied sur le sol très répétitif, qui dure environ cinq minutes.
15 Ici, le rite ne fait pas initialement partie de la liturgie traditionnelle ; il est une création, une invention introduite dans la liturgie juive au sein d’un mouvement religieux particulier. Il ne s’agit donc pas seulement, au travers du rite, de suivre la Loi de la Torah de façon plus rigoureuse que ses parents ou grands-parents, mais également de s’ancrer dans un courant orthodoxe moderne, issu essentiellement des États-Unis, et représenté notamment à Berlin par la Fondation Lauder. Cette revendication ne passe d’ailleurs pas uniquement par des rites ressortissants de la liturgie synagogale. D’autres rites sont observables aujourd’hui au sein des enceintes communautaires juives d’ex-Allemagne de l’Est, alors qu’ils relèvent traditionnellement de la célébration rituelle familiale.
Des rites religieux domestiques
16 L’office de kabbalat shabbat célébré à la synagogue se poursuit traditionnellement à la maison, avec le rituel du kiddush qui marque le premier repas du shabbat, en famille. L’ensemble du rituel de shabbat comporte plusieurs étapes : « Après l’office à la synagogue, de retour à la maison, on chante le Chalom Aleikhem (Paix sur vous, anges de paix...) puis Eisheth’Hayile (hymne en l’honneur de la femme juive) et enfin le Kiddouche, sur une coupe de vin. Ensuite, tous les assistants vont se laver les mains (Netilath Yadayim) et on fait Motsi sur les deux ‘Halloth (pains tressés). [...] Après les repas, plus copieux que d’habitude, on chante des Zemiroth puis la Birkath Hamazone (prière après les repas). » [12] Les deux rites les plus observés de cet ensemble sont aujourd’hui le kiddush et le Motsi, un peu partout dans le monde. En ex-Allemagne de l’Est aujourd’hui, la pratique de cet ensemble rituel témoigne du peu de connaissances des juifs des communautés, pour les russophones essentiellement, mais également de leur dissémination et solitude pour les autres juifs des communautés. La récitation du Eisheth’Hayile n’a été observée qu’une fois, à Berlin, lors d’une célébration de shabbat dans un groupe majoritairement féminin et surtout dans l’enceinte de la yeshivah de Berlin, l’école talmudique. Par définition, cette institution est d’obédience orthodoxe et se veut, plus que tout autre, un lieu d’observance de rites au plus près de leur codification.
? Le kiddush
17 Afin de s’assurer que les membres des communautés puissent réaliser un minimum de rites religieux traditionnellement de l’ordre du domestique, les institutions communautaires organisent des kiddush à la synagogue.
18 Ainsi, après l’office, les membres et le rabbin se réunissent dans des pièces attenantes et célèbrent le kiddush ensemble, répartis à table autour du rabbin, de façon aléatoire ou selon leur sexe en fonction des différentes synagogues. Le kiddush est le terme qui désigne un vin spécifique, que les participants doivent partager après qu’il ait été sanctifié. Lors des célébrations entre adultes, les verres sont déjà remplis et tous boivent dès que le rabbin a fini la prière sur le vin. En Saxe, il arrive même que le kiddush se fasse après les prières à la synagogue par le rabbin seul devant les autres membres, sans que ceux-ci ne le partagent. À Berlin, dans certaines synagogues, chacun se sert du vin directement dans son gobelet pour le boire.
19 Dans les groupes de jeunes en revanche, qui organisent et célèbrent entre eux divers événements de la vie juive religieuse, le rite du kiddush est observé de façon plus rigoureuse. Les jeunes disposent également d’une pièce séparée de leur espace synagogal. Après l’office, ils s’y rendent et s’installent autour de la table, toujours répartis autour de l’officiant principal. Le kiddush est effectué par ce dernier, puis versé dans d’autres gobelets soit à partir du verre initial, soit directement de la bouteille à des gobelets, en fonction du nombre de jeunes. Mais cette distribution ne se fait qu’après que le vin du verre du kiddush n’ait été sanctifié, gardant ainsi symboliquement toute sa pureté au vin. En Saxe, le groupe de jeunes ne regroupant tout au plus que 20 personnes, le vin est distribué en suivant un ordre précis pour les premiers buveurs. L’officiant principal prend le verre de kiddush rempli à ras-bord, le lève et récite la prière du kiddush. À la fin de la prière, tous disent Amen puis l’officiant boit un peu dans le verre et tend le verre au membre le plus âgé. En effet, il est d’usage répandu dans les milieux juifs pratiquants de respecter un ordre de circulation du verre de kiddush : l’homme officiant, puis les autres hommes, du plus âgé au plus jeune, enfin les femmes de la plus âgée à la plus jeune. Symboliquement là aussi, la règle est respectée.
? La Netilath Yadayim
20 Observée uniquement au sein des groupes de jeunes, la Netilath Yadayim se fait immédiatement après le kiddush, dans le silence, et ce silence doit être respecté jusqu’à l’absorption du pain du Motsi. Ce rite consiste en un lavage des mains selon des prescriptions très strictes ; il est une obligation qui fait écho à l’époque du Temple ; « Avant de s’[...] asseoir [à la table] pour les repas, chaque convive – semblable au prêtre soumis jadis à des ablutions rituelles avant l’offrande des sacrifices – se lave les mains : geste religieux, plutôt qu’hygiénique – car il requiert au préalable une propreté rigoureuse – qui nécessite l’utilisation d’un kéli (« récipient ») et s’accompagne d’une bénédiction. » [13] Garçons et filles se séparent pour effectuer le rite avec les autres personnes de son sexe. Un verre est disposé à côté de chaque lavabo. D’une main, chacun le remplit et se le verse sur son autre main, avant de faire la même opération en sens inverse. Les filles enlèvent leurs bagues au préalable, car il est prescrit d’avoir les mains nues afin de ne pas former une séparation entre l’eau et la peau [14]. Cette pratique correspond à une règle très précise ; « L’aspersion d’eau faite sur les mains s’explique par l’emploi de bassins dont l’eau ne devait pas être troublée. On y puise d’abord l’eau, puis on la fait couler des mains jusqu’à terre. » [15] L’usage d’un verre de transit entre l’eau et les mains semble symboliser cette action de puiser l’eau avant de s’en asperger les mains. En s’essuyant les mains, chacun récite une bénédiction d’ablution, garde le silence et retourne à table.
? Le Motsi
21 La prière sur le pain n’est pas spécifique au jour de shabbat ; elle consiste en la reconnaissance et la confiance accordée à Dieu. Pour shabbat, les pains tressés, les Hallot, sont au nombre de deux, en raison de la manne céleste doublée le vendredi. Le Motsi consiste donc traditionnellement en une prière sur ces deux pains tressés, recouverts d’un linge ; le pain est ensuite coupé en petits morceaux, chacun trempé dans le sel et distribué à tous les participants. En Saxe, il est très rarement célébré ; cette pratique, dans sa norme religieuse, c’est-à-dire correspondant à la gestuelle codifiée prescrite, a seulement été observée lors de la célébration d’une fête. À Berlin, lorsqu’il est réalisé, il se réduit souvent à une prière récitée sur le pain par l’officiant principal, pain dont il est le seul à manger un bout salé.
22 Au sein des groupes de jeunes, le rite est toujours suivi de façon rigoureuse. L’officiant principal effectue la prière, coupe et sale le pain qu’il distribue au fur et à mesure. Après absorption de ce pain, chacun dit Amen et peut de nouveau parler.
? Les Zemiroth et la Birkat Hamazone
23 Ces rites de shabbat ne sont observés que par les groupes de jeunes. Une fois le repas terminé, il est prescrit de chanter des zemiroth, avant la prière proprement dite de fin du repas. À chaque célébration de shabbat, les jeunes entonnent donc des airs récurrents. Les plus âgés insistent pour que les intonations soient faites correctement, que tous participent et que la gestuelle de certains passages soit respectée (les jeunes tapent sur la table avec une main, en rythme, à certaines strophes de la chanson). C’est un moment festif qui se clôt avec la récitation de la prière de fin de repas ; « la Birkat Hamazone n’apparaît pas seulement comme une prière, mais comme une véritable anthologie des fondements du judaïsme, des aspirations et des obligations des enfants d’Israël » [16]. Elle se veut une sanctification de la vie ; celui qui la récite manifeste sa reconnaissance à Dieu pour le repas consommé. Cette prière clôt chaque repas que les juifs religieux consomment chaque jour de la semaine. Dans le cas présent, les jeunes la récitent à chaque shabbat car c’est le jour de la semaine où ils mangent ensemble. Elle marque également pour eux la fin de la célébration commune.
24 Au travers des différences minimes dans l’observance, ou à l’opposé d’accomplissement de rites non partagés, adultes et jeunes juifs russophones se distinguent et affirment leur judéité. Mais au-delà, l’intérêt précis de ce contexte socioculturel réside dans les conséquences de cette différenciation au sein de la synagogue sur le cadre familial.
Une redistribution des rites au sein de la famille
25 Par un phénomène de « retour à la religion » consécutif à une migration [17], les jeunes juifs russophones se tournent vers un judaïsme orthodoxe qui, par définition, est bien plus strict et rigoureux que le judaïsme libéral de leurs parents. Nombre d’entre eux ont ainsi suivi des formations proposées par la Fondation Lauder de Berlin. Il s’agit par des formules de type camps d’été, séminaires ou autres, d’initier des jeunes juifs déjudaïsés à un judaïsme orthodoxe. C’est un mode d’éducation fortement répandu dans le monde juif qui, dans des sociétés modernes sécularisées, a remplacé les cheder, institutions traditionnelles d’éducation religieuse [18]. Plusieurs ont ainsi poursuivi dans cette voie en s’inscrivant à la yeshivah de Berlin, et ce sont ces mêmes jeunes les plus initiés qui apprennent aux autres dans les groupes de jeunes de Saxe, principalement lors des célébrations de shabbat. D’une certaine façon, ces jeunes s’inscrivent dans le même mouvement que les Baal Teshuvah, qui ne désignent pas forcément des jeunes issus d’un mouvement migratoire.
26 De fait, lorsque ces jeunes se retrouvent en famille lors de shabbat ou d’autres moments de célébration rituelle, ils appliquent leurs pratiques nouvellement acquises à la maison. Ils poussent ainsi leurs parents à modifier les leurs, jouant le rôle d’initiateurs envers leurs ascendants à des rites juifs que ces derniers, déjudaïsés, ignorent, ou du moins ne réalisent pas de manière aussi rigoureuse que ne le font leurs enfants. Les enfants transmettent ainsi à leurs parents, inversant le mode de transmission traditionnel ; « La transmission peut se faire aussi dans le sens d’une verticalité inversée, où c’est l’enfant qui réintroduit les pratiques dans son foyer et qui parvient à gagner ses parents à sa cause. Il n’est pas rare, dans ces familles en transition, de voir les enfants accomplir les rites qui reviennent aux parents, comme le Kidouch par exemple. » [19] Afin de ne pas heurter les croyances de leurs enfants ou par simple respect, les parents se plient ainsi à certaines attitudes et rites qu’ils ne pratiqueraient pas si leurs enfants étaient absents.
27 Plusieurs jeunes ont ainsi réintroduit la célébration du kiddush à la maison, les shabbats où ils ne sont ni à la yeshivah ni parmi le groupe de jeunes. Par ce phénomène de redistribution, les enfants poussent les parents vers une plus grande pratique, comme l’illustre l’exemple ci-dessous.
« Bon mes parents ils sont pas du tout, enfin, ils pratiquent pas du tout. À cause de moi, ils ont quand même essayé de faire un petit peu. [...] C’est quand même important d’être ensemble pour les fêtes, ils comprennent. [...] Quand moi j’ai commencé à être pratiquante, de faire shabbat et tout ça, c’est sûr que je n’ai pas essayé de les convaincre ou de leur dire vous n’êtes pas de bons juifs ou des choses comme ça, pas du tout. [...] C’est clair qu’au début ils étaient très contre tout ça, c’était très nouveau pour eux, c’était très bizarre et maintenant c’est plus calme, et je pense qu’ils s’intéressent beaucoup plus au judaïsme qu’au début. » (Entretien V., 5 juillet 2004, Berlin).
29 Inscrites dans une telle dynamique, les familles devraient ainsi pouvoir acquérir suffisamment de connaissances, que ce soit par le biais des institutions ou par un phénomène de redistribution familiale, pour effectuer d’eux-mêmes des rites du judaïsme traditionnel dans le contexte familial et réengendrer à plus long terme, une nouvelle transmission. Cependant, les jeunes engagés dans la voie de l’orthodoxie et donc du respect des rites font majoritairement le choix d’une nouvelle émigration, vers Israël ou les États-Unis essentiellement. Ce départ, outre la nouvelle rupture qu’il représente dans la construction d’une judéité en ex-Allemagne de l’Est aujourd’hui, pousse aussi leurs parents par la suite vers le rapprochement familial et donc un départ. Cette situation a pour conséquence un contexte instable pour la religiosité juive dans cette partie de l’Allemagne, qui ne parvient pas encore à se stabiliser.
30 Le cas des juifs en ex-Allemagne de l’Est dans cette première décennie du XXIe siècle se révèle ici particulièrement intéressant pour penser la place de la famille dans les modes de transmission. La réalisation de rites traditionnellement dévolus au cadre familial est ici transposée dans le cadre communautaire et synagogal ; de plus, cette ritualité se trouve différenciée par les acteurs pour revendiquer un certain type de judaïsme, et donc une identité juive spécifique. Ce contexte particulier est une conséquence de la rupture engendrée par les interdits du régime communiste. La « reprise » de la transmission passe de fait par des phénomènes verticaux, des enfants aux parents, mais également des phénomènes horizontaux, entre frères et sœurs ; les groupes de jeunes comportent en effet plusieurs frères et sœurs, cousins, etc.
31 De plus, les rites pratiqués de nouveau dans un tel contexte ne peuvent être que différents de leur structure originelle, du moins traditionnelle [20]. Il s’agirait ainsi de « circonstances où le rite “prend”, comme on le dit d’une sauce qui incorpore divers éléments hétérogènes pour en faire un produit lié et distinct de ses composants d’origine » [21] ; dans une situation de rupture, le rite de Carlebach est un exemple typique d’éléments incorporés. Ainsi, suivant les analyses de cet auteur, les rites religieux présentés ici sont-ils à définir comme des rituels contemporains, vecteurs d’identité et porteurs de revendications. Et ils le sont d’autant plus qu’ils répondent à un contexte de réélaboration identitaire complexe, dans lequel le rite est véritablement un outil de démarcation au sein même de la famille.
Notes
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[1]
En ce qui concerne l’Allemagne dans sa totalité, les juifs ne représentent que 35 000 personnes à cette même période, selon les données de Jean-Christophe ATTIAS, Esther BENBASSA, Dictionnaire de civilisation juive, Paris, Larousse, 1997.
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[2]
Pour plus de précisions, je renvoie ici à Doris BENSIMON, Les juifs en Allemagne aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2003 ; Olaf GLOECKNER, « Russian Jewish immigration to Germany. Its impacts on the Jewish communities and its perspectives in the German society », Papier présenté à la Conférence Bar-Ilan 14-16/06/04, Jérusalem, 2004 ou encore William BERTHOMIERE, « Déconstruire et (re)construire une diaspora : quelques éléments d’observation à partir du retour des Juifs ex-soviétiques en Israël » in Lisa ANTEBY-YEMINI, William W. BERTHOMIERE, Gabriel SHEFFER (dir.), Les diasporas - 2000 ans d’histoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, pp. 247-263.
-
[3]
Précisons ici que ces juifs russophones étaient désignés comme de nationalité juive en ex-URSS sur leurs papiers d’identité, quelle que soit leur connaissance et appartenance à cette identité, à tel point que la judéité est devenue une variable d’exo-assignation plus que d’auto-assignation. Cf. Varda RAPOPORT, « Qui est Juif ? Une question brûlante en Israël », Tsafon, Paris, n° 22-23, pp. 103-113, 1995.
-
[4]
Une bar-mitsvah, au singulier, est un rite de passage qui marque l’accès au statut d’adulte responsable, du point de vue religieux, d’un garçon de 13 ans.
-
[5]
La période concernée va jusqu’à 2002, date de l’entretien. Le poste de rabbin à Leipzig n’a été attribué à ce dernier qu’en 1998. Avant cette date, il n’y avait pas de rabbin officiel que ce soit dans la ville, ou au niveau du Land de la Saxe.
-
[6]
Dès la première phrase de leur définition du rite, Jean-Pierre Albert et Albert Piette écrivent en effet : « La notion de rite est une catégorie indigène de notre culture en relation avec le religieux » ; « Rite (rituel, ritualité) » in Régine AZRIA, Danièle HERVIEU-LEGER (dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris, Quadrige/PUF, pp. 1102-1109, 2010, p. 1102.
-
[7]
Schalom BEN CHORIN, Le judaïsme en prière. La liturgie de la synagogue, Paris, Cerf, 1984.
-
[8]
Maurice-Ruben HAYOUN, La liturgie juive, Paris, PUF, 1994, p. 67.
-
[9]
Cette temporalité va de pair avec la célébration mensuelle de ces jeunes d’un repas de kiddush dans le centre de jeunes situé dans cette même enceinte communautaire. Ils participent ainsi à l’office de kabbalat shabbat à la synagogue, avant de se réunir dans leur local pour se restaurer ensemble.
-
[10]
Baal Teshuva signifie littéralement « Celui qui est revenu, s’est repenti ». C’est un terme hébraïque désignant un pénitent qui revient à la religion et s’applique aussi depuis peu à un juif nouvellement pratiquant. Notre époque témoigne ainsi de l’essor du « mouvement des baalé techouvah », marqué par l’adhésion de milliers de juifs non pratiquants aux croyances et pratiques des orthodoxes. Cf. Sylvie-Anne GOLDBERG, Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Paris, éd. Cerf, 1996.
-
[11]
La bima signifie littéralement « tribune ». Estrade surélevée comportant un pupitre ou une table où l’on a coutume de procéder à la lecture de la Loi et à d’autres rites effectués dans le cadre de la synagogue. Cf. Sylvie-Anne GOLDBERG, op. cit.
-
[12]
Jacques OUAKNIN, De génération en génération... être juif, Marseille, L’Arche du Livre, 2001, p. 71.
-
[13]
Ernest GUGENHEIM, Le judaïsme dans la vie quotidienne, Paris, Albin Michel, 1978, p. 53.
-
[14]
Rabbi Schlomo GANZFRIED, Abrégé du Choul’hane Aroukh, Paris, Colbo, 1966, p. 227.
-
[15]
Schalom BEN CHORIN, op. cit., p. 103.
-
[16]
Jacques OUAKNIN, op. cit., 2001, p. 367.
-
[17]
Karine MICHEL, « Générations juives russophones en ex-Allemagne de l’Est : le communisme comme événement-rupture », Recherches familiales, Paris, UNAF, 2011, pp. 61-69.
-
[18]
Herbert DANZGER, Returning to tradition. The contemporary revival of orthodox judaism, New Heaven, Yale University Press, 1989.
-
[19]
Régine AZRIA, « Pratiques juives et modernité », Pardès, Grez-sur-Loing , n° 14, pp. 53-70, 1991, p. 62.
-
[20]
Il y a toute une réflexion supplémentaire à mener sur la tradition ici réinventée, ou plutôt réadaptée, en suivant cette notion de tradition en constante réédification de Gérard LENCLUD notamment. Cf. « La tradition n’est plus ce qu’elle était », Terrain, Paris, n° 9, 1987, pp. 110-123 ou « Qu’est-ce que la tradition ? », Marcel DETIENNE, Transcrire les mythologies, Paris, Albin Michel, 1994, pp. 25-44.
-
[21]
Martine SEGALEN, Rites et Rituels contemporains, Paris, Nathan/VUEF, 2002, p. 119.