CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Cet article s’appuie sur une étude comparative sur la construction de l’autonomie des jeunes adultes qui cohabitent avec leurs parents, réalisée d’abord en France, ensuite au Brésil. Il vise à mettre en avant la différence d’articulation des dimensions hiérarchique et égalitaire dans les relations parents/enfants dans les deux sociétés. Il questionne la marge de manœuvre individuelle du jeune adulte dans l’édification de la réalité familiale et de la réalité individuelle. D’autre part, cet article souligne les limites de l’application d’une problématique élaborée dans un contexte national donné à un autre contexte, ces limites apparaissant dans le même temps comme des outils de connaissance.

2 Le modèle classique de la famille patriarcale élaboré par Gilberto Freyre [2]a plutôt donné aux études sur la famille brésilienne une orientation où celle-ci est appréhendée comme institution, l’attention portant peu sur les pratiques et les interactions de ses membres : « exagérant un peu et provocant beaucoup tout paraît indiquer qu’au Brésil un individu sans famille représente une virtualité du non-être » [3]. Roberto Da Matta [4]dit comment la maison, métaphore de la famille, et la rue, l’espace extérieur à la maison, sont deux entités fondamentales dans le fonctionnement de la société brésilienne. « La maison » et « la rue » ne désignent pas seulement des espaces géographiques mais sont avant tout des entités morales, des sphères de l’action sociale qui se construisent en opposition [5]. Un événement sera toujours interprété à partir des codes de la maison et de la famille qui sont contraires au changement et à l’histoire, à l’économie, à l’individualisme et au progrès. La maison est le lieu des liens de sympathie, de loyauté, de complémentarité, de bonté. La rue repose, elle, sur des mécanismes impersonnels. Elle renvoie au mode de production, à la lutte des classes, à la subversion de l’ordre, à la logique du système financier capitaliste… C’est un lieu dangereux, le lieu de l’individualisation, de la lutte et de la ruse [6] : « C’est un espace où chacun doit veiller pour soi, pendant que “Dieu veille sur tous” [7], comme dit le proverbe, dans des situations où l’idéologie de la maison et de la rue ne font pas sens. […] Parler de “chacun pour soi” équivaut à renoncer à un contrôle social rigide qui, d’une certaine façon, garantit la pacification des animosités et garantit l’ordre des choses » [8]. C’est un proverbe qui présente l’individualisme et les droits individuels comme négatifs ou tout au moins dangereux, proches du conflit ouvert. De ce fait, la rue est le lieu des contradictions et ces contradictions doivent être bannies de la maison « sous peine de causer un insupportable mal-être » [9]. La maison et la rue ne se confondent pas mais sont les deux faces d’une même pièce. Ce sont « des sphères de sens qui construisent la réalité et qui permettent de légitimer et moraliser les comportements par des perspectives spécifiques » [10]. Les comportements attendus ne sont pas les mêmes dans les deux sphères [11], chaque sphère induisant des attitudes, des relations, des rôles. Pour l’auteur, les classes populaires tendent à utiliser le langage de la maison comme source de leur vision du monde et les milieux supérieurs utilisent davantage le langage se référant à la rue.

3 Dans la maison, « il n’y a pas d’individus, tous sont des personnes ». Roberto Da Matta distingue les deux acceptions en définissant la première par l’individualisme négatif et la deuxième par le lien : « tous ceux qui habitent une maison brésilienne sont liés entre eux par des liens de sang, d’âge, de sexe et des liens d’hospitalité et de sympathie, ce qui permet de faire de la maison une métaphore de la société brésilienne. Les familles sont bien identifiées et avec un fort sentiment d’appartenance à la maison et au groupe, ce sont des communautés qui agissent avec une personnalité collective bien définie. De telle sorte qu’elles sont « une personne morale », quelque chose qui agit de manière unique et corporatiste, comme s’il s’agissait d’un seul individu [12]. La maison est ainsi définie comme un « espace moral », elle s’exprime dans un réseau complexe et fascinant de symboles qui font partie de la cosmologie brésilienne, c'est-à-dire de son ordre le plus profond et le plus pérenne. Ainsi la maison délimite un espace définitivement affectueux où l’harmonie doit régner sur la confusion, la compétition et le désordre [13].

4 Plus récemment, un certain nombre de travaux évoquent les transformations des relations familiales dans les classes moyennes durant les dernières décennies, les relations passant d’un modèle autoritaire et hiérarchique entre parents et enfants à un modèle plus égalitaire dans la relation [14] : un modèle de relation qui repose sur une ouverture et sur un dialogue entre égaux [15]. Cela ne signifie pas cependant que la hiérarchie n’a plus de place, comme l’illustre ce discours : « Oui, je pense que je suis dans une relation d’égalité mais je les respecte beaucoup aussi, je respecte leur autorité. S’ils me demandent de faire quelque chose, je le fais immédiatement. Je les appelle de mère et de père [16][16] » dit Cristina (19 ans, première année de droit, père : électricien ; mère : employée de maison). Dans cet article, nous nous attacherons à comprendre comment se combinent ces dimensions hiérarchiques et égalitaires en nous intéressant aux relations des jeunes adultes et de leurs parents dans le cadre de la cohabitation intergénérationnelle.

? La séparation comme outil d’analyse

5 Avant tout, il est fondamental de mentionner qu’une première étude sur la construction du « chez-soi » des jeunes adultes qui cohabitent avec leurs parents [17]a d’abord été réalisée dans le contexte français, la famille étant appréhendée en référence à la fonction d’aide à la construction des identités personnelles. Comme l’énonce François de Singly, la famille contemporaine est relationnelle au sens où les individus qui la composent sont de plus en plus sensibles à la qualité de leurs relations, au partage de l’intimité, à la construction de leur univers privé. La famille contemporaine « continue à contribuer à la reproduction biologique et sociale de la société, mais cette fonction coexiste avec une autre, tout aussi importante, la fonction de révélation du soi enfantin, puis adulte » [18].

6 Par la suite naît l’idée d’une étude comparative de la situation française et brésilienne [19]. Cependant, très vite il s’avère que l’application d’un modèle édifié dans un contexte culturel donné n’est pas opératoire : « comparer présuppose que le sens de l’indicateur soit identique dans les différents pays étudiés, ou aux différents moments de l’observation. Or rien ne garantit jamais la stabilité de la signification d’une donnée » [20]. La question principale qui orienta la recherche en France et qui fut posée aussi comme point de départ de l’étude brésilienne était de savoir comment des jeunes adultes cohabitant avec leurs parents pouvaient se définir comme autonomes. La problématique était ainsi orientée sur l’analyse des séparations des espaces individuels et familiaux. Voyons d’abord les résultats de l’étude française et ensuite les limites de son application dans le contexte brésilien.

7 Les résultats de l’étude sur la cohabitation des jeunes adultes français avec leurs parents mettent en avant trois dimensions qui définissent la cohabitation : le « chez-moi », le « chez mes parents », le « chez nous ». Ces trois dimensions sont clairement identifiables et définissent des mondes distincts les uns des autres. Le « chez moi » renvoie aux stratégies que le jeune adulte utilise pour rendre des espaces personnels : la séparation et l’appropriation. Il établit des espaces de libre rapport à lui-même et affirme un « je individuel », il protège sa vie amoureuse du regard parental par l’omission ou le mensonge : ces stratégies visent à distinguer le personnel du familial. Le « chez mes parents » se constitue en un rapport de force entre parents et enfant où l’enjeu pour l’enfant est de grignoter chaque fois un peu plus les règles parentales. Les relations s’inscrivent dans une relation asymétrique : elles imposent au jeune adulte une définition de soi en tant que « fils de » ou « fille de » dans la relation de filiation. La dernière dimension est le « chez nous », sa caractéristique principale est la « convivialité familiale ». C’est un espace de validation et de « réassurance identitaire » dans lequel l’enfant a le sentiment d’être reconnu comme partenaire de ses parents et se vit comme leur égal dans la mesure où, les relations prennent la forme d’une coopération. C’est une dimension dans laquelle le jeune adulte dépasse l’inconditionnalité de la famille pour la transformer en famille confirmée. Ainsi, dans la première dimension, le jeune adulte distingue le « je individuel » du « je familial », dans la deuxième il se définit dans la relation asymétrique de filiation et dans la troisième dimension, il se définit dans la relation de filiation mais sur un mode égalitaire. Si dans le cas français, l’étude de la cohabitation à partir de l’analyse de la séparation a permis de dégager ces trois dimensions, dans le contexte brésilien, il apparaît très rapidement que la séparation n’est pas un outil pertinent de compréhension de la construction du « chez-soi » des jeunes adultes qui cohabitent avec leurs parents. Les limites entre les trois dimensions sont difficilement identifiables et les trois mondes définis s’interpénètrent.

? Des limites floues entre espaces personnels et espaces familiaux

8 Prenons l’exemple de la chambre. Si pour les étudiants français nous pouvons dire que la chambre est l’endroit personnel et le plus personnel dans la maison familiale [21], elle n’apparaît pas avoir ce même degré de privatisation pour les étudiants brésiliens. La chambre apparaît comme un espace commun de par les contraintes spatiales et financières mais aussi de par un discours qui met en avant l’accès possible et « naturel » des parents aux mondes personnels qui ne sont pas définis comme tels : la chambre n’a pas le sens fort d’espace à soi. Pendant les entretiens, on note la résistance même de certains enquêtés à considérer la chambre comme personnelle, et parfois, une réelle incompréhension de la question de la fermeture ou de l’ouverture de la porte de la chambre : « Fermer la porte » ? De quoi ? Je ne comprends pas ». Et là, l’enquêteur fait référence à son étude réalisée en France, en expliquant que fermer la porte de la chambre et souhaiter que ses parents n’entrent pas comme ils le veulent dans la chambre de l’enfant, est perçu comme légitime par les jeunes adultes français interrogés. Les réactions sont alors étonnées voire critiques. Aussi, pour les jeunes adultes brésiliens, l’entrée des parents dans la chambre ne revêt pas la dimension de l’intrusion : les mêmes pratiques peuvent revêtir des sens différents [22]. Les étudiants français disent que même s’ils n’ont rien à cacher, ils n’aiment pas que les parents entrent dans leur territoire. Les étudiants brésiliens développent aussi l’idée de ne rien avoir à cacher et cela même leur fait dire que les parents peuvent avoir accès à un monde qu’ils ne définissent pas comme leur territoire. Autrement dit, le fait que la chambre ne soit pas définie par les enfants comme un espace privé va amener une autre perception de l’entrée des parents dans la chambre. Leur chambre est aussi une pièce de la maison.

9 Dans le cas français, un autre domaine est fortement revendiqué comme personnel et est protégé du regard des parents : celui des relations amoureuses et sexuelles. Dans le cas brésilien, ce domaine apparaît davantage contrôlé et protégé par les parents. A Rio de Janeiro, la question du lieu des relations sexuelles est un enjeu important dans les échanges parents/enfant. D’une part, les parents n’autorisent pas toujours cette relation sous leur toit et, d’autre part, ils peuvent maintenir un contrôle sévère sur les sorties et sur le fait de découcher en raison de l’insécurité qui règne à Rio. A l’intérieur comme à l’extérieur de la maison familiale le contrôle parental s’exerce de manière plus ou moins directe sur ce domaine de la vie de leur enfant. Le jeune adulte « vit alors l’ambiguïté d’être sexuellement adulte et en situation de dépendance économique et familiale, entre autres. » [23]. Les jeunes adultes disent comment il est difficile de concilier leur droit à la sexualité dans ces conditions : « Ma fiancée est venue quelques fois mais j’aimais pas et ma mère, non plus. Elle ne voulait pas qu’on dorme ensemble, seulement après le mariage. A chaque fois qu’elle est venue, elle a dormi dans la chambre de ma sœur et moi dans la mienne. » dit Eduardo. Faire chambre à part est une des conditions possibles pour que le couple puisse dormir chez les parents et une autre des conditions est de laisser la porte de la chambre ouverte. La porte de la chambre vient signer une différence : « Moi j’ai pas de problèmes, je peux fermer ma porte, mais ma sœur, quand son fiancé est dans la chambre, elle doit laisser sa porte ouverte » dit Antonio (24 ans, deuxième année de droit, père : prothésiste dentaire ; mère : manucure) qui souligne ainsi le traitement différencié des parents envers leur fille ou leur fils.

10 Effectivement, cette différence est à relever entre les jeunes femmes et les jeunes hommes, ces derniers, s’ils sont contrôlés bénéficient néanmoins d’une marge de manœuvre plus ample. Cette différence est rapportée par Sandra (21 ans, première année de sciences sociales, père : ingénieur ; mère : psychanalyste) [24], qui revendique le droit à une sexualité qui ne s’inscrit pas nécessairement dans une relation sérieuse et approuvée par les parents. Elle évoque aussi la différence de réactions de ses parents par rapport à elle et à son frère : « La question de la vie sexuelle est complètement différenciée. Mon frère a une fiancée, elle dort à la maison, il peut fermer la porte de sa chambre et personne ne va le gêner. Moi, mes petits amis ne peuvent pas dormir à la maison ». Elle dit aussi « Quand j’ai commencé à avoir trop d’autonomie, ils m’ont dit, non, tu ne peux pas fermer ta porte à clef. A ce moment-là, ils ont confisqué la clef. »La question est alors posée de savoir ce qu’était ce « trop d’autonomie » : « Fermer la porte ou plutôt pouvoir coucher avec lui dans la maison ! Je n’ai pas le droit. Ça a déjà été dit de manière explicite mais c’est même pas la peine de le dire : je ne peux pas m’enfermer avec un homme chez-moi ».

11 Certaines des jeunes femmes disent aussi comment dans les relations qu’elles ont avec le partenaire, elles peuvent éviter les relations sexuelles parce que la virginité au mariage est importante et c’est une des raisons pour lesquelles le contrôle parental maintenu sur la sexualité est sévère. Une étude réalisée sur la jeunesse et la sexualité, va dans ce sens. La virginité marque la différence de genre dans la culture brésilienne [25]. Cristina (19 ans, première année de droit, père : électricien ; mère : employée de maison) a un fiancé depuis trois ans mais quand son fiancé passe la nuit chez ses parents ou qu’elle passe la nuit chez son fiancé, chacun dort dans une chambre différente, cette séparation visant aussi à la préservation de la virginité des filles : « L’absence d’expérience sexuelle est vue comme une stratégie de sélection pour des relations qui nouent le sexuel et l’affectif dans des relations durables de type matrimonial » [26]. Maria Luiza Heilborn écrit aussi comment « le sexe est considéré comme un cadeau, cédé dans la perspective d’une alliance, qui est sa contrepartie » [27]. La question de l’autonomie dans sa dimension sexuelle se mêle à celle « du contrôle du corps féminin qui se fait encore aujourd’hui ». L’exemple fort est celui de la préservation de la virginité : « la preuve physique de l’honneur : l’hymen qui fait partie de la construction culturelle du féminin, appuyant et justifiant certains comportements et discriminations » [28]. D’une certaine manière, le contrôle de la sexualité allié à celui des sorties donne une dimension parentale à certains choix du jeune adulte qui, dans le contexte français, sont posés comme relevant du domaine personnel.

12 Ainsi, la valorisation de la virginité vient inscrire la sexualité des jeunes adultes, et surtout des jeunes femmes, dans un cadre socialement édifié : le mariage comme espace légitime de l’exercice de la sexualité. Par ailleurs, la préoccupation du jeune adulte du jugement parental sur son partenaire contribue aussi à rendre floues les limites entres domaines personnel et familial : « Je trouve que c’est important que les parents acceptent ton choix. Dans ma relation antérieure, ils ne l’ont pas accepté. Si la famille rejette la personne, je pense que c’est parce qu’il y a quelque chose. Des fois, tu es tellement amoureux de l’autre que tu ne vois pas quelque chose que, eux, ils ont vu. Je pense qu’ils ne vont pas chercher à m’éloigner seulement par caprice, pour me faire du tort. C’est parce qu’ils ont vu quelque chose que moi je n’ai pas réussi à voir. Et quand ils acceptent, les relations sont plus harmonieuses, on a de meilleures relations ». Le discours de Natalia (21 ans, première année de sciences sociales, père : ouvrier ; mère au foyer) va aussi dans ce sens : « Notre famille est évangélique, alors on a cette habitude de présenter le fiancé à nos parents, des choses comme ça plus conservatrices. Ca veut pas dire qu’on leur demande leur consentement, mais juste présenter. Dire, voilà je vous présente mon fiancé. C’est une certaine satisfaction qu’on donne à nos parents ». L’expression « donner satisfaction à ses parents » en portugais est une formulation très ambiguë qui renvoie dans le même temps à l’idée de rendre des comptes et aussi de faire plaisir. Quoiqu’il en soit, la dimension du besoin de validation y est fortement comprise. La famille apparaît ici comme un groupe fort d’appartenance qui vient valider les choix de chacun, chacun se pensant comme membre d’un groupe dans certaines décisions, décisions qui dans l’étude française apparaissent relever davantage du choix personnel.

13 Ainsi avec l’exemple de la chambre et des relations amoureuses et sexuelles nous voyons comment il est impossible de les définir par les dimensions du « chez–moi », « chez mes parents », « chez nous ». La chambre n’est pas seulement un « chez moi », c’est aussi une pièce familiale, un « chez nous » et c’est aussi un « chez mes parents » dans le contrôle de la fermeture de la porte. Les relations amoureuses et sexuelles relèvent aussi du « chez-moi », « du chez mes parents » et du « chez nous » : le choix du conjoint n’est pas seulement affaire individuelle et l’exercice de la sexualité est fortement sous contrôle parental et social d’autant plus que le climat d’insécurité de Rio, qu’il soit réel ou utilisé comme prétexte au contrôle des sorties, rend difficile l’exercice de ce type de relation à l’extérieur de la maison familiale.

? Gestion commune du quotidien familial

14 Voyons maintenant un autre versant de la question de la séparation des zones individuelles et familiales en l’appréhendant à partir de zones qui pourrait être codées à priori, comme parentales. De manière transversale, l’interdépendance des membres dans la famille brésilienne est très présente dans les discours, quelque soit le degré de difficultés économiques de la famille et l’une des caractéristiques de cette interdépendance est la mise à disposition du groupe des compétences individuelles, qu’elles proviennent des parents ou des enfants. Ce partage de compétences vient aussi brouiller l’identification de zones qui se définiraient comme individuelles ou comme parentales. Antonio (24 ans, deuxième année de droit, père : prothésiste dentaire ; mère : manucure) ouvre le courrier de ses parents et surtout les lettres de la banque : « J’ouvre leur courrier, si jamais il y a quelque chose qu’ils ne comprennent pas. Surtout des choses qui viennent de la banque, leurs cartes de crédit ». Cristina (19 ans, première année de droit, père : électricien ; mère : employée de maison) participe aussi à la gestion du quotidien de la famille sous une autre forme : « Ma mère respecte beaucoup mes opinions sur les choses de la maison. Je dis toujours, maman, il faut que tu fasses ceci, il faut que tu fasses cela. Ma mère ne contrôle pas beaucoup les choses. » Elle dit comment elle intervient dans les décisions en rapport avec la scolarisation et l’éducation de ses frères et sœurs : « L’éducation de ma mère pour ma sœur n’est pas bonne. Elle lui laisse trop de liberté, elle ne lui met pas de limites ». Elle rend compte aussi d’un droit de regard sur d’autres décisions parentales : « Mon père a une maison de plage. Mais il ne peut pas ! Il n’a pas les moyens de l’avoir et ça, ça provoque pas mal de disputes chez moi. Je parle, mais il ne… Je ne me sens pas respectée et ça apporte beaucoup de conflits ». Elle n’a pas été consultée pour cet investissement et dit : « Ils n’auraient pas dû. Ils n’ont pas les moyens ! ».

15 Cristina va jusqu’à définir une partie de sa relation avec ses parents comme une forme de prise en charge : « Des fois, je suis la mère de ma mère et la mère de mon père. Mon père est très fragile à cause de problèmes psychologiques. Et je conseille aussi ma mère dans sa relation avec lui. Mon père aussi. Il me dit, viens voir, ta mère est comme-ci, comme ça. Je dois toujours conseiller les deux. Je ne voudrais pas avoir ce rôle, je ne voudrais pas être autant mêlée dans ces problèmes de la maison mais il faut que je prenne cette position pour les résoudre. Ca finit par me perturber. » Elle ajoute : « Leur mariage n’est pas mûr, il n’a pas mûri. Il y a beaucoup de problèmes dans la manière dont l’un s’occupe de l’autre ». Quand le compte bancaire parental est géré avec l’aide de l’enfant, quand celui-ci prête une oreille attentive aux difficultés de son père ou de sa mère, non pas en tant que parent mais en tant que conjoint, quand l’enfant intervient dans les choix éducatifs de ses frères et sœurs, il s’agit moins d’une répartition de tâches en fonction de zones définies comme parentales et comme individuelles que d’un partage défini en termes de compétences individuelles. La gestion des différents domaines de la vie quotidienne est commune sans que ces domaines aient des connotations plutôt « individuels parentaux » ou plutôt « individuels personnels ».

? Une catégorie culturelle : le « parent-ami »

16 La difficulté à identifier des zones individuelles et familiales culmine avec la notion du « parent-ami ». Cette notion est récurrente dans les discours des étudiants brésiliens : « Mon père, c’est aussi mon ami », « Ma mère est ma meilleurs amie », « Tes plus grands amis, ce sont tes parents ». « O pai amigo » et « a mãe amiga » sont des expressions répandues au Brésil comme au Portugal et Roberto Carlos, un des chanteurs les plus populaires du Brésil a même mis cette idée en chanson. Il n’est pas aisé de la traduire du portugais au français dans la mesure où bien entendu la conception de la famille dans chacune des sociétés influe sur son sens. Dans le contexte français, les jeunes adultes interrogés rapportent les domaines familial et amical comme étant bien distincts. Dans cette distinction, chaque domaine renforce ses limites par rapport à l’autre : on choisit ses amis, on ne choisit pas sa famille. Claudia Barcellos Rezende [29]questionnant cette intersection entre « parent » et « ami » dit aussi l’importance pour les individus de l’élection qui caractérise l’amitié et qui s’articule à l’autonomie individuelle et comment elle intervient dans la notion du « parent-ami ». Elle tient compte des âges des enquêtés et souligne que pour les plus âgés (45-50 ans), quand il s’agit des relations avec les parents et les frères et sœurs, la personne semble se percevoir de manière plus passive, comme si elle ne participait pas à la construction et à l’évolution de la relation. Les plus jeunes (20-30 ans) se sentent, eux, davantage impliqués dans la construction de la relation. Ainsi, dans la notion du « parent-ami » pour les plus jeunes, la participation de chacun dans la construction de la relation est mise en exergue.

17 Cependant, paradoxalement dans certains discours, c’est moins l’élection qui apparaît comme le terreau de cette participation que l’inconditionnalité de la relation familiale : « Pour moi, (le parent-ami) c’est la personne qui t’aime, si tu es dans une situation où tu as besoin d’aide, elle t’aide. Elle t’aime : si tu as besoin, je t’aide. Et sans se dire, si je t’aide, un jour, tu devras m’aider aussi » dit Flavio (21 ans, deuxième année d’études de nutritionniste, père : musicien ; mère au foyer). Il met au centre l’amour inconditionnel qui permet l’aide désintéressée et sans obligation de réciprocité. Il précise la différence entre le parent et l’ami : « Les parents, il y a beaucoup plus de respect et même une très grande reconnaissance : ils m’ont donné la vie, tout ce que je suis aujourd’hui, je leur dois. Donc, j’ai un degré d’intimité beaucoup plus grand avec mes parents qu’avec un ami ». Les liens du sang sont ici valorisés alors que justement nous pourrions objecter que pour cela même ce n’est pas une relation choisie. A la question de savoir comment il isole « le père » dans cette idée du « père-ami », il répond : « C’est compliqué de distinguer le père de l’ami. Des fois, je discute avec mon père et on dit des bêtises, on s’amuse aussi. Des fois, c’est même moi qui dit à mon père, papa, tu dit des bêtises ». Les relations amicales apparaissent ici comme la référence, « le modèle d’inspiration » [30]des relations familiales. En même temps, si l’identification est peu aisée, les définitions de père et d’ami ne se confondent pas puisque la définition de l’ami se dessine en creux et, de ce fait même, vient renforcer celle de parent.

18 L’idée du fils ou de la fille comme étant ami (e) de ses parents peut aussi être développée : « Je les aide en tant que fille. Je suis leur amie. » dit Elaine (24 ans, quatrième année de gestion administrative, père : ouvrier ; mère au foyer) et dans l’explication qu’elle donne, la définition de « fille de » et « amie de » sont intrinsèquement liées : « Même dans la relation amoureuse, j’ai peur de les décevoir un jour. J’ai toujours eu peur d’une grossesse adolescente. Mes relations sont très récentes. J’évitais même d’avoir des relations amoureuses, de me lier sincèrement avec quelqu’un pour ne pas arriver à une intimité excessive. Je suis très préoccupée. J’ai très peur de les décevoir aussi dans ce domaine. Jusqu’à aujourd’hui je ne peux pas les aider physiquement, financièrement, alors je veux les aider en tant que fille ». L’ambiguïté atteint son sommet : je suis leur amie c’est les aider en tant que « fille de ». Cette idée rend central l’aspect relationnel. Les relations qu’entretient cette jeune femme avec ses parents ont évolué vers une relation de partenariat où elle dit, entre autre, être présente pour écouter ses parents s’ils en ressentent le besoin. Dans un contexte français, ce type de relation est présenté comme s’inscrivant davantage dans des relations amicales. D’une certaine manière, de « fille de » elle peut se définir aussi comme « amie de », c’est-à-dire comme un soutien sur lequel ses parents peuvent compter dans des domaines dépassant strictement la relation intergénérationnelle. Le parent est vu comme un « individu individualisé » [31]dans le sens où ses problèmes conjugaux, financiers, de gestion des factures peuvent avoir une place dans des échanges qui placent parents et enfant dans une relation d’égalité. Cette jeune femme évoque dans l’entretien, son objectif de soutenir ses parents financièrement quand sa position professionnelle le permettra. Pour l’instant, elle met en œuvre dans sa relation actuelle une vision de l’aide en terme de soutien relationnel, elle insiste sur l’importance de la proximité relationnelle et de l’éviction des conflits comme un des moyens de cette aide. Si pour les jeunes adultes français, nous avons vu comment le conflit pouvait davantage intervenir dans l’affirmation et la distinction entre les zones personnelles et les zones communes, pour les jeunes adultes brésiliens l’objectif est moins une relation d’égal à égal passant par la création de zones individuelle que par la participation de chacun au bien-être de la famille.

? Le contrôle protecteur

19 Cependant cette participation au bien-être familial et à l’évolution des relations parents-enfant qui peut se définir du côté de l’égalité n’est pas exempte d’autorité, autorité que nous qualifierons de protectrice : « C’est pour ton bien, me disent-ils ! » rapporte Sandra (21 ans, première année de sciences sociales, père : ingénieur ; mère : psychanalyste). Cette phrase contient toute l’ambiguïté de la combinaison des dimensions hiérarchiques et égalitaires dans la cohabitation intergénérationnelle. Le discours de Renato (20 ans, première année d’études d’informatique, père : électricien ; mère couturière) développe aussi cette idée : « Mes parents me bichonnent [32]beaucoup. Ils ne me laissent pas prendre le bus, ils ne veulent pas que je sorte le soir ». Le contrôle sur les sorties est légitimé par le climat de violence de Rio de Janeiro, le contrôle de la virginité peut prendre le sens d’une protection contre une grossesse indésirée.

20 Ainsi la cohabitation des étudiants français avec leur parents apparaît comme une « individualisation protégée » caractérisée par la séparation : un « chez-soi » fortement défini par la dimension individuelle et la recherche d’espaces d’autonomie. Pour le cas brésilien, on peut nommer cette cohabitation de « contrôle protecteur ». En effet, nous avons vu comment les limites ne sont pas clairement définies entre les trois mondes dans la mesure où la dimension familiale sous tend fortement la dimension individuelle et parentale. De plus, la figure du « parent-ami » vient définir le cercle familial comme un espace fortement privatisé qui contient en son sein des relations qui sont vues dans le contexte français comme s’établissant dans des zones extérieures à la famille et pouvant ainsi échapper au contrôle parental. Dans le cas brésilien, le jeune adulte apparaît avant tout appréhendé comme membre du groupe familial tout en étant considéré dans une égalité de place dans la relation au « parent-ami ». Cette égalité se niche dans le paradoxe de la protection ou, soit, « du contrôle pour le bien de l’enfant ». Dans ce contexte, la dimension égalitaire caractéristique de l’autonomie semble en partie se définir dans une relation de protection, ce qui fait poser la question de savoir ce qu’est l’égalité sous protection. De ce fait, la famille apparaît comme « un sanctuaire, plus qu’un lieu de lutte et de désaccord. Un nid plus qu’une usine (…) où les choses du dehors, du monde et de la rue n’atteignent pas, par ses nouvelles valeurs de l’individualisation et de la subversion son bon et vieil ordre établit par les différences de sexe, d’âge et de sang » [33]. Si la dimension relationnelle existe, elle semble bien conditionnée en partie par la place occupée par chacun dans la famille. La relation est fortement définie, d’une part, par l’affection et d’autre part, par les compétences de chacun mises à la disposition du fonctionnement du groupe. Reprenons la distinction que fait Roberto Da Matta : avant d’être individu, chacun est une personne, c'est-à-dire membre de la famille, et plus qu’au service de la réalisation individuelle, la relation est mise au service du bien-être du groupe familial.

Notes

  • [1]
    Cet article s’appuie sur une étude par entretiens (huit étudiants et huit étudiantes ont été interrogés) réalisée à Rio de Janeiro qui avait pour objectif la comparaison de la situation des étudiants brésiliens et français cohabitants avec leurs parents. Nous nous proposions de mettre en relation les définitions de l’autonomie pour des étudiants français et brésiliens : dans quelle mesure elles se rapprochent, comment se différencient-elles, que révèlent-elles du type de relation parents/enfant ainsi que de la définition de l’adulte. Les personnes interrogées appartenaient à la classe moyenne, milieu dans lequel se développe le discours de changement introduit par l’individualisation. Notons aussi que nous ne voulons en aucun cas donner l’impression de généraliser ces résultats à l’ensemble du Brésil, si par commodité nous parlons « d’étudiants brésiliens », la rigueur voudrait que nous les nommions « étudiants cariocas », c'est-à-dire habitant Rio de Janeiro.
  • [2]
    Gilberto FREYRE, Casa grande e senzala, Rio de Janeiro, Nova Aguilar, 1977.
  • [3]
    Clarice PEIXOTO EHLERS, Michel BOZON, « Apresentação », Interseções. Revista de estudos interdiscipolinares. Dossiê Comportamentos familiares, Rio de Janeiro, UERJ, n° 2, 2001, pp. 25-29.
  • [4]
    Roberto DA MATTA, A casa e a rua. Espaço, cidadania, mulher e morte no Brasil, Rio de Janeiro, Rocco, 1987.
  • [5]
    Malgré le fait quelle date de presque deux décennies, cette étude est centrale pour comprendre la société brésilienne.
  • [6]
    En portugais : « malandragem » Les traductions sont à mettre à notre actif. Certains extraits en langue portugaise seront néanmoins conservés en note, la traduction étant déjà une interprétation de sens, nous voudrions éviter d’aller jusqu’à la trahison de certaines expressions propres à la langue portugaise.
  • [7]
    En portugais : « Deus olha por todos »
  • [8]
    Roberto DA MATTA, A casa e a rua. Espaço, cidadania, mulher e morte no Brasil, Rio de Janeiro, Rocco, 1987, p. 59.
  • [9]
    Ibid., p. 55.
  • [10]
    Ibidem., p. 48.
  • [11]
    Notons qu’il désigne une troisième sphère, « l’autre monde » qui renvoie aux croyances symboliques et religieuses omniprésentes dans la société brésilienne.
  • [12]
    Roberto DA MATTA, O que faz brasil, Brasil ?, Rio de Janeiro, Rocco, 1989, p. 24.
  • [13]
    Ibid., p. 27.
  • [14]
    Servulo FIGUEIRA, « O moderno e o arcaico na nova familia brasileira : notas sobre a dimensão indivisivel da mudança social », Uma nova familia ? O moderno e o arcaico na familial de classe média brasileira, Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 1986, pp. 11-30. Gilberto VELHO, Subjectividade e sociedade : uma expériencia de geração, Rio de Janeiro, Jorge Zahar Editor, 1986.
  • [15]
    Silvia FIUZA, « Identidade jovem em camadas médias urbanas ». Comunicação do PPGAS, Rio de Janeiro, n°18, 1990, pp. 47-82.
  • [16]
    « Os chamo de mãe e de pai ».
  • [17]
    Elsa RAMOS, Rester enfant, devenir adulte. La cohabitation des étudiants chez leurs parents, Paris, L’Harmattan, Coll. Logiques Sociales, 2002.
  • [18]
    François de SINGLY, Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, coll. Essais et Recherches, 1996, p. 15.
  • [19]
    Je tiens à remercier le Réseau français d’études brésiliennes pour le financement de cette étude.
  • [20]
    Jacques COMMAILLE, François de SINGLY (dir.), « Les règles de la méthode comparative dans le domaine de la famille. Le sens d’une comparaison », La question familiale en Europe, Paris, L’Harmattan, pp. 7-30, 1997, p. 14.
  • [21]
    Elsa RAMOS, « La défense d’un “petit monde” pour un jeune adulte vivant chez ses parents », in François de SINGLY, Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Paris, Nathan, 2000, pp. 155-176.
  • [22]
    Jean-Claude. KAUFMANN, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Paris, Nathan, coll. Essais et Recherches, 1992.
  • [23]
    Mary GARCIA CASTRO, Miriam ABRAMOVAY, Lorena BERNADETTE DA SILVA, Juventude e sexualidades, Brasilia, UNESCO, 2004, p. 69.
  • [24]
    Sandra semble faire partie des fractions dans lesquelles naissent les principes de construction de l’identité moderne : « les fractions les plus diplômées de la population, notamment au sein du groupe des femmes ayant fait des études supérieures » (François de SINGLY, Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Paris, Nathan, coll. Essais et recherches, 2000, p. 17).
  • [25]
    Mary GARCIA CASTRO, Miriam ABRAMOVAY, Lorena BERNADETTE DA SILVA, Juventude e sexualidades, Brasilia, UNESCO, 2004.
  • [26]
    Ibid., p. 74.
  • [27]
    Maria Luiza HEILBORN, Sexualidade. O olhar das ciências sociais, Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 1999, p. 94.
  • [28]
    Ibid., p. 83.
  • [29]
    Claudia BARCELLOS REZENDE, « Amigos como irmãos e pais amigos : a interseção de categorias e valores em um discurso carioca », Interseções. Revista de estudos interdiscipolinares. Dossiê Comportamentos familiares, Rio de Janeiro, UERJ, n° 2, 2001, pp. 199-211.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    François de SINGLY, Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, Paris, Armand Colin, 2003.
  • [32]
    « Meus pais me mimam muito ». « Mimar » possède à la fois l’idée ambiguë voire paradoxale de contrôle et de protection. C’est une attention délicate qui est en même temps une surprotection et qui ne favorise ni l’autonomie, ni les discours de contestation du contrôle parentale dans la mesure où c’est « pour le bien de l’enfant ».
Elsa Ramos
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/rf.003.0127
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Union nationale des associations familiales © Union nationale des associations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...