La longue citation qui va suivre est extraite d’un entretien avec un harrag tunisien résidant actuellement à Paris. Le récit que fait Elyes de sa traversée clandestine offre une sorte de phénoménologie fine, pénétrante, sans fioritures, des sentiments et des pensées qui assaillent le corps et l’esprit du migrant tout au long de son acte migratoire à haut risque, défiant les verrous frontaliers. Le caractère traumatique de cette expérience se scelle au moment irréversible du départ qui reste ancré dans la mémoire du candidat comme celui de « la remise en soi aux passeurs » (Laacher & Mokrani, 2002) – cruauté de ce passage, de cette expérience singulière, vécue par des individus singuliers, où le harrag se glisse pour ainsi dire dans la peau du passeur. Ce récit que je livre en guise d’entrée en matière, à l’état brut, me servira de tremplin pour évoquer ensuite les situations cliniques variées d’où sont issues mes principales hypothèses.
Au tout début il faut savoir que celui qui est pris par la mer est un disparu et celui qui en sort est un nouveau-né. On est partis à 23 heures. Nous étions plongés dans l’obscurité et il faisait un froid à fendre les pierres. Dans l’embarcation, tous les passagers étaient obligés de rester accroupis à cause du manque de place. Mes vêtements étaient mouillés. L’embarcation était très petite. Il y avait le chauffeur, un Italien, cinq personnes devant moi et trois derrière. La houle était forte et les vagues que nous prenions de face nous faisaient perdre l’équilibre…