Compte rendu de Michel Messu :
1 L’ouvrage de Gérard Neyrand, Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité vient apporter une indéniable contribution au débat qui entoure cette notion nouvellement apparue dans le discours public : la parentalité. Ce n’est certes pas le premier ouvrage qui en traite, mais il le fait d’un point de vue tout à la fois synthétique et analytique qui permet de saisir bien des enjeux que tend à masquer le succès rhétorique de la notion. Comme le rappelle l’auteur, la notion de parentalité fait florès depuis les années 1990 et a autorisé la mise en place de ce qu’il qualifie de dispositif de parentalité, avant de devoir être interrogée par les chercheurs en sciences sociales et, aujourd’hui, regardée comme l’expression d’une novation sociale de premier plan. Le grand intérêt de l’ouvrage est qu’il passe scrupuleusement en revue tous ces volets.
2 En effet, Gérard Neyrand consacre une première partie à repérer « l’irruption de la parentalité sur la scène publique », avant de décrire, dans une deuxième partie, comment s’est constitué le « dispositif de parentalité » et, dans une dernière partie, de discuter et d’élucider la compréhension que l’on peut arrêter de cette nouvelle manière de dire l’ancestral rapport parents-enfant. De fait, comme il ne manque pas de le rappeler dans un chapitre liminaire, la parentalité n’a rien d’un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle a été, et l’on doit suivre l’auteur sur ce point, une manière d’enregistrer les mutations qui ont affecté l’univers du familial dans les premières décennies qui ont suivi le second conflit mondial. Mutations particulièrement sensibles dans des pays, comme la France, qui avaient codifié la relation parents-enfant autour de l’institution d’un mariage pérenne et d’une distribution des rôles paternel et maternel consacrant le modèle de la famille male breadwinner. La tendance à l’augmentation de la divorcialité et de l’activité professionnelle des femmes, la baisse des taux individuels de fécondité et le recentrement des carrières procréatives, l’accroissement continu de l’espérance de vie, tendances auxquelles il conviendrait d’ajouter les effets de ce qui a parfois été désigné comme la démocratisation culturelle (accès et allongement de la scolarité, développement des médias de masse...), ainsi que les effets de l’accroissement du confort consumériste, bref, la « révolution » des standards de vie, tout cela a contribué à placer autrement l’enfant au cœur de la vie familiale. En témoigne le développement d’une importante littérature portant sur le développement de l’enfant, pour partie fortement psychologisante – c’est le triomphe de J’élève mon enfant, du Dr Spock, et dans le registre psychanalytique de Françoise Dolto... –, qui va irradier la nouvelle manière de penser la place des parents auprès de leur enfant. La politique publique de la petite enfance, encore nataliste mais de plus en plus fortement éducative, relaie et appuie le recentrage familial sur l’enfant. C’est l’apogée de ce que les sociologues déclareront être la famille nucléaire moderne, parsonienne pour les plus férus de références théoriques. Reste que, comme le souligne également Gérard Neyrand, tout cela est gros de contradictions, de tendances centrifuges, de conflits multidimensionnels. L’exacerbation du parental auprès de l’enfant n’est pas toujours compatible avec l’engagement professionnel et public des parents. L’accroissement de leur responsabilité éducative est parfois contrebalancé par le poids de la sphère collective. La valorisation de l’épanouissement personnel peut conduire à la déstructuration du modèle familial et à la déconnexion du conjugal et du parental. De tous ces mouvements désorganisateurs de ce qui se présentait comme le modèle de la famille moderne sortira néanmoins un renforcement des rôles parentaux et leur inscription dans un registre prenant ses distances avec celui de leur « naturelle » acception. L’être père, comme l’être mère, étant appelés à remplir aussi les fonctions laissées vacantes par les déliaisons du conjugal. Ce que l’ouvrage développe sous les rubriques de « la valorisation de l’enfant et du lien aux parents », du « primat du parental dans la socialisation des enfants », de « la remise en cause du caractère naturel des rôles parentaux », etc.
3 L’auteur ne manquera pas non plus de souligner les écarts entre les discours que tout cela engendre, discours normatifs s’il en est, et les expériences qu’en font les personnes concernées. Encore qu’il le fasse parfois en surinterprétant l’efficace de ce qui a été, à l’occasion, désigné comme les superstructures sociales. En tout cas, ce qu’il appelle la managérisation du social, notamment lorsqu’elle s’accompagne du contrôle de l’activité éducative du parent, de sa responsabilisation, ne constitue probablement pas un « changement d’orientation » quant aux tendances lourdes qui portent le triomphe de la parentalité. Tout au plus représente-t-elle un changement d’intonation, certes spectaculaire mais sans grande incidence sur les enjeux socio-politiques introduits par la parentalité envisagée comme référentiel d’action publique. Ainsi, depuis 1932, la perception des allocations familiales a-t-elle associé la responsabilité des parents, notamment en matière d’obligation scolaire. Le soin de l’enfant a toujours été l’objet du contrôle des institutions sociales et le mobile des éventuelles prises en charge substitutives. Là n’est sûrement pas le point d’inflexion de la parentalité comme modalité renouvelée de la relation parents-enfant. D’ailleurs la formation du dispositif de parentalité que décrit par la suite Gérard Neyrand n’en fera qu’un « glissement pour le moins perfide », « une entreprise de mystification » à attribuer à la « mise en spectacle » à laquelle procèdent nombre de discours politiques.
4 En revanche, le chapitre qui envisage la parentalité comme une sédimentation de significations offre un remarquable tableau synthétique de la manière dont les sciences sociales, entendues au sens large, vont contribuer à durcir conceptuellement la notion de parentalité, ce qui permettra d’en faire au-delà du concept opératoire à l’intérieur de chacun des champs disciplinaires un noyau de sens, une configuration sémantique et discursive, opératoire cette fois au niveau de l’action publique. De ce point de vue, Gérard Neyrand est parfaitement en droit de parler d’opérationnalisation de la notion et de prendre le Rapport Houzel comme le moment historique et cognitif de sa formalisation opératoire, de sa modélisation normative. Les « axes de la parentalité » qui y sont proposés (l’exercice, l’expérience, la pratique de la parentalité) rabattent en effet les significations de la notion sur le seul axe de son opérativité empirique et, par conséquent, induisent une compréhension quelque peu chosifiée de la parentalité. Un esprit, un ensemble de tâches et de fonctions, de droits et d’obligations viendraient en quelque sorte se sédimenter et fournir le contenu sémantique de ce que la parentalité veut dire. Dès lors des règles de conduite, des logiques d’intervention sociale, d’éventuelles sanctions, etc., pourront prendre forme et être placées au fondement d’une action publique. Ce faisant, comme le souligne l’auteur de Soutenir et contrôler les parents, l’adhésion à une telle conception occulte de quoi la parentalité est la réponse. À quelle question autrement sociale ayant trait aux principes de structuration de la société contemporaine elle répond. C’est ce que viendra éclairer la troisième partie de l’ouvrage. Mais avant, il nous propose un panorama fort bien documenté des initiatives et mesures émanant tant de la société civile que des instances étatiques qui conduiront à la formation de ce qu’il appelle fort judicieusement un dispositif social d’intervention. Il est heureux en effet de saisir le mouvement convergent qui, des initiatives privées, locales, factuelles, des réagencements réglementaires et législatifs auxquels obéissent les institutions de la protection sociale (des Caisses d’allocations familiales aux institutions judiciaires), et des mouvements de l’opinion (la doxa ambiante des sociologues), organisent les modes d’intervention auprès des uns et des autres appréhendés tantôt comme enfant, tantôt comme parent. Ce qui met sur pied, autour de chaque enfant lui-même atomisé, une véritable constellation de parentalité.
5 La perspective analytique adoptée a l’avantage de faire sortir des visions quelque peu manichéennes du changement social. Elle est plus proche d’une entreprise foucaldienne généalogiste que d’un traitement bourdieusien d’un fait de domination. Partant, elle est plus suggestive de la complexité des jeux du social lorsque celui-ci n’a de cesse de se reconfigurer. C’est bien pourquoi, ce que Gérard Neyrand désigne comme les ambiguïtés, les ambivalences, les incertitudes de la parentalité, sont aussi, et peut-être d’abord, à entendre comme des manifestations du dynamisme social à l’œuvre en ce domaine. C’est encore pourquoi on regrettera que le texte fasse parfois la part belle à des propositions somme toute assez sommaires sur le déclin de l’État providence, confondant ainsi sous une même désignation les logiques publiques de maîtrise des coûts, les options organisatrices de la protection sociale et la diabolisation du néo-libéralisme. Faut-il le rappeler à la suite de l’Insee ? Les dépenses sociales constituent, et de loin, les premières dépenses publiques (plus de 40 % des dépenses des administrations publiques). Ce qui n’interdit pas que l’on connaisse, y compris au sein du dispositif de parentalité, les effets de la logique « gestionnaire de performativité », dénoncée par l’auteur. Pour autant, ledit dispositif poursuit-il, comme le montre bien ce dernier, sa maturation multidimentionnelle : « [celle] de dispositif social organisant le fait parental au niveau collectif [...] ; [celle] des expressions individuelles dans des dispositifs de parentalité personnalisés et évolutifs » (p. 100).
6 Indéniablement, l’apport majeur de l’analyse de Gérard Neyrand est d’avoir su mettre l’accent sur ce que la parentalité doit à la sensibilité théorique issue des approches en termes de genre. Plus exactement, ce que ces approches ont pu révéler, parfois en en faisant un point aveugle, de ce que la distinction des rôles sociaux de sexe avait de conventionnellement établi. La parentalité, de ce point de vue, offre un bon exemple de sublimation des situations de tension, de conflit et autres apories dans lesquelles se retrouvent ceux qui, voulant être parent à l’ère de la parentalité, souffrent de leurs habitus, contraintes et autres interdits, pour le réaliser. C’est que, plus que de difficiles ajustements (législatifs, normatifs mais aussi empiriques, ceux du quotidien) entre les attendus de la parentalité et sa mise en œuvre, se joue l’acceptation d’une disjonction entre le sexe et la fonction parentale conçue dans le registre de la parentalité. L’ouvrage le souligne avec pertinence, il y a de la neutralisation du sexe et de ses dérivés maternel et paternel dans la parentalité. « La parentalité est un niveau d’approche du rapport à l’enfant abstrait. » (p. 124) est-il précisé, ce qui introduit l’idée que ce rapport peut être conçu indépendamment du sexe du parent. Ou, pour le dire autrement et plus généralement, aux côtés des genres sexués il convient de faire la place à un genre neutralisé. Lequel trouve à s’exprimer aussi bien au regard de la procréation (comme chez Geneviève Delaisi de Parseval au plan psychologique ou dans certaines manipulations procréatives assistées quand elles effacent l’acte procréatif lui-même) qu’à l’endroit des rôles à tenir auprès de l’enfant. Ce qui revient à dire, pour suivre encore Gérard Neyrand, qu’avec la parentalité nous sommes conviés à « sortir des assignations fonctionnelles normatives » longtemps en vigueur autour des figures paternelle et maternelle au profit d’une construction d’affiliations parentales plurielles, d’aucunes purement électives. Et dans ces conditions, aucune contradiction interne à la parentalité ne viendrait faire obstacle à la pluriparentalité, au fait qu’un même enfant puisse avoir plus de deux parents, et parfois de même sexe. Ce qui encore engage à penser le genre bien au-delà de ses manifestations sexuées, dans une neutralité pourtant socialement fonctionnelle.
7 Bien entendu, la proposition est d’ordre spéculatif avant d’être un constat largement partagé, mais elle n’indique pas moins le registre théorique dans lequel prend place la « question sociale » de la parentalité. Car – et l’ouvrage ne fait pas l’impasse des difficultés sociopolitiques de tous ordres que cette dernière provoque – en sociologue averti, l’auteur ne manque pas de souligner les tensions et les inégalités sociales qui apparaissent dans sa mise en œuvre pratique, et à l’occasion injonctive. De là, la propension actuelle des pouvoirs publics à infléchir le dispositif de parentalité dans le sens d’un dispositif de contrôle social, contrat parental à l’appui, voire d’un dispositif réactivant les dichotomies normatives de la « bonne mère » et du « bon père » toujours largement prégnantes.
8 À coup sûr, en donnant ce degré de généralité à sa réflexion sur ce terme qui s’est imposé dans le lexique en usage pour dire la relation parents-enfant, Gérard Neyrand a su dépasser la controverse nominaliste pour déceler les enjeux de ce qu’il nomme lui-même une « révolution anthropologique ». Et, ce faisant, donner matière à une poursuite un peu mieux éclairée des investigations tant sur la question de la parentalité et de ses incidences sociales et symboliques que sur le plan d’une théorisation du social un peu moins prisonnière de ses cadres d’hier. Ce qui tend à prouver que, bien menée, la réflexion sociologique peut être à même d’aller bien au-delà de la critique grincheuse de l’actualité.
9 Michel MESSU
Compte rendu d’Anne Thévenot :
10 L’enjeu de cette nouvelle publication de Gérard Neyrand est d’ouvrir des perspectives sur l’évolution des familles à partir d’un bilan de quarante années de transformations sociales et familiales.
11 Le propos s’adresse à l’ensemble des professionnels et acteurs du champ social et politique, il s’agit d’une synthèse organisée de l’ensemble des changements sociaux et légaux concernant l’institution familiale depuis l’introduction de la loi sur l’autorité parentale conjointe en 1970. Cette relecture des grandes étapes qui ont conduit à la notion de parentalité permet d’en repérer les moments de bascule – en particulier le centrage sur l’enfant et la dissociation du lien d’alliance et du lien parental – et d’en percevoir les effets sur le long terme. Ces évolutions de l’organisation familiale ont permis l’autonomisation de la parentalité et sa constitution en dispositif. La parentalité se substituerait à l’alliance comme élément fondateur de l’institution familiale. Gérard Neyrand formule cette hypothèse en dégageant la logique sociale et politique d’organisation du champ familial à partir d’un ensemble de discours et de pratiques relatifs à la relation parent-enfants. Les références bibliographiques consultées sont nombreuses et couvrent différents champs disciplinaires : de la sociologie au droit en passant par la psychanalyse, l’anthropologie et la psychologie.
12 Gérard Neyrand reconnaît qu’il ne peut nous donner une définition unifiée de la parentalité : celle-ci demeure ambigüe parce qu’elle résulte d’une sédimentation de significations en fonction des champs disciplinaires qui en font usage. Cependant il nous montre bien comment elle est un enjeu social majeur des dispositifs sociaux d’intervention et des stratégies politiques de gestion. Ce qui nous amène au titre de cet ouvrage, le soutien et contrôle des parents organisant la gestion contemporaine de la parentalité. L’auteur repère que le discours sur la responsabilité parentale et l’évaluation des pratiques sont des éléments clés des politiques d’intervention, et que celles-ci prennent rarement en compte l’interdépendance des liens familiaux et sociaux.
13 La lecture de cet ouvrage est stimulante parce que Gérard Neyrand nous amène à encore mettre au travail les questions essentielles sur la fonction de l’institution familiale pour les êtres humains et les enjeux de société qui en découlent. Ainsi, certaines propositions méritent d’être débattues, par exemple lorsqu’il nous propose que l’affiliation réciproque psychologique et sociale de l’enfant et de ses parents constitue la dimension première du lien parental. Pour lui, sans cette adoption psychique réciproque, la réalité de la position parentale n’existe pas, même si la parenté biologique et/ou sociale est établie (pp. 122-123). Il nous semble que cette conception du lien parental ne prend pas suffisamment en compte les enjeux symboliques fondateurs de ce lien, comme en témoignent les demandes des couples homosexuels de voir instituer leur lien de parenté avec leur enfant. D’ailleurs, c’est bien parce que le processus psychique d’affiliation ne nous paraît pas suffisant pour instituer le lien parental que nous pensons qu’il s’agit d’autoriser les couples homosexuels à fonder légalement une famille. Toutefois, il ne s’agit pas comme Gérard Neyrand nous le propose de reconnaître un « parental neutre » qui dépasserait le « parental sexué » et situerait la différence des sexes au rang des accessoires. Pour soutenir sa proposition d’un parental neutre, l’auteur prend appui sur notre langue qui, à travers le terme parent, réunit « père et mère en neutralisant leur sexuation » (p. 124). Même si ces dénominations – parent/ enfant – semblent adaptées au regard des places occupées dans l’ordre des générations et des responsabilités qui en découlent, il s’avère que les fonctions parentales sont toujours incarnées soit par des hommes soit par des femmes – quelle que soit leur orientation sexuelle – et adressées à des enfants également sexués. Il y a donc, selon nous, toujours du sexué à l’œuvre dans les fonctions parentales. D’ailleurs différentes recherches, au-delà des écrits psychanalytiques, dans le champ de la psychologie du développement et de la psychologie sociale le mettent en évidence. Aussi à la lumière de l’ensemble des configurations parentales actuelles, il nous paraît pertinent de distinguer le lien légal de filiation de la question de l’origine biologique : l’institution de la filiation peut être pensée indépendamment de la nécessaire différence des sexes dans la procréation. C’est d’ailleurs ce que nous propose l’auteur en soutenant la pluriparentalité, c’est-à-dire « le fait qu’un enfant peut effectivement avoir plus de deux parents dans la mesure où peuvent être dissociées du parental ses composantes et que plusieurs personnes peuvent occuper des places différentes à l’intérieur de ce dispositif personnel de parentalité » (p. 132).
14 Le lecteur l’aura compris, la lecture de cet ouvrage est recommandée pour ceux qu’une réflexion sur les fonctions parentales et leurs enjeux actuels préoccupe. La cause est donc importante, il ne faut pas se laisser abuser par le format de poche de l’ouvrage, la simplicité de l’apparence cache un contenu riche. On peut d’ailleurs penser que ce choix de l’auteur de publier d’emblée dans un format peu onéreux a pour dessein l’accessibilité de l’ouvrage au plus grand nombre, c’est une démarche à soutenir.
15 Anne THEVENOT
Réponse de l’auteur, Gérard Neyrand :
16 Je dois exprimer ma gratitude aux auteurs qui ont finement et avec pertinence rendu compte de mon dernier ouvrage, chacun à partir de la position qui lui est propre. Cette diversité des approches fait toute la richesse de ces comptes rendus à multiples focales, privilégiant tel ou tel angle d’approche et mettant en relief les nombreuses questions que posent aujourd’hui la parentalité et sa gestion sociopolitique. Questions qui, à l’évidence, sont loin d’être aujourd’hui réglées, et qui vont continuer à nous interpeller durant un temps indéterminé, tant la période de mutation que nous traversons est complexe et suit un chemin qui est loin d’être linéaire.
17 D’une certaine façon, cette mise en avant de la parentalité dans nos sociétés modernes exprime la mise en abîmes de notre système familial antérieur et indique la nouvelle centralité qu’y prend l’enfant, venant interroger aussi bien l’institution de la famille que la redéfinition d’un contrat de genre contemporain. Ce contrat, qui se reconfigure depuis déjà une quarantaine d’années, y est sollicité au niveau qui a été identifié par certains anthropologues comme fondateur de la hiérarchie des sexes : la procréation, et la différence des places qu’y occupent hommes et femmes. Y prend origine toute une organisation des rôles de sexe, que l’approche par la parentalité vient quelque peu remettre en question, et que pointent de façon différente les lectures de cet ouvrage. Le point de vue sociologique de Michel Messu, en reconnaissant que dans la mise en avant de la parentalité « se joue l’acceptation d’une disjonction entre le sexe et la fonction parentale », relève l’« abstractisation » dont participe aujourd’hui la définition de l’être parent, ouvrant par la reconnaissance des processus diversifiés d’affiliation parentale, à la dimension de la pluriparentalité. Le point de vue plus clinique d’Anne Thévenot s’y trouve confronté à la mise en perspective de ce qui constitue l’un des fondements majeurs de la théorisation de la subjectivation effectuée par Freud et ses successeurs : la sexuation des fonctions parentales. Non pas que le sexe, et le genre qui s’y articule, perde sa signification et son impact identitaire dans cette mise en perspective, au point que se trouverait reléguée « la différence des sexes au rang des accessoires », mais bien parce que, par delà les appartenances sexuées – dont il serait absurde de réaliser le déni – il apparaît aujourd’hui que les fonctions parentales autrefois assumées plus ou moins spécifiquement par l’un ou l’autre parent (bien qu’il y ait toujours eu des pères tendres et des mères autoritaires) peuvent de plus en plus être portées indifféremment par l’un ou l’autre, au gré des trajectoires et des situations. Ce qui signifie, ni que s’efface la différence des sexes et ses conséquence sociales et psychiques, ni que son analyse perde de sa pertinence (tant les implications du creux et du relief continuent à se manifester dans les discours sociaux et les pratiques quotidiennes), mais bien que s’est ouvert l’espace des positionnements et que la clinique n’a rien à gagner à se figer dans la défense d’une conception normative des fonctions parentales, qui peut facilement glisser vers la « pathologisation » et la culpabilisation. Pères au foyer quand leurs femmes travaillent, mères élevant seules leurs enfants, parents de même sexe... ne sont « anormaux » que du point de vue de leur situation dans la distribution statistique des places, et ne le sont plus de nos jours ni du point de vue moral, ni du point de vue de leur santé psychique... Ce que permet de reconnaître l’approche de leur situation par la parentalité, car la parentalité, par la mise à distance qu’elle effectue, permet d’identifier la construction historico-culturelle des fonctions parentales. Fonctions qui, pour être sexuées dans leur mise en actes par les individus qui les portent, ne le sont plus au regard de certaines de leurs dimensions (de soin, d’éducation...), alors qu’elles peuvent le demeurer dans leur dimension d’étayage (identitaire notamment). De ce fait, la parentalité participe de niveaux différents qui articulent les dimensions plus concrètes et plus abstraites de l’être parent, exemplairement en ce qui concerne les liens enfant-parents. A l’affiliation psychique enfant-parents de l’ordre de la réalité concrète vécue, s’articule plus ou moins facilement une affiliation sociale abstraite, inscrivant plus ou moins précisément l’enfant dans les structures de la parenté, les deux niveaux définissant une situation parentale. Ce qui permet de mettre en discussion les assignations que la seule approche par la norme juridique de la parenté pourrait provoquer, assignations de genre et assignations de place parentale, que la parentalité ainsi déconstruit, en posant la question de la légitimité des places et des positions parentales. Si bien que, comme le dit très bien Anne Thévenot, « l’institution de la filiation peut être pensée indépendamment de la nécessaire différence des sexes dans la procréation », avec cette conséquence majeure qu’à terme la structuration même de notre système de parenté est appelée à évoluer, en remettant en cause son principe fondateur : l’exclusivité de la bi-filiation. D’où l’importance et l’intérêt des controverses qui ont pu se développer autour de l’institutionnalisation des situations, avec le Pacte civil de solidarité, la loi de bioéthique, le statut du beau parent, etc. D’une certaine façon, avec la problématique de la parentalité, se retrouve mise en jeu la question de la démocratisation de la famille, après qu’a été posée explicitement celle des relations privées dans les années 1970, sous l’impulsion du mouvement féministe. Et l’enjeu est sans conteste majeur. Ce que pressent bien le politique, qui a fait du parental un enjeu de gestion sociale assez ambigu. En effet, l’affrontement de conceptions divergentes d’intervention auprès des parents ne masque pas que cette mise en avant du parental participe au rabattement sur les seuls parents de la question de la citoyenneté dans la sphère privée, autour essentiellement de la dimension éducative.
18 Ambiguïté que vient exacerber l’évolution politique récente car la principale caractéristique de cette évolution reste bien la diffusion dans l’ensemble du secteur social de la logique néolibérale, par le biais d’une double injonction, sécuritaire et managériale. Ce qui est à l’œuvre à ce niveau est l’opérationnalisation sur le terrain de la parentalité de la logique abstraite du néolibéralisme, socialement prépondérante depuis déjà des décennies, par la mise en œuvre de stratégies et d’outils qui viennent permettre une rationalisation, aussi bien épidémiologique que comptable, des pratiques. Une véritable opérationnalisation managériale du néolibéralisme s’est mise en place, investissant les dynamiques antérieures de la parentalité d’une façon beaucoup plus précise et encadrée, et par là contraignante. Les marges de manœuvre des acteurs sociaux s’y trouvent considérablement réduites, et la souffrance des intervenants du social, du soin et de l’éducatif est là pour en témoigner.
19 Certes, l’orientation néolibérale ne date pas du début des années 2000, et la sur-responsabilisation des parents qui en participe avait commencé dès avant les années 1980, mais les logiques de soutien et d’accompagnement des parents se sont longtemps appuyées sur la société civile et la référence à la citoyenneté républicaine pour y faire contrepoids. Les effets de régulation sociale d’une bonne parentalité y étaient vus comme une simple conséquence positive d’une logique de prévention prévenante ; aujourd’hui le contrôle passe au premier plan comme l’objectif pouvant donner sens au dispositif. Comme le dit Michel Messu, l’intonation, effectivement, a radicalement changé, et l’économique semble prévaloir dorénavant sur le social, au moins en tant que principe premier de gestion. D’où cette réactivation si pressante des principes traditionnels d’une gestion conservatrice : l’accent sur la lutte contre l’insécurité civile des personnes (alors que Robert Castel a bien montré qu’elle dépend d’abord de l’insécurisation sociale d’un nombre croissant d’individus), la réactivation des rôles de sexe les plus traditionnels, l’affaiblissement des sciences humaines et sociales...
20 Il est clair que la bataille de la parentalité n’est pas jouée d’avance, mais elle gagnerait à ce que soient plus clairement mis en évidence les enjeux sociaux et politiques qui la sous-tendent.
21 Gérard NEYRAND