1 On ne saurait admettre débat sur le discernement de l’enfant dans le domaine juridique ou dans celui de la psychologie, sans que ce discernement prenne au préalable pour objet les concepts qu’il engage. C’est un fait d’observation courante que l’enfant est confondu avec l’enfance. Le premier renvoie pourtant clairement à un être parlant dûment localisé à un moment de sa vie alors que le second est une construction de la part de l’adulte de ce qu’il a été. L’enfant, c’est celui qu’on n’est plus alors que l’enfance se pose devant soi comme ce qu’on construit de ce qu’on a été. Un tel discernement est nécessaire car c’est le champ de la parole qui se voit lui-même convoqué dans la réflexion, tant il est vrai que l’enfant participe tout comme l’adulte de cette construction d’une réalité qui ne saurait donc n’avoir de statut qu’imaginaire. Ce discernement est abordé ici au niveau de ce que la pratique clinique peut apporter en enseignement, sachant combien la théorie a été étonnement silencieuse sur ce thème.
Étymologie
2 Il est toujours intéressant de revenir à l’étymologie des mots qu’on emploie. On trouve alors souvent matière à approfondir, parfois même à remettre en question l’usage de ceux-ci.
3 Le mot « discernement » provient du latin Discern?re qui veut dire « Séparer, distinguer ». La référence grecque donne le terme ????????? (diagnosis) qui signifie « Discernement ; action de décider ; choisir ; juger ; apprécier ; évaluer ». On définira donc le discernement comme « l’action de séparation opérée au niveau de ce qui se pose initialement comme une unité devant soi, cette opération étant liée à une décision, un jugement, voire une évaluation ». On trouve déjà dans une telle définition tout l’intérêt d’un rapprochement entre le droit, dans ce que celui-ci exige de décision, de jugement, et la psychologie, clinique avant tout, au niveau de cette opération essentielle de distinction relative à ce qui s’offre à un sujet. Mais d’autres éléments de l’étymologie justifient également l’occurrence d’un tel rapprochement.
4 Le préfixe « dia » (???) du terme grec « diagnosis » renvoie en effet à l’idée de deux limites, de deux bords qui sont indissociables d’une opération qui n’est autre que celle de la « connaissance » (??????, gnosis). Il en va donc d’une connaissance qui a pour originalité non pas d’accumuler les éléments susceptibles d’être contenus en elle, mais de diviser, de distinguer, séparer, pour constituer au final deux bords radicalement opposés. Ces deux bords ne peuvent être quelconques. Ils ont rapport directement avec ce qui relève de la vérité. Et de celle-ci on ne peut faire l’économie lorsqu’on aborde la question du discernement.
Les deux discernements à discerner
5 Toute l’histoire de la philosophie serait ici à convoquer, en ce que la notion de vérité constitue son objet princeps. J’en dirai ici juste un mot pour fournir aux réflexions qui suivent concernant le discernement la base que j’estime nécessaire.
6 Dans les temps archaïques, ceux de la Grèce antique, la vérité était réservée aux dieux. Seuls les dieux, qui se faisaient entendre par la voix des oracles, la possèdent. Aucune référence à la réalité n’était alors retenue, comme cela se présentera par la suite. C’est en effet avec l’essor balbutiant de la philosophie, qui trouvera son premier point culminant avec Platon, que la vérité va être mise en relation avec la réalité, en étant fondée sur l’adéquation d’un discours et de son objet, celui-ci étant à entendre comme ce qui se retrouve dans la réalité. Cela semble simple. En fait, ça ne l’est pas du tout, car une telle conception repose sur l’idée qu’il est effectivement possible d’atteindre cette réalité au-delà du voile qui recouvre nécessairement celle-ci. Ce que je vois est-il le réel ou n’est-il que l’apparence de ce qui l’est ? Platon, on le sait, recourra à l’Idée pour faire valoir cet au-delà de l’apparence, soulignant l’insaisissabilité d’une vérité dernière. Il faudra attendre la pensée des modernes pour que l’idée soit admise comme simple production subjective.
7 En tout cas, la vérité comme concept pose la question essentielle d’un rapport d’isomorphisme entre le discours et ce qui ressort d’objectif dans la réalité, même si la question de l’apparence (du phénoménal qui recouvre l’en-soi, pour employer les termes de Kant) demeure bel et bien posée. On verra plus loin que cheminer avec la notion de discernement permettra justement de poser la question de la vérité tout autrement. Ce sera l’occasion notamment de saisir la logique d’une véritable dénégation (dire une chose sur le mode de nier le fait de la dire) qui loge au cœur de la formule canonique en droit : « Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité »...
8 Si le discernement convoque donc inévitablement la notion éminemment questionnante de vérité, il impose également un distinguo essentiel lorsqu’il est retenu à propos de l’enfant. Concernant la toile de fond sur laquelle les présentes réflexions prennent corps, il convient de discerner deux niveaux bien distincts :
- celui de l’enfant dans sa capacité à distinguer les enjeux d’une situation à laquelle il est confronté. Lorsque ses parents divorcent dans un climat de conflit ouvert par exemple, comment peut-il discerner le vrai quand chacun de ces deux parents tient un discours opposé, voire le situe comme partie prenante contre l’autre ? Il s’agit là d’un niveau d’analyse qui convoque les observations des psychologues du développement, qui prendront la mesure notamment de l’émergence chez le jeune enfant d’une conscience morale à partir de tel ou tel moment de son évolution ;
- celui de l’adulte qui, sur la base du discours de l’enfant ou d’une situation précise, doit discerner ce qui doit être tenu pour vrai lorsque celui-ci lui parle d’une situation particulière. Dans le cas du signalement par exemple, il s’agira pour les travailleurs sociaux ou pour le juge de vérifier ce qui, dans le discours de l’enfant, renvoie à une réalité événementielle et à une construction subjective s’opposant plus ou moins à celle-ci.
10 Discernement chez l’enfant d’une part. Discernement de l’enfant chez l’adulte d’autre part. Deux angles d’analyse bien distincts, mais certainement pas complémentaires. On ne saurait en effet mettre sur un même plan une opération de discernement chez l’enfant et ce qui se pose chez l’adulte comme celle d’un « discernement relatif au discernement de l’autre » (ici celui de l’enfant). Seul l’adulte, qu’il soit psychologue, éducateur, juge ou autre, envisage explicitement de discerner intellectuellement ce qui est de l’ordre du discernement chez l’enfant. En aucune façon on pourrait admettre la réciproque. Si, bien sûr, l’enfant est en attente d’une multitude de choses chez l’adulte (chez le parent en particulier), il ne s’agit absolument pas de cette démarche intellectuelle conduisant à la production d’un savoir énonçable et transmissible.
11 C’est tout le sens de ce travail de tenter de rappeler, sur la base de la distinction qui vient d’être soulignée à propos du discernement, qu’en aucune façon on ne peut et doit confondre enfant et enfance. On l’aura sans doute senti, cette distinction ne relève pas d’un simple souci d’exactitude conceptuelle. Elle a des incidences directes sur cette question de la vérité mentionnée plus haut qui constitue le cœur de l’opération de discernement, question qui anime la pratique du psychologue clinicien autant que celle du juriste qui travaille avec l’enfant.
12 Je partirai d’une vignette clinique qui me semble exemplaire à interroger le lieu d’où procède la vérité.
Fatima ou la brûlure silencieuse de la vérité
Fatima (c’est ainsi que je l’appellerai) est âgée d’une cinquantaine d’années quand je la reçois en consultation. Née en Algérie, elle est arrivée en France alors qu’elle était encore enfant, vers 6-7 ans selon ses souvenirs qui sont toujours approximatifs. Elle consulte sur la base d’énormes difficultés qu’elle rencontre avec ses deux enfants qui sont, comme elle dit, en pleine crise d’adolescence. « Je n’ai plus aucune autorité sur eux. Ils sont même parfois à la limite d’être violents avec moi... » Ces deux enfants (un garçon et une fille) sont issus du même père qui a quitté le domicile conjugal depuis bon nombre d’années, peu après la naissance de la deuxième. Ni elle, ni les enfants n’ont de nouvelles de sa part si ce n’est sous la forme de quelques informations fournies par telle ou telle connaissance commune. Il aurait construit une nouvelle famille avec une autre femme. L’essentiel de cette vignette clinique, pour ce qui concerne le thème du discernement, se trouve au niveau d’un souvenir très précis que la patiente évoquera un temps considérable après le début de la prise en charge, souvenir qui contraste en précision avec les données la plupart du temps approximatives qu’elle fournit par ailleurs sur son histoire. Elle se souvient avoir été, tout jeune enfant, élevée par sa grand-mère maternelle, ponctuant cette affirmation du regret, voire de la souffrance, que sa mère ait été si absente à cette période. Ce qui, disons-le en passant, n’est pas sans instancier le manque qu’elle énonce de la reconnaissance (dans les deux sens du terme) par ses enfants de sa place à elle en tant que mère. Mais surtout, elle évoque un souvenir terrible qui concerne la disparition de cette grand-mère. Elle avait 4-5 ans et se trouvait donc chez celle-ci. Un jour, dans la cuisine, elle provoque accidentellement un début d’incendie, sans doute (elle n’en est pas sûre) en allumant la gazinière. Le feu se propagera très rapidement et sa grand-mère, en tentant de l’éteindre, sera atteinte par les flammes et périra carbonisée sous les yeux de sa petite-fille.
14 Je m’arrêterai sur cette scène à valeur traumatique sans aborder d’autres éléments qui nous mèneraient trop loin de la question qui ici nous occupe. Quel est le statut authentique de cette scène fondée sur la mort de la grand-mère dans des conditions atroces ? Peut-on, doit-on remettre en question la réalité de ce que la patiente dit avoir vécu de cette scène ? Jusqu’à quel point son contenu est-il ou non saturé en projection ou en fantasmatisation de sa part ? On pourrait se contenter évidemment de rester sur un terrain causaliste et considérer qu’une telle scène, dans sa portée d’atrocité, doit être tenue pour déterminer toute la vie de Fatima. Une scène aussi terrible, pourrait-on affirmer, ne peut pas ne pas laisser des traces irrémédiables. Évidemment, ce n’est pas si simple si on s’accorde à reconnaître que cette scène est avant tout le produit d’un discours tenu par Fatima, sans lequel discours la question ne se poserait même pas...
15 C’est là un point essentiel. Au-delà de la question de savoir si cette scène de la mort de la grand-mère est vérifiable ou non sur les coordonnées d’une réalité historique, il convient de localiser le lieu exact d’émergence de cette scène qui est l’actualité d’un discours qui m’est adressé. Et à ce titre prend toute sa portée ce qui est bien loin de constituer un détail anodin. Car Fatima, à la fin de la séance où elle me raconte ce souvenir, juste au moment de me quitter, sans que je lui en aie évidemment formulé la demande, me montre les traces réelles de cette scène. Tandis que je m’apprête à ouvrir la porte, elle s’arrête : « Regardez !... » Et elle relève la manche de son pullover pour découvrir ce qui ressemble effectivement à une grande cicatrice ancienne, une espèce de seconde peau de texture blanchâtre, sur une partie importante de son avant-bras.
16 Voilà donc, pourrait-on croire, la preuve tangible, la trace incontestable de la réalité historique de la scène. On y croira presque naturellement, sans même penser un seul instant que ces traces de brûlure puissent être en relation avec tout autre chose que la scène de la brûlure de la grand-mère. Mais l’essentiel est ailleurs. Pourquoi donc prend-elle l’initiative de me montrer ainsi son avant-bras ? Aurait-elle perçu, dans l’absence de réaction particulière de ma part au moment où elle racontait ce souvenir, quelque indice de suspicion par rapport à la réalité de la scène ? « Vous le voyez bien ! Je n’ai rien inventé ! » Raisonner ainsi revient à demeurer sur les seules coordonnées d’une réalité historique sur laquelle il conviendrait de poser le verdict final : vrai ou faux ces traces sont en relation avec la scène qu’elle a racontée ? Vrai ou faux cette scène est-elle invention de sa part ? En vérité, la question est ailleurs et prend l’éclat, comme disait quelque part Heidegger, de ces verres de lunettes que j’ai devant les yeux : elle est là, évidente au point que je ne la saisis pas... Car Fatima, agissant ainsi, témoigne de deux choses au-moins. D’une part, elle dé-montre ce qui, d’une parole qu’elle tient, est insuffisant à se faire entendre. « J’ai beau vous le dire, ça reste insuffisant. Il faut que vous le voyiez... » Cela n’est pas sans entrer en résonance avec ce qui caractérisait sa position vis-à-vis de ses deux enfants. « Ils ne voient pas tout ce que je fais pour eux ; ils ne voient que ce qu’ils veulent... Et moi qui me saigne les quatre veines pour eux, ils n’en ont rien à f... » Ainsi l’attente d’être reconnue dans le « voir » semble-t-elle suppléer à une parole qui ne s’entend pas. Ainsi en va-t-il de son rapport à l’autre (ici ses enfants) comme il en va avec moi lorsqu’elle me montre son avant-bras. L’autre est convoqué au titre de témoin des circonstances de son histoire, et notamment de ce qui dans celle-ci s’est vu marqué d’un double drame. Double parce qu’il ressortira du suivi de la patiente qu’au-delà de cette mort de la grand-mère, elle souffrait terriblement de l’absence de sa mère. « Je n’ai jamais su pourquoi elle m’avait placée chez ma grand-mère... J’ai toujours cru qu’elle ne voulait plus me voir... Évidemment, je ne pouvais pas en parler à ma grand-mère. » Une mère qui ne voudrait plus la voir, voilà qui résonne assurément de cette insistance que ses enfants aient à voir tout ce qu’elle fait pour eux... Mais l’essentiel, le voici. À aucun moment, durant la séance, Fatima n’avait évoqué son initiative d’avoir tenté d’éteindre le feu qui se propageait sur sa grand-mère. Elle n’était donc pas simple spectateur de la scène, mais il était pour elle impossible de mettre en mots l’échec de sa tentative de sauver celle-ci des flammes, mais aussi et surtout de ce dont elle était l’auteur. En quoi la cicatrice sur son avant-bras venait-elle signifier non seulement son impuissance à sauver, mais aussi la trace d’une culpabilité ineffaçable.
17 Cette vignette clinique est exemplaire à révéler deux choses : l’enfance, qui prend ici la forme du souvenir d’une scène traumatique, n’est absolument pas assimilable à l’enfant qu’on a été. Cette enfance, au titre de souvenir, ne prend consistance qu’au sein d’une parole en acte qui dit, à son propre insu, beaucoup plus que ce qui veut se dire, fût-ce dans l’omission de composants de ce souvenir cruciaux pour comprendre l’authentique drame du sujet. Et ce « plus qui parle au-delà de ce qui se dit » est indissociable du déploiement d’une parole qui s’actualise (en acte et en actualité) en fonction de l’adresse où elle se destine. Ce souvenir de la mort, dans des conditions atroces, de la grand-mère, ne se limitait absolument pas à un énoncé à visée simplement informative. Son énoncé instanciait une position subjective vis-à-vis de cette adresse qui, sous le couvert d’un « faire-voir » (ce qu’elle fait, ce qu’elle montre), laissait transpirer la vérité d’une culpabilité impossible à dire. On le voit bien, ce n’est pas tant la réalité historique qui compte alors. Et la notion de vérité ne saurait être simplement appliquée en termes d’adéquation entre un énoncé et son objet. Me serais-je engagé sur cette voie de la vérifiabilité (la scène racontée est-elle vraie ou fausse ?) que j’aurais souscrit à cette position victimaire sans laisser place à ce qui ne pouvait justement se dire de sa culpabilité. J’aurais, autrement dit, conforté la patiente dans ce qu’elle offrait à voir (à ça-voir) tout en occultant la possible émergence de cette culpabilité au-delà des mots. Le véritable ne saurait être confondu avec le vérifiable. Dans ce qu’elle révélait (du grec aléthéia : « négation d’un oubli ») en me montrant son avant-bras, c’est-à-dire dans ce qu’il lui était impossible à dire, prenait corps la vérité telle qu’elle doit être entendue lorsqu’on travaille avec un sujet qui parle...
L’enfance est un produit de discours
18 Le cas de Fatima est peut-être interpelant au niveau de son contenu. Mais le danger est justement de s’y limiter. On ne s’en rend pas vraiment compte à la lecture du cas de Fatima, mais s’y trouve pointé tout ce que la psychanalyse, depuis Freud et avec Lacan, a pu apporter de décisif quand il s’agit de considérer à sa juste portée ce que « parler » veut dire. À ce titre, il est nécessaire de présenter, brièvement, l’essentiel de ce qui a fondé cette pratique et cette théorie qui sont d’autant plus dérangeantes aujourd’hui qu’elles insistent vaille que vaille à rappeler ce qui demeure bel et bien au-delà de ce qui aujourd’hui prend vraiment la forme d’une « communication illimitée » (cf. les annonces publicitaires relatives aux portables) qui ne pose même plus la question de ce qu’il y aurait encore à se dire. On me pardonnera d’être trop bref, schématique même, mais je tiens néanmoins à pointer ce qui, à travers la naissance même de la psychanalyse, est en relation étroite avec le thème du discernement qui ici nous intéresse. Dans ses premiers travaux, Freud découvrit cette chose extraordinaire qu’est la parole. Cela vaut d’être souligné si on se rappelle que l’époque d’une telle découverte en était encore à réduire toute pathologie mentale à des facteurs héréditaires ou environnementaux. Il se mit donc à écouter ses patients, soutirant de leurs discours matière à élaborer une théorie explicative de certaines pathologies, assez courantes, que sont les psychonévroses. Pour le dire simplement, par psychonévrose, il faut entendre une manifestation symptomatique forcément complexe qui ne remet néanmoins pas radicalement en question un certain type de rapport à la réalité, mais se caractérise par une conflictualisation interne s’exprimant par la voie d’un corps qui se met à exprimer ce que les mots ne parviennent pas à signifier (hystérie), ou par celle de productions d’idées obsessionnelles qui envahissent le sujet au point qu’elles le paralysent littéralement dans l’atteinte d’un but fixé. Freud découvre donc que ces psychonévroses possèdent une étiologie, c’est-à-dire une origine, au niveau de certaines scènes infantiles que les patients régulièrement énoncent. Chose importante à souligner, ces scènes sont toujours de nature sexuelle, c’est-à-dire qu’elles correspondent à une « séduction » précoce par un adulte. Ces scènes auraient été refoulées et les traces mnésiques leur étant associées, toujours vivaces inconsciemment, se verraient resurgir de manière indirecte (sous la forme donc du symptôme) à l’occasion d’un second événement de nature assez semblable à celui refoulé. À cette théorie, Freud donna le nom de « neurotica ».
19 A priori, le schéma que propose Freud à cette époque est assez simple en ce qu’il se subordonne à une logique de causalité strictement linéaire :

Séduction Événement
(trauma) proche du trauma
Souvenirs inconscients
(refoulés) du trauma
20 Le principe du refoulement lui-même pourrait être tenu comme une simple opération aux contours a priori objectivables. Au demeurant, bon nombre de psychologues aujourd’hui, dont le référentiel théorique est diamétralement opposé à la psychanalyse, fondent leur pratique sur ce schéma qui, reconnaissons-le, gagne aisément les suffrages de tous ceux qui aiment les choses simples... Les partisans de la victimologie, en forte odeur de sainteté auprès des politiques, s’en inspirent pleinement. Mais Freud ne va pas se limiter à lui. Son honnêteté intellectuelle et son génie clinique le lui interdisent. Car s’il est attestable que la plupart de ses patientes hystériques lui rapportaient régulièrement avoir vécu une telle scène de séduction, Freud en vient à situer le problème au niveau authentique où de tels aveux prennent leur valeur, c’est-à-dire au niveau d’une parole qui dépose ces souvenirs à l’adresse de celui qui, d’une autorité qui met justement entre parenthèses le corps pour laisser défiler le discours, se voit attribuer cette valeur désirante attribuée à l’adulte de son passé. Ce que Freud découvre ici, c’est le transfert, c’est-à-dire que n’importe quel énoncé de n’importe quel patient est déterminé avant tout par l’adresse soutenue par et soutenant le déploiement de la parole. Ce que dit un patient dénonce toujours, entre les mots, la place qu’il escompte occuper dans le désir de l’Autre.
21 Ce que Freud touche ici du doigt, c’est un point vraiment essentiel qui, pour concerner au premier chef l’acte de la parole, ne s’y limite pas. La théorie de la neurotica donnait à entendre en effet l’idée d’un individu soumis aux scènes de son histoire, selon la logique d’une pure et simple réceptivité passive, un peu comme si sa structuration était tributaire de son environnement. Dès lors, ce que Freud en vient à pointer, c’est que ce rapport à la réalité ne se soutient absolument pas d’une telle soumission à l’événement, ou plus largement aux autres. La réalité se construit sans cesse, a fortiori n’importe quel rapport établi avec un autre. Freud remet ici totalement en question le sujet philosophique. Il ne s’agira plus de la simple opposition « sujet - objet ». L’objet est le produit d’un investissement. Il est « chargé », « occupé » (besitz) par ce que le sujet y dépose. Un état aussi banal que le deuil par exemple ne se réduit absolument pas aux mécanismes psychiques qui se mettent en place à l’occasion de la perte d’un être cher. Ce que le sujet perd, c’est ce qu’il a déposé dans celui-ci. De même, l’état amoureux présente la propriété remarquable, paradoxale, d’être au plus loin de ce qui est posé comme autre, celui ou celle aimé(e). La clinique du quotidien le révèle on ne peut plus clairement : cet état amoureux repose sur l’idéalisation de l’autre, c’est-à-dire sur la déposition en cet autre des atours de ce qui, aux yeux de l’amoureux, va le rendre d’autant plus désirable et unique. Être amoureux, c’est retrouver en l’autre ce qu’on y attend. C’est pour cela qu’aussi étrange que puisse paraître la formule, on tiendra avec Freud cet état amoureux comme un état éminemment narcissique.
22 On me pardonnera de m’être éloigné quelque peu de ce qui constitue l’objet du présent travail, mais il était indispensable de passer par ces précisions théoriques pour ressaisir à sa juste valeur l’opération de discernement. Deux choses en effet peuvent être tirées de ce qui précède. D’une part, le discernement ne peut être considéré comme une opération reposant sur de simples données objectives. La réalité elle-même, comme on vient de le voir, est l’enjeu d’un investissement. Elle ne peut être indépendante de ce que le sujet y dépose. Aussi le discernement porte-t-il sur ce qui admet l’empreinte du sujet. En deçà du discernement se pose nécessairement le préalable de ce qui rend la réalité, celle d’un événement par exemple, déjà subjective. Convenons-en, cela n’est pas du moindre intérêt à souligner, tant pour les praticiens du droit (notamment avec les enfants) que pour ceux qui prétendent faire de la psychologie clinique une discipline strictement objective.
23 Pour revenir à présent sur le distinguo nécessaire entre enfant et enfance, il apparaît que l’énoncé relatif à une scène passée ne peut être entendu autrement que sous la forme d’une construction (soutenue, comme on l’a vu, par l’adresse du discours) foncièrement subjective. Parler de son passé, et a fortiori de son enfance, ne peut pas ne pas être institué au titre de production proprement fantasmatique. « Les souvenirs d’enfance des hommes, écrit Freud, ne sont absolument pas, comme les souvenirs conscients de la maturité, fixés à partir de l’expérience vécue puis répétés, mais seulement exhumés plus tard, l’enfance déjà passée, et ainsi modifiés, faussés, mis au service de tendances ultérieures, si bien que très généralement, ils ne se laissent pas rigoureusement distinguer des fantasmes. » Ce que Freud annonce ici est dans la continuité directe de tout ce qui précède. Le souvenir d’enfance prend corps seulement à partir du moment où il constitue l’enjeu d’un énoncé à l’adresse d’un autre. Cependant, à propos de la question du discernement dans son rapport avec l’intérêt supérieur de l’enfant, il faut entendre plus...
La voie nécessairement indirecte qui mène à l’enfant...
24 L’abandon de la neurotica par Freud, c’est-à-dire de la reconnaissance d’une scène traumatique inscrite dans la réalité historique du sujet, est indissociable de la découverte par lui d’un élément bouleversant tant sur le plan pratique que sur celui théorique. Ce qu’il découvre, c’est la sexualité infantile. Ce n’est pas qu’à l’époque de Freud que cette découverte fit scandale. Encore aujourd’hui, il s’en trouve qui accusent Freud d’obsession sexuelle en ayant attribué ainsi à l’enfant une sexualité. Le problème, c’est que de tels critiques n’ont pas lu Freud.
25 D’une part en effet, et Freud ne cesse d’insister sur ce point, cette sexualité infantile n’est absolument pas réductible à celle de l’adulte. Ce qui justifie de parler de sexualité infantile, c’est qu’on trouve chez celui-ci un certain nombre de traces d’une jouissance antérieure, proprement infantile justement, qui ne relèvent pas de la génitalité, mais contribuent à l’accès à celle-ci. Affirmer que le baiser relève d’une jouissance orale identifiable chez le nourrisson et que cette jouissance partielle se retrouve chez l’adulte, voilà simplement ce que Freud pointe à travers la sexualité infantile. À moins d’être borné ou de réduire la sexualité adulte à une finalité strictement reproductive, on admettra qu’on est bien loin du pansexualisme classiquement attribué à la découverte freudienne.
26 D’autre part, et cela est le plus important pour la présente réflexion, cette sexualité infantile, Freud ne l’observe pas in vivo, chez l’enfant qu’il aurait devant lui. Il la déduit de productions d’adultes. Elle se déduit tout d’abord de ce qu’il est possible d’observer dans les aberrations sexuelles qui sont le propre de l’Homme parlant et qui relèveraient d’une fixation à tel ou tel moment de la sexualité infantile. Mais surtout, Freud affirme régulièrement avoir été amené à de telles observations sur la sexualité infantile par le résultat de recherches psychanalytiques pratiquées sur des adultes.
27 On touche là le vif du sujet concernant le discernement nécessaire entre enfant et enfance. L’enfance, on l’a vu, se réduit à n’être que le produit d’un discours, celui d’un adulte qui construit son passé au même titre qu’il construit tout ce qui fait réalité au nom de la Loi du langage qui ordonne le rapport à celle-ci. Mais voilà que l’enfant lui-même, dès lors qu’on se met à en parler, à en saisir quelque chose, se présente également comme fondamentalement tributaire du discours d’adultes. Que reste-t-il donc à dire à propos de celui-ci ? Peut-on en entendre quelque chose au-delà d’un discours d’adulte ?
28 Affirmer que rien ne ressort de la sexualité chez l’enfant, indépendamment donc de ces constructions rétrospectives de l’adulte, serait proprement aberrant et témoignerait d’une imperméabilité totale à ce que n’importe quel enfant fait entendre dans le quotidien de ses questions. Au-delà de cette sexualité infantile aux contours si particuliers que Freud déduisait de sa clinique des adultes, il est incontestable que moult questionnements relatifs à la sexualité, celle qui se rapproche de celle de l’adulte cette fois, se présentent très tôt chez l’enfant, je dirai même dès qu’il se met à parler, donc dès qu’il devient à même de pouvoir être entendu de la part de l’adulte. Car en effet, dès que l’enfant accède à la parole, il se met à questionner celui-ci, le parent, à propos de ce qui ne peut pas ne pas l’interroger à l’endroit de son corps. Plus précisément, ces questions participent toutes du même mouvement de pointer l’origine dans sa portée nécessairement énigmatique. Pour être plus précis, ces questions, peut-être parce qu’elles se heurtent à l’impossibilité foncière de répondre simplement du côté du parent, vont faire l’enjeu de véritables « théories infantiles ». Par exemple, l’enfant s’accommodera assez aisément de l’explication d’un parent justifiant l’absence de la voiture familiale parce qu’elle a dû être conduite chez le « docteur des voitures » (entendez le garagiste). C’est qu’une voiture garde un rapport éloigné avec les questions essentielles de l’enfant qui concernent avant tout son corps dans ce qu’il présente dans la double différence des sexes et des générations. Aussi les questions érigées en théories relèvent-elles essentiellement du problème de l’origine, celle de la vie (« D’où viennent les bébés ? Et maman aussi, elle a été un bébé autrefois ? »), celle de l’advenue de l’autre (« Ma petite sœur est née quand maman a été aux toilettes »), et celle de la différence des sexes (« Ma sœur n’a pas de zizi parce qu’elle n’a pas été sage » ; « Mon petit frère sera une fille quand il sera grand »). Ce qui ressort donc avec évidence de l’observation la plus élémentaire de l’enfant dans le quotidien de son développement, c’est qu’en aucune façon il ne peut être tenu pour faire face à un monde dont il lui suffirait d’apprendre simplement les tenants et aboutissants. Ce monde, encore une fois, est l’enjeu d’une construction de nature proprement fantasmatique. Et si l’enfant en vient petit à petit à discerner le vrai du faux, ce n’est absolument pas en fonction des données inhérentes à la réalité brute, mais à partir de ce qu’il a construit pour répondre à et répondre de ces multiples questions dans leur confrontation, contradictoire ou confirmatoire, à cette réalité que l’expérience l’oblige à prendre en compte.
29 Envisager la question du discernement chez l’enfant, c’est donc admettre avant tout cette donne essentielle qu’une telle opération repose sur une élaboration foncièrement subjective et non sur des données simplement perceptives qui renverraient à quelque réalité neutre.
La vérité sort de la bouche... de qui est censé ne pas avoir la parole
30 Je récapitule... Parler de son enfance ne revient absolument pas à évoquer l’enfant qu’on a été. L’enfance est fondamentalement le produit d’une construction subjective qui provient d’une place d’adulte, soit de celui qui n’est précisément plus l’enfant dont il parle. Quant à l’enfant, c’est celui qui se présente face à soi dans la réalité d’un développement en cours. C’est mon fils, qui m’affirme ne pas vouloir avoir de barbe comme son papa quand il sera grand. C’est cette petite fille en consultation qui dessine une famille... Voilà une distinction vraiment essentielle à retenir, qui recoupe celle vue plus haut à propos du discernement (celui de l’adulte vis-à-vis des capacités de jugement de l’enfant vs celui de l’enfant face aux situations qu’il rencontre). En tout cas, tout ce qui peut se dire de l’enfant, c’est à l’adulte et à lui seul qu’on le doit, à celui donc qui a perdu ce dont il parle ou fait analyse (adultus : celui qui a grandi – Gaffiot, p. 51). Il reste cependant, au-delà de cette distinction ou discernement, un élément qui reste commun à l’enfant et à l’enfance, qui s’avère déterminant au plus strict niveau de la pratique. Que ce soit du côté de l’adulte par rapport à son enfance ou du côté de l’enfant, un écart infranchissable se présente entre ce qui se trouve comme énoncé et celui qui l’énonce. Il s’agit là de bien plus qu’une simple nuance, ainsi que le montre la vignette clinique ci-dessous.
Cédric : « Maman ? Où est maman ? Je veux ma maman... »
Il s’agit d’une situation familiale dans laquelle je n’ai trouvé place qu’au titre de celui qui aura rencontré deux fois la mère, sans réelle prise en charge. Les événements ici rapportés proviennent des professionnels qui suivaient Cédric, un petit garçon de 5-6 ans. Celui-ci est hospitalisé en urgence, suite à un événement dramatique. Au sein d’une bouffée délirante, sa mère l’a castré et a mis son sexe au congélateur. Les voisins, alertés par les cris, alertent les pompiers, ce qui sauvera in extremis l’enfant. Je ne m’arrêterai pas sur l’acte en tant que tel mais, sur la réaction de l’enfant au moment de son réveil à l’hôpital. Premier mot de Cédric : « Maman ? Où est maman ? Je veux ma maman... »
32 Que nous dit Cédric que nous avons évidemment tant de mal à entendre ?
33 D’une part, il nous révèle qu’une maman, ou plutôt sa maman, n’est pas réductible à un acte, aussi atroce soit-il. Cet acte de mutilation a beau avoir été subi, il n’est pas confondu avec ce qui constitue comme une élaboration qui excède tout ce qu’un parent peut faire. Il y a, autrement dit, fondamentalement, une dimension qui s’institue au-delà du réel d’un corps meurtri, au-delà du réel d’un acte. Sa maman n’est pas là, face à lui, avec son acte. Elle est fondamentalement l’enjeu d’une élaboration qui tire son cachet d’essentiel dans le fait que Cédric, avec elle, y trouve la possible réponse à cette place perdue qui caractérise le moment de son réveil à l’hôpital.
34 Très certainement, le cas de Cédric dépasse les bornes de l’admissible et en aucune façon il ne saurait être question de reléguer au second plan l’acte de la mère et son effet sur l’équilibre de l’enfant. Il reste cependant que l’appel (car il s’agit bien de cela !) de Cédric à son réveil, souligne et rappelle que cet acte ne saurait être isolé de tout ce qui, de son histoire, a pu émerger au titre de « maman » indissociablement de ce qu’il a pu construire de lui… C’est en cela, nonobstant son caractère particulièrement dramatique, le cas de Cédric n’est pas sans pointer du doigt une certaine pratique qu’il est possible de retrouver plus largement dans le travail social, où la question du discernement est essentielle. Cette pratique telle qu’elle se présente aujourd’hui se soutient de deux caractéristiques essentielles complémentaires l’une de l’autre : la préexistence de la réponse à la question que pose une situation, et la prévalence conséquente de l’agir de la part de l’intervenant sur la possible prise de parole chez l’enfant. Il est incontestable que pareille pratique s’aligne tout-à-fait sur la climatique sociale contemporaine où l’efficacité, petite sœur du vérifiable, prévaut sur le temps du désir, à savoir le véritable. Mais son succès largement confirmé par la récupération politique dont elle fait l’objet, a pour pendant son échec indéniable si on considère honnêtement le devenir réel des enfants qui s’y trouvent concernés, comme le montre par ailleurs le célèbre ouvrage de Berger.
35 Il ne s’agit pas, je le répète encore une fois, de mettre simplement à l’index de telles pratiques, mais de souligner ce qui s’y oublie, à commencer par cette exigence d’un discernement qui ne saurait porter restrictivement sur telle ou telle situation objective à laquelle on doit faire face en tant que praticien, mais sur ce qui peut et doit rester d’une subjectivité en construction, à savoir celle de l’enfant. Et on aura compris, j’espère, qu’on ne saurait établir quelque loi, quelque méthodologie, sans tomber dans les travers de cette objectivation que je dénonce. Il me semble qu’on en est là, aujourd’hui, dans l’exigence d’un « défaire » plutôt que dans celle d’un énième nouveau « savoir faire ». Défaire, ce n’est pas détruire l’existant. Il s’agirait, « simplement » si j’ose dire, d’aménager le temps et l’espace d’une parole qui doit être entendue.
36 Si j’hésite à dire « simplement », c’est que cette parole ne peut se déployer qu’à la condition que l’adulte, le praticien, admette son silence. Et à ce titre, franchement, les discours sociaux, notamment ceux qui soutiennent les pratiques sociales, juridiques et psychologiques, ne vont pas vraiment en ce sens en privilégiant à grand fracas l’efficacité présumée de telle ou telle mesure en mettant l’accent sur la réponse à court terme plutôt que sur le terme nécessaire, celui d’une pause indispensable permettant qu’une parole puisse se poser. En quoi, s’il s’agit d’un discernement nécessaire, sans doute faut-il, avant de considérer celui qui doit porter non plus seulement sur la construction de l’adulte qui confond toujours « enfant » et « enfance », mais sur ce qui se trouve engagé en lui-même au titre d’un agir qui répond le plus souvent d’une logique de passage à l’acte dont il est seul à tirer jouissance et bénéfice.
37 Cerner les limites de son agir et de son savoir, voilà ce qui me semble urgent à pointer aujourd’hui dans le discernement...
En conclusion
38 Des développements qui précèdent, il ressort assez nettement que le souvenir d’enfance possède les mêmes limites que celles qui caractérisent n’importe quelle production d’enfant. Dans un cas comme dans l’autre en effet, la réalité à laquelle la parole renvoie ne peut être pleinement atteinte. Loin de relever du mensonge, il en va davantage de cette part manquante qui revient à la parole qui, des mots qu’elle déploie, « tue la chose » (Hegel) qu’elle désigne. En cette période où le vérifiable tend à prévaloir sur le véritable, le discernement dont il a été ici question s’avère des plus importants, dans la pratique psychologique autant que dans celles relevant du juridique.