CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les recherches en sciences sociales ont souligné le caractère polysémique de la notion de rite. Une acception classique, inspirée de l’ethnologie, aborde le rite comme un acte stéréotypé, prescrit et immuable qui s’impose à l’individu. Dans cette optique, les rites religieux apparaissent comme la quintessence du rite.

2 Il est toutefois possible de percevoir les rites autrement, en ne les envisageant pas exclusivement comme des actes qui règlent la conduite des individus, mais comme des ressources, des répertoires de gestes mobilisables par les personnes qui les exécutent pour donner sens à certains phénomènes ou exprimer leur résistance à certaines injonctions. Dès lors, le rite n’est pas réductible à une simple reproduction de figures culturelles existantes, il est approprié, voire (ré) inventé par les individus. Ainsi, dans cette perspective, les articles présentés dans ce dossier, intitulé « Familles et rites », nous montrent que, contrairement à une idée très répandue, nous n’assistons pas aujourd’hui à un phénomène de « dé-ritualisation », mais plutôt à une transformation et réinvention permanente des rites, toujours bien présents et aussi signifiants.

Le rite comme acte séparateur, marqueur d’un passage

3 Tout d’abord, le rite peut s’apparenter à un « moment-clé » dans la vie des personnes, celui qui valorise le passage d’un statut à un autre. Il a une fonction séparatrice. Dans une telle optique, le rite marque des passages de non-retour dans le parcours de vie et distribue les individus entre ceux qui l’ont subi et ceux qui ne l’ont pas subi, voire également entre ceux qui y sont associés et les autres. D’ailleurs, à l’extrême, le rite peut ainsi s’avérer discriminant, classant les membres de la société en catégories ou communautés.

4 L’article d’Anne Monjaret et de Catherine Pugeault (« Enterrements de célibat, mariage et ordre familial : quand le mort saisit le vif ») illustre parfaitement cette fonction du rite, celle de marquer une séparation, un passage. En effet, selon elles, dans un contexte où la nuptialité continue de reculer et le célibat définitif de progresser, les enterrements de vie de garçon et de jeune fille forment un marqueur pertinent pour étudier les perceptions associées au changement statutaire impliqué par le mariage. Non strictement privatisés, ils s’affichent dans l’espace public sous la forme de cortèges voyants et bruyants. Au côté des ami(e) s, des membres de la parenté accompagnent les futur(e) s marié(e) s sur le chemin de la « conjugalisation ». À cette occasion, la vie sexuelle et l’organisation domestique du célibataire et du futur couple marié sont symbolisées par des déguisements, des objets, des gages... Ces jeux exacerbent l’incertitude statutaire, en brouillant les états, chacun(e) rejouant alors son présent de célibataire, la mort annoncée de ce célibat et son état matrimonial à venir. Cette fonction séparatrice marque tout d’abord le passage d’un statut à l’autre, celui de célibataire à celui de marié. Toutefois, cet article montre de surcroît que l’application de ces rites distingue fortement les sexes. Même lorsque des rites sont mobilisés par les deux sexes, le genre se donne à voir sous de multiples formes, tant dans les cercles sociaux rassemblés (les invités sont souvent de même sexe que l’impétrant-e), que dans les séquences déployées (aux hommes le déploiement d’épreuves teintées d’un esprit de compétition, aux femmes les séquences de mise en scène explicite du corps). Dans ce cas, le rite renouvelle la construction sociale de la différence de sexes. Cette apparente innovation rituelle, le fait que les filles accomplissent également des rites d’enterrement de célibat, reconduit plus ou moins subrepticement les distinctions de genre.

5 L’article de Robin Cavagnoud (« La célébration des quinze ans : significations et évolutions d’un rite de sortie de l’enfance pour les filles au Pérou ») illustre également cette fonction séparatrice marquant un passage. Pour les jeunes filles péruviennes, la célébration du quinzième anniversaire est un événement fondateur marquant culturellement la fin de l’enfance. Dans sa mise en scène traditionnelle, majoritaire dans les couches populaires, ce rite de passage met au centre de son déroulement la place de la famille nucléaire et élargie. Il annonce le mariage et signifie une entrée dans l’âge adulte féminin. Dans ses formes contemporaines et modernes, au contraire, il met l’accent sur la participation des groupes de pairs, au détriment de la famille et de la parenté. Les recréations actuelles de ce rite, notamment à travers les fêtes juvéniles et les voyages à l’étranger, mettent en évidence l’émergence de la catégorie de jeunesse comme étape de vie transitoire entre l’enfance et l’âge adulte.

Le rite comme expression d’une appartenance, le rite comme construction d’un statut

6 Le rite peut aussi valoriser, voire consolider un statut social. Il est un signe identitaire ou l’expression d’une allégeance. Il construit l’identité de l’individu comme celle du groupe. Il donne une visibilité à un statut, définit et institue des rôles. Les baptêmes républicains visent par exemple à marquer la naissance et à offrir au nouveau-né un parrain et une marraine, sans qu’il soit fait explicitement référence à une tradition chrétienne. Des personnes non pratiquantes, voire non croyantes, vont pourtant se marier, pratiquer le baptême, la circoncision, le bar mitzvah (garçon)/ bat mitzvah (fille)... Au-delà de la signification religieuse qui deviendrait « secondaire », ces personnes marquent ainsi l’appartenance à une communauté et accueillent l’enfant en son sein. La fonction du rite serait alors de construire la famille, élargie ou restreinte, et perpétuerait ainsi un noyau centripète. Dans cette optique, les auteurs d’articles présentés s’interrogent sur la manière dont le rite participe du travail d’institution de la famille.

7 Une première illustration nous est fournie par un travail démographique. France Prioux et Arnaud Régnier-Loilier (« Les opinions sur le mariage reflètent-elles l’évolution des comportements ? »), en se fondant sur des données quantitatives issues de l’enquête Études des relations familiales et intergénérationnelles, comparent les opinions favorables au mariage en général et à sa célébration religieuse à l’évolution des pratiques dans les mêmes générations, et constatent que le déclin des pratiques ne s’accompagne pas d’un déclin aussi net des opinions favorables à ces rites, en particulier pour le mariage civil. Les opinions sur l’institution du mariage semblent dépendre assez largement de l’expérience conjugale passée ou récente des individus : qu’il s’agisse de l’opinion déclarée en 2005 ou de son évolution entre 2005 et 2008, avoir vécu une rupture rend les personnes interrogées moins favorables à l’idée du mariage. Le degré de proximité avec une religion reste néanmoins un déterminant important de l’attachement au mariage, et surtout à sa célébration religieuse, comme acte célébrant l’appartenance à une communauté. Nathalie Oria et Jérôme Camus (« Avoir un premier enfant : un rite d’institution ») insistent également sur cette fonction « marqueur statutaire » du rite. Ils nous montrent qu’aujourd’hui, le fait d’avoir un premier enfant n’est plus tant un rite de passage – passage à la vie adulte notamment – que l’acquisition d’un nouveau statut, celui de mère. Certes, le moment de la naissance du premier enfant interroge l’entrée dans l’âge adulte. Le modèle dominant qui implique une désynchronisation des étapes classiques engendre un allongement de la durée de la jeunesse et un retard de l’âge de procréation. Il entre cependant en concurrence avec des formes de survivance du modèle traditionnel, particulièrement dans le cas de jeunes femmes peu diplômées issues des milieux populaires. Si la notion de rite de passage n’est plus toujours applicable, celle de rite d’institution demeure efficace, selon les auteurs, pour comprendre le rôle des institutions d’encadrement de la maternité en France ainsi que les variations des modes d’encadrement en fonction des caractéristiques sociales des femmes concernées.

Le rite comme vecteur de transmission

8 Le rite est également un vecteur de transmission. Karine Michel (« Rite et famille juive : un retour différencié à la pratique, la transmission inversée ») nous montre qu’il est aujourd’hui des réalités socioculturelles et historiques dans lesquelles la transmission, base de la reproduction et continuité des rites familiaux, ne va pas de soi. Elles rendent nécessaire de reconsidérer à la fois la famille et les modes de transmission. En ex-Allemagne de l’Est, une forte population juive russophone a émigré de l’ancienne Union soviétique depuis 1989. Le régime communiste long de plus de 60 ans a engendré une rupture profonde dans le mécanisme de transmission du judaïsme et de la judéité. Aujourd’hui en situation de réapprentissage, les rites se pratiquent de manière différenciée selon les groupes d’âge, dans le but de revendiquer une judéité spécifique. En conséquence, les rites réapparaissent mais se transmettent dans un mode tout d’abord horizontal, impliquant frères-sœurs et cousins, puis vertical mais ascendant, des enfants aux parents.

9 Toujours dans l’optique du rite comme vecteur de transmission, Julie Saint-Pierre étudie une nouvelle séquence familiale qui est devenue une pratique rituelle au Québec : le moment du conte en famille. Elle constate en effet que la pratique du conte telle qu’elle se fait dans les familles contemporaines détient toutes les caractéristiques d’un rituel familial où se met en scène la relation affective qui unit les parents à leurs enfants. Plus qu’une simple activité du quotidien, le moment de raconter une histoire à l’enfant détient un pouvoir inouï dans le développement d’un mode d’être ensemble que les parents utilisent pour tisser du lien et permettre à l’enfant d’acquérir la confiance. La ritualisation qu’en font les parents, usant du conte comme rite d’endormissement et de séparation et recourant au livre pour enfants comme objet rituel de la pratique, crée un moment où convergent les affects dans un scénario rodé permettant à la famille de « prendre le temps ».

Le rite entre reproduction et invention

10 Ainsi, le rite n’est pas une forme intangible. Des articles insistent plus fortement sur ce caractère innovant du rite et illustrent cette tension permanente, entre reproduction et invention. Dans quelle mesure ces rites restent-ils associés à des obligations ou font-ils l’objet d’aménagements, voire d’inventions ? Quelles nouvelles significations revêtent-ils ?

11 Une première illustration de cette tension du rite, entre reproduction et invention, nous est fournie par l’article de Beate Collet et Emmanuelle Santelli (« Le mariage ‘halal’. Réinterprétation des rites du mariage musulman dans le contexte post-migratoire français »). Les auteurs décrivent les éléments constitutifs de ce qu’elles appellent le mariage « halal » et des rituels qui l’accompagnent. Une enquête qualitative réalisée en 2007 auprès d’une centaine de descendants d’immigrés d’origine maghrébine, turque, et sahélienne, a permis d’identifier cette forme conjugale parmi ces jeunes couples. Elle constitue une synthèse originale entre, d’une part, les prescriptions matrimoniales héritées de la société d’origine et transmises dans le cadre familial ; et d’autre part, les aspirations plus individualistes des futurs conjoints socialisés en France. Ainsi, la norme de l’endogamie et la maîtrise de la sexualité des femmes sont combinées avec le sentiment amoureux, fondateur du projet conjugal. Les rituels réinterprètent ainsi les pratiques traditionnelles tout en posant le mariage civil comme incontournable.

12 Une dernière illustration de cette innovation est fournie par l’étude des rites funéraires effectuée par Jean-Yves Dartiguenave et Pauline Dziedziczak (« Familles et rites funéraires : Vers l’autonomie et la personnalisation d’une pratique rituelle »). Sur un événement similaire vécu en tout temps, le deuil, le rite évolue et s’adapte. Les auteurs constatent que sous l’effet, notamment, d’une sécularisation de la société, la tendance est aujourd’hui au rejet de l’imposition d’un unique modèle de pratiques funéraires. Ce rejet s’accompagne d’une aspiration des familles à contribuer à l’élaboration du rituel des obsèques. Aussi, que cela soit dans le cadre de cérémonies civiles ou religieuses, la personnalisation des obsèques devient un enjeu essentiel incitant les proches du défunt à négocier leur place dans le rituel. Cette négociation s’effectue en direction des officiants laïcs ou religieux, mais aussi à l’intérieur même de la sphère familiale où se rejouent les places respectives de chacun. Toutefois, si cette négociation permet à la famille de s’approprier les obsèques, elle n’est pas sans engendrer des incertitudes au plan de l’élaboration même du rituel funéraire.

13 La présentation de ces articles suit un ordre et surtout une division qui peut sembler arbitraire. Néanmoins les rites sont souvent, tout à la fois, des marqueurs d’un passage, assurent un statut, traduisent une volonté de transmission. Pour perdurer voire pour reprendre une certaine vivacité, ils sont sans cesse renouvelés par les « officiants ».

14 Soulignons finalement l’idée principale qui se dégage de l’ensemble. Le rite et le rituel (ensemble de rites) sont aujourd’hui, dans notre société, toujours aussi puissants et se renouvellent. C’est un langage (usant à la fois de la parole, du corps, de la mise en scène, etc.) signifiant qui permet d’élaborer et de donner sens aussi bien à la famille – cet étrange objet que l’on a bien du mal à définir sans faire appel justement à ces rites qui l’instituent – et à la société.

Mis en ligne sur Cairn.info le 19/03/2012
https://doi.org/10.3917/rf.009.0003
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