1La recherche d’un professionnel de santé mentale se voit dotée de nouveaux contours. En effet, nous observons une augmentation des critères demandant l’appartenance du professionnel à des groupes identitaires ou une forme d’« habilitation » dans l’accueil de questions spécifiques d’oppression, ou encore le critère désignant des professionnels comme étant safe. Il s’agit d’un phénomène récent et peu discuté mais dont la visibilité s'accroît tant au niveau des médias et des réseaux sociaux qu’au niveau des débats académiques. Dans un texte publié dans la revue brésilienne Forum, Arraes (2015) pointe la « récurrence », dans des groupes sur les réseaux sociaux, de la demande de recommandation de « psychologues habilités à accueillir la problématique du racisme ». Il ajoute que « parmi les recommandations timides, une pluie de témoignages apparaît. »
2Ces premières ponctuations nous permettent de soulever quelques questions : que veut dire « habilitation » ou « supposé savoir » dans l’accueil et le traitement de problèmes liés à des situations d’oppression ? Que signifie un professionnel de santé mentale safe ? Si la recherche de professionnels safe ou « habilités » devient « récurrente », quel serait le moteur d’une telle quête ? Arraes (2015) nous offre une première piste avec ses considérations sur le vécu des patients qui chercheraient, par le biais de certains critères liés au professionnel, à garantir une « zone neutre » (safe) dans leurs analyses ou thérapies.
3Nous souhaitons, avec le présent travail, questionner la demande pour des psys safe à partir de la réflexion sur l’articulation entre réalité socioculturelle et travail analytique, en considérant les régimes de normativité et leur mise en scène dans le champ clinique. Nous partirons d’une délimitation de l’émergence de la conception de « neutralité » (safe) et de « sécurité » afin d’interroger les sens que revêtent ces notions chez les professionnels de la santé mentale. Nous questionnerons la recherche d’un professionnel de santé mentale à partir du thème du psy safe dans le contexte français mais aussi dans son articulation avec l’appartenance à des catégories identitaires au Brésil.
La conception de « zone neutre » (safe space)
4Santos et Polverel (2016) tracent un parallèle entre la recherche d’un psy safe et la formation de zones neutres au sein de l’activisme féministe, comme par exemple les collectifs féministes. Quelques ponctuations historiques dans le but de retrouver le surgissement de la conception de « zone neutre » (safe space), ainsi que ses déploiements, peuvent contribuer à la discussion du phénomène que l’on observe dans l’espace clinique.
5Dans le cas des mouvements des femmes, le terme « zone neutre » apparaît à la fin du XXe siècle et depuis lors se voit utilisé dans des contextes variés, tant dans ceux où la participation d’une catégorie identitaire déterminée est restreinte (les communautés de femmes, antiracistes, féministes, etc.) que dans les contextes « inclusifs », tels ceux des classes d’école qui se prétendent accueillir les différences (Roestone Collective, 2014).
6La conception de « sécurité » (safety) constitue l’élément central dans les communautés engagées à créer des conditions de non-oppression. Fox et Ore (2010) soulignent qu’aux États-Unis, depuis les années 1990, des communautés universitaires s’engagent dans la création de « zones neutres » pour homosexuels, bisexuels et transgenres, compte tenu de la présence de l’hétéronormativité et de l’homo/bi/transphobie, ainsi que de l’importance d’accorder de la visibilité à ces questions.
7Fox (2007) décrit ainsi que, dans les années 1990 aux États Unis, des affiches et des stickers composés par des triangles rose ou arc-en-ciel [1], accompagnés du terme safe space apparurent dans les universités comme des symboles de visibilité et d’acceptation. Ces espaces ont été initiés dans les campus universitaires avec le programme Gay, Lesbian, and Straight Education Network’s Safe Space (GLSEN), au début des années 1990 dans le but de créer de la visibilité et des programmes pour les étudiants LGBT. Le lancement du projet se faisait avec des programmes de formation dont l’objectif était de rendre l'environnement éducatif sûr pour ces étudiants, en les protégeant des situations de préjugés et de discrimination. Ce programme existe toujours et, dans sa page d’accueil sur Internet [2], sa mission est définie comme étant celle de « créer des écoles sûres et affirmatives pour tous, indépendamment de leur orientation sexuelle, identité ou expression de genre ». [3]
8Dans le contexte du programme, le symbole safe space indiquerait un lieu où l’on pourrait parler librement de son identité. Les étudiants et employés qui porteraient le sticker auraient participé au préalable à un atelier de sensibilisation aux questions gay, lesbiennes, bisexuelles et transgenres – il s’agirait ainsi de personnes safe, ce qui signalerait aux étudiants LGBT qu’ils pourraient s’approcher et retrouver auprès d’eux du soutien (Fox, 2007).
9La même logique de création de « zones neutres » apparaît dans le champ politique. Manda Green (2004) nous offre un exemple issu du contexte français permettant d’illustrer les fondements théoriques qui soutiennent une telle conception. Selon l’adaptation de Drude Dahlenrup – cité par Green (2004) – de la théorie de la « masse critique » à la vie politique, un groupe minoritaire dans une assemblée n’est en mesure ni de se libérer de la norme dominante ni d’agir de manière différente afin de mettre en œuvre des projets spécifiques. Parmi les facteurs qui y contribuent, Green (2004) souligne l’isolement des femmes parlementaires (dont la représentation, bien qu’ayant augmenté, demeure minoritaire), l’inertie des institutions idéalisées et longtemps dirigées par des hommes, la difficulté du groupe minoritaire de s’affirmer face au dominant, entre autres.
10Green (2004) considère que la création, en France, des Délégations aux droits des femmes et à l’égalité des chances modifie la position d’une minorité, ce qui potentiellement peut engendrer des transformations. De telles délégations peuvent promouvoir une représentation substantive en créant une « zone neutre ». Manda Green (2004) articule ainsi la constitution de « zones neutres » – avec la prétention de préserver des espaces extérieurs aux rapports de force quotidiens – depuis le constat que les membres d’une minorité sont soumis à une vulnérabilité différenciée, qui conduit à une pression (réelle ou intériorisée), les rendant moins libres et pouvant produire de la soumission à la norme ou la tentative de se placer « en dehors de la norme ».
11Ainsi, le terme safe space apparaît associé à des mouvements sensibles aux situations d’oppression et de discrimination, et à la tentative de garantir des espaces où de telles situations ne seraient pas reproduites dans la sphère clinique. En effet, « il s’agit d’éviter des rencontres avec des professionnels qui nient ce que vivent ces patients de la réalité du préjugé » (Santos & Polverel, 2016, p. 3).
Le phénomène psy safe et la neutralité en question
13La demande de psys safe fit l’objet de réflexions pour Santos et Polverel (2016) dans le contexte français, et l’on observe un phénomène similaire au Brésil. On note ainsi souvent la demande d’appartenance du professionnel « psy » au même groupe identitaire du patient, ce qui fut discuté dans une étude brésilienne mené par Ferraz et Tourinho (2016).
14En France, les professionnels de santé mentale considérés safe apparaissent listés sur le site Psysafe [4]. Dans ce contexte, la définition de safe se réfère à la non-reproduction des oppressions existant dans le champ social et, de ce fait, le psy safe est « un.e professionnel.le capable de recevoir des personnes concernées par les identités MOGAI (marginalized Orientations Gender and Intersexe), des personnes travailleurs.euses du sexe, racisées, etc. et subissant des discriminations systémiques spécifiques » parce que « un.e psy safe a conscience de ces discriminations, les prend en compte et cherche à les exclure de ses pratiques. » (http://psysafeinclusifs.wixsite.com/psysafe)
15Le site souligne qu’il ne s’agit pas d’être un spécialiste de tous ces champs mais en effet d’assumer un cadre politiquement non-neutre au vu des oppressions issues du champ social et d’avoir comme but de ne pas les reproduire. Le cadre non-neutre favoriserait la « protection » par rapport à la « pathologisation par méconnaissance, victimisation, déni des réalités oppressives » (Ibid.).
16En ce qui concerne la réalité brésilienne, Ferraz et Tourinho (2016) soulignent l’élargissement des critères à propos du professionnel, qui, désormais, comprennent la demande d’appartenance du professionnel à des groupes non-hégémoniques (noirs, femmes, homosexuels, transgenres, etc.) ou la possession d’un savoir supposé sur des mouvements sociaux déterminés. Les auteures considèrent qu’il existe des différences entre un patient qui demande un psy safe et un professionnel de santé qui annonce ses services comme étant ceux d’un psy safe. À propos de ceux qui cherchent un professionnel de santé mentale, elles soutiennent que cette recherche est mobilisée par des fantasmes et qu’il ne serait pas pertinent de critiquer ou de restreindre les moyens par lesquels ils adressent leurs demandes. En revanche, il est nécessaire d’interroger le positionnement des professionnels face à ces demandes, sans déconsidérer les risques inhérents à la supposition, de la part des psychanalystes, d’une position ou d’une place de psy safe.
17Nous constatons un point de convergence entre les études brésiliennes et françaises : la compréhension du phénomène doit prendre en compte la normativité que l’on retrouve parfois dans le champ psychanalytique, tant du point de vue de la clinique que de celui des productions académiques, ce qui justifierait une « méfiance légitime à l’égard de la psychanalyse. » (Ferraz & Tourinho, 2016, p. 8)
18Il est important de rappeler, comme indique Santos (2017), que d’autres champs des sciences sociales ont déjà discuté la normativité de la psychanalyse, critiques dont les références majeures sont les travaux de Deleuze et Foucault. Plus récemment, cette question commence à être pensée dans le champ même de la psychanalyse, dans les dialogues avec d’autres champs de connaissance. Perelson (2018), appuyée sur Jean Allouch, affirme que la psychanalyse se voit contestée à cause des préjugés qu’elle véhicule.
19Dans une perspective foucaldienne, où l’on considère les interrelations entre productions discursives et effets sociaux, Laufer (2010) souligne l’importance d’interroger les discours, les champs d’application et les pratiques des professionnels « psy », posant ainsi la question : « Un ‟psy” est-il un savant, un scientifique ou un préfet de police, un procureur ? » (p. 97).
20Également en ce sens, Santos et Polverel (2016), s’appuyant sur un article de Laufer (2014), problématisent le fait que, à partir des années 1970, de nombreux psychanalystes se sont présentés, au nom de la psychanalyse, en tant « qu’experts de la santé mentale ». Ce faisant, ils ont occupé indûment la place du spécialiste dans le champ de la sexualité et ont assumé une position normative et pathologisante, responsable de la production d’une « méfiance légitime » à propos de la neutralité supposé des psychanalystes.
21Cette problématisation est réitérée par divers psychanalystes français – tels que Geneviève Morel, Jean Allouch, Michel Tort et Monique David-Ménard – et brésiliens, parmi lesquels nous soulignons Joel Birman. À ce propos, nous rappelons les interrogations que David-Ménard formule lors d’un entretien avec Judith Butler (2015), après avoir constaté l’implication d’une grande partie de la psychanalyse en tant qu’institution, dans des schémas de développement hautement normatifs et pathologisants : « Alors, est-ce que l’institution peut travailler contre elle-même ? Est-ce qu’elle peut travailler contre ses propres schémas ? Ça c’est la question contemporaine. C’est la question que posent les trans, les gays, les lesbiennes et les sujets queer : pourquoi la psychanalyse ? C’est quoi votre problème ? » (Butler et al., 2015, p. 12)
22Un premier point intéressant : dans le site Psysafe, la non-neutralité est posée comme condition de la non-reproduction de situations d’oppression. Cette position semble être à l’opposé de l’idée amplement répandue et fortement défendue que, dans le milieu psychanalytique, le cadre neutre permettrait une clinique non-normative. De ce fait, il serait pertinent d’analyser le sens de « neutralité » dans ces deux contextes, afin d’interroger s’ils sont effectivement contraires ou bien s’ils sont compatibles.
23Dans Conseils aux médecins sur le traitement analytique (1912), Freud établit de façon claire les termes définissant ladite neutralité de l’analyste, postulée comme condition nécessaire pour que l’analyste puisse se soumettre à la règle de l’attention flottante, contrepartie de la règle de l’association libre exigée du patient. Si le patient, obéissant à la règle de l’association libre, doit communiquer à l’analyste tout ce qui lui vient à l’esprit, sans critique ou sélection, l’analyste doit se soumettre à l’attention flottante. En ce faisant, il doit prêter la même attention à tout ce que lui communique l’analysant et s’abstenir de faire des sélections selon ses propres attentes ou inclinations car, s’il le fait, il risque de falsifier ce qu’il entend et « ne jamais trouver rien d’autre que ce que l’on sait déjà » (Freud, 1912, p. 72). Freud insiste : « Il doit tourner vers l’inconscient émetteur du malade son propre inconscient en tant qu’organe récepteur. » (Ibid., p. 76)
24Dans quel sens, à partir des termes freudiens, est-il possible à l’analyste de respecter la stricte obédience à la règle qui définit son travail ? En d’autres mots, quelles sont les recommandations freudiennes pour que l’analyste ne se détourne pas de la règle directive de son travail ?
25Premièrement, selon Freud, l’analyste doit garder une froideur émotionnelle, mettre de côté tous ses sentiments, même la solidarité humaine et l’ambition thérapeutique, cette dernière étant définie comme « plus dangereuse que tout. » (Ibid., p. 75) D’après lui, « Réussissent le mieux […] ces cas où l’on procède comme sans intention, où l’on se laisse surprendre […] et qu’on affronte constamment sans prévention et sans présupposition. » (Ibid., p. 74. Deuxièmement, l’analyste « n’a le droit de tolérer en lui-même aucune résistance » (Ibid., p. 76), c’est-à-dire, il ne doit pas permettre que ses complexes interfèrent dans la compréhension de ce que lui dit le patient. Ainsi, il observe : « tout refoulement non résolu chez le médecin correspond […] à une ‟tache aveugle” dans sa perception analytique » (Ibid.). Donc l’analyste, soutient Freud, doit « être opaque pour l’analysé et, telle la surface d’un miroir, ne rien montrer d’autre que ce que lui est montré. » (Ibid., p. 78)
26Comme nous pouvons le constater, les recommandations freudiennes prennent le sens d’un avertissement au psychanalyste contre le risque que le traitement soit dirigé à partir de ses propres présuppositions, expectatives ou inclinations – même si de façon « bien intentionnée ». Ces recommandations mettent également en garde le psychanalyste contre le danger de l’interférence possible sur le traitement de ses propres complexes refoulés. Six ans plus tard elles seront confirmées, lorsque Freud soutient le refus catégorique à ce que les analystes imposent à leurs patients leurs propres idéaux ou qu’ils cherchent à les former à leur propre image. (Freud, 1918)
27Après avoir rappelé les principaux termes freudiens qui définissent la notion de neutralité de l’analyste – et qui nous permettent de soutenir que l’exigence freudienne de la neutralité existe au nom de la non-normativité de la clinique – il nous semble pertinent de souligner deux observations importantes faites par Laplanche et Pontalis (1983/2007) à propos des limitations de sa mise en pratique. D’abord, si l’attention flottante implique, comme nous l’avons vu, que l’analyste soit neutre quant aux valeurs et aux idéaux religieux, moraux et sociaux, elle « n’implique ni ne garantit une souveraine ‟objectivité” de celui qui exerce le métier de psychanalyste. » (p. 267) Ensuite, si l’on considère que la fonction de l’analyste est exercée par une personne réelle, il est indéniable qu’« il s’agit évidemment là d’une exigence limite. » (Ibid.)
28Afin d’aborder les limites de la neutralité et ses incidences dans la réalité, plus particulièrement dans la réalité sociale, il nous paraît plus que pertinent de reprendre les arguments développés par la psychanalyste brésilienne Virginia Bicudo. En effet, ses réflexions des débuts des années 1970 nous aident à interroger la pratique contemporaine de l’analyste jusqu’à la question du psy safe. Ana Paula Musatti Braga (2016) insiste sur la grande pertinence de Bicudo dans l’abord de cette thématique : « Peut-être certains n’ignorent-ils pas que la première femme qui fit une analyse en Amérique Latine était une femme noire. Que la première personne à écrire une thèse sur les relations raciales au Brésil était une femme noire. Et aussi que la première psychanalyste non-médecin du Brésil était une femme noire. Peut-être savez-vous déjà que toutes ces accréditations appartiennent à une seule femme : Virginia Leone Bicudo. » (p. 1)
29Braga souligne le grand contraste entre, d’un côté, la participation active de Bicudo dans les premiers moments de la psychanalyse brésilienne et de l’autre, l’oubli actuel de ses contributions. Braga (2016) considère l’importance de retrouver le parcours de cette analyste et se propose de le faire en cherchant les marques de sa réalité sociale, ce qui la conduit à un texte où Bicudo discute précisément « l’incidence de la réalité sociale dans le travail analytique » (p. 73), dont nous nous servirons afin de lancer une réflexion sur la question de la neutralité.
Réalité sociale et travail analytique
30Dans un article sur la question des noirs dans la psychanalyse, Ana Paula Musatti Braga et Miriam Debieux Rosa (2017) discutent le silence dans la majorité des études psychanalytiques à propos des multiples formes d’inégalités au Brésil (sociale, de genre, raciale). Elles considèrent que cette omission constitue une forme de consentement, et les auteures nous rappellent notre implication dans ces questions. Si l’analyste et l’analysant sont inscrits dans une réalité sociale, de surcroît marquée par des situations de préjugé et d’oppression, comment penser la possibilité de reproduction de ces marques dans l’espace clinique ? Lorsque Bicudo (1972/2016) souligne l’importance de notre discernement dans l’espace de travail analytique face à l’incidence de la réalité sociale chez le patient et chez l’analyste, elle soulève des considérations importantes nous permettant d’aborder la question.
31L’auteure pointe combien la réalité sociale est nécessairement présente dans ce que le patient amène en analyse tandis que, en revanche, l’analyste ne devrait pas la porter à la scène analytique. Puisque les deux, analysant et analyste, sont inscrits dans la réalité sociale et que ce dernier doit rester vigilant afin que les aspects de sa réalité ne fassent pas partie du travail analytique, une telle exigence « place l’analyste sous une double contingence : dans le même temps qu’il participe à la réalité sociale, il doit s’en abstraire en situation analytique. » (Bicudo, 2016/1972, p. 78)
32 Cette nécessité demande chez l’analyste la capacité de « se séparer » de la réalité sociale, laissant à l’extérieur du travail analytique certaines sphères de sa vie comme « ses préjugés, ses idiosyncrasies, ses préférences, ses idéologies religieuses, raciales, politiques et pseudo-scientifiques. » (Ibid., p. 79) Cette exigence est justifiée par l’orientation technique de la neutralité qui, selon Bicudo, n’implique pas l’aliénation sociale mais plutôt l’exigence de ne pas mélanger ses points de vue personnels, préjugés, idéologies, etc. dans le contexte clinique, de sorte qu’« en situation analytique, l’analyste n’est pas religieux, agnostique, politique ou apolitique, raciste ou antiraciste. » (Ibid., p. 82)
33Virginia Bicudo fit ces affirmations dans les années 1970 mais nous retrouvons quelque chose de très similaire dans un article récent d’Ambra, Laufer et Silva Junior (2018), où ces derniers discutent la cisnormativité. Les auteurs rappellent que même un analyste « cisnormatif » ne doit imposer cette position à aucun analysant trans, vu que la fonction de l’analyste se réfère au champ de l’inconscient et non à « l’ensemble de certitudes, ce que la psychanalyse a coutume de qualifier de ‟moi” ou ‟ego”. (p. 231)
34À partir de ces deux études, il découle que l’imposition ou la direction du traitement à partir de positions relevant de « certitudes » (politiques, religieuses, morales, etc.) n’a pas de place dans le champ analytique – ce qui nous ramène à la question de la neutralité analytique.
35À propos de l’entrée de Virginia Bicudo dans la Société Brésilienne de Psychanalyse de São Paulo, Braga (2016) pointe combien la position de l’auteure « semble être en accord avec la position supposée de neutralité défendue par la Société. » (Braga, 2016, p. 16) Neutralité qui, maintes fois, « est prise comme argument pour la déconsidération d’une distribution inégalitaire des opportunités et de droits au Brésil » (Braga et Rosa, 2017, p. 92), mettant en évidence l’omission du champ social sous l’argument de la singularité du sujet et de la neutralité de l’analyste.
36Néanmoins, nous considérons que Bicudo (1972/2016) apporte quelques nuances à cette question, ramenant même des insights qui vont dans un autre sens. Un premier point se réfère à la perception de l’absolue impossibilité de séparation d’avec la réalité sociale, point qui devient évident dans différents passages du texte, y compris lorsqu’elle a recours à Freud afin de traiter cette question : « Une étude chronologique de l’œuvre de Freud mettrait en évidence combien les travaux du maître furent marqués par les événements historiques de son époque, fait qui souligne une fois de plus les interrelations dans deux sens – du psychique vers le social et du dernier vers le premier. » (Bicudo, 1972/2016, p. 90)
37Il nous paraît fondamental de situer Freud dans son contexte historique car cela permet de penser que l’analyste, situé dans un moment historique donné, est inscrit dans un régime de normes déterminé. À propos de ce point, Bicudo (1972/2016) fait appel à une citation de Léon et Rebecca Grinberg, pour qui « un analyste sans idéologies, de même que sans contre-transfert, serait un robot. » (Ibid., p. 91)
38L’idée de la « neutralité » de l’analyste pourrait nous conduire à supposer qu’il s’agirait de quelque chose de facile à atteindre, comme s’il était possible de « séparer » ce que l’analyste apporte dans l’espace analytique. Bicudo (1972/2016) soulève des questions quant à cette possibilité, de la même façon dont le site Psysafe semble nous rappeler que nous sommes nécessairement inscrits dans des rapports de pouvoir et que nous reproduisons inévitablement des préjugés ; nous devons donc rester vigilants.
39Bicudo (1972/2016) associe la « neutralité » à une « mise entre parenthèses » des aspects de la réalité sociale, afin que l’analyste ne les ramène pas à la scène analytique. Pourtant, dans différents passages du texte, l’auteure questionne si ceci est de fait possible, comme par exemple lorsqu’elle affirme qu’il « est évident que, en tant qu’être social, l’objectivité de l’analyste est délimitée par l’amplitude de l’insight que l’être humain peut atteindre » (Bicudo, 1972/2016, p. 89), ce qui semble indiquer pour l’auteure que la neutralité de l’analyste existe en tant qu’idéal, peut-être inatteignable.
40Si l’on considère que l’analyste, tel l’analysant, est inscrit dans la réalité sociale – et donc dans un régime de normes déterminées qui le con-forment – la question se pose quant aux interdépendances entre réalité sociale, normativité et travail analytique. Comment pouvons-nous discuter ces articulations et comment cette réflexion peut-elle nous aider à penser le phénomène de la recherche d’un psy safe ? Nous allons reprendre quelques travaux académiques consacrés à ce thème pour ensuite tenter d’esquisser des articulations.
La normativité dans le travail analytique
41Afin de discuter la demande des psys safe, nous estimons important de nous baser sur des éléments qui nous indiquent comment la reproduction de situations d’oppression peut avoir lieu dans le champ clinique et comment les patients peuvent les vivre. Notre point de départ sera donc l’analyse de matériaux qui nous apportent un éclairage sur la question, dans le contexte brésilien.
42Dans un texte publié dans une revue web en 2015, Arraes présente le témoignage de patients qui racontent la reproduction de situations d’oppression dans des espaces cliniques. Parmi ces témoignages, une femme affirme que, face à son récit de situations de racisme, une psychologue blanche interpréta sa parole comme une victimisation et une transformation de situations « normales » en racisme. La femme, partie à la recherche d’un autre professionnel, raconte qu’après cinq séances, lorsqu’elle put parler de la souffrance liée au racisme, la nouvelle psychologue lui demanda si elle croyait à l’existence actuelle du racisme. Suite à ces événements et malgré l’évocation d’une dépression, cette femme cessa de chercher un suivi psychologique. Elle ajoute plus loin dans son témoignage que durant longtemps elle douta de son vécu et qu’aujourd’hui elle ne pouvait envisager une thérapie qu’avec un professionnel noir. Elle croit que de cette façon le ou la psychologue aurait de l’empathie et aurait peut-être même « vécu des faits similaires. » (Arraes, 2015)
43Arraes souligne qu’il ne s’agit pas d’un fait isolé et il introduit le témoignage d’une autre femme, dont le récit de situations de racisme et de discrimination est questionné par un psychologue. Celui-ci lui demande s’il s’agit vraiment de racisme, en affirmant que « le racisme n’existe pas » et en ajoutant qu’au Brésil les « métisses » sont valorisées. Cette femme raconte avoir trouvé un groupe de femmes noires et féministes dans lequel elle put parler des souffrances liées au racismes et au sexisme, ce qui l’amena à penser que le militantisme fit pour elle ce que la thérapie fut incapable de faire : « Le militantisme était ma thérapie, la psychologie n’a rien fait pour moi » (Ibid.).
44Il nous paraît fertile d’examiner, sous la lumière des apports de Santos et Polverel (2016) ce qui semble être conçu comme un analyste non safe dans le site Psysafe. Il s’agit d’un professionnel « dont l’écoute serait excessivement compromise par le bruit des certitudes issues du régime de normes de son temps. » (Santos & Polverel, 2016, p. 3) Un analyste qui interprète la parole de l'analysant comme victimisation ou comme « la transformation de situations ‟normales” en racisme » ne serait-il finalement pas en train de nier la réalité du préjugé ? Et ce sous la forme d’une prétendue intervention psychanalytique qui signalerait une non-implication de l’analysant dans sa plainte ?
45Laufer (2016), définit la « minorité » « comme constituée par la confiscation de la parole du sujet lui-même et de l’usage qu’il peut faire de son propre corps » (p. 25), ce qui nous semble être le cas dans l’attribution de « racisme inversé » ou « victimisation » à la patiente, qui voit sa parole « confisquée » par celui qui occupe le lieu du savoir. Nous rappelons que, comme souligne aussi Laufer (2016), le discours scientifique peut également contribuer à cet effet lorsqu’il se constitue « en tant que parole d’autorité́ et d’expertise. » (p. 25)
46Lorsque Santos (2018) discute la question de la normativité dans la psychanalyse, elle convoque son champ épistémologique mais aussi les études de genre afin de rappeler que Judith Butler souligne l’impossibilité de la séparation entre le sujet et les formations discursives qui le constituent, de façon à ce qu’il soit impossible de concevoir « une parole qui puisse se produire ‟en dehors” des normes. » (p. 28) Si la normativité est aussi présente dans le travail analytique, il serait pertinent de reprendre la question du sens de la « neutralité » telle que présentée par le site Psysafe et le sens de la neutralité analytique. Même si la non-neutralité défendue par le site Psysafe semble s’opposer au cadre neutre revendiqué par le milieu analytique, nous considérons qu’en réalité il n’y a pas d’opposition.
47Dans les témoignages qui dénoncent les situations d’oppression dans la clinique, il est évident que ni la règle freudienne ni les orientations de Bicudo à partir de cette dernière, n’ont été respectées, étant donné que l’affirmation d’un « racisme inversé » ou de « victimisation » marque une tentative d’orientation du travail analytique à partir des présuppositions et des préjugés de l’analyste. Que ce soit à partir des propositions du site Psysafe ou du sens de la neutralité analytique proposée par Freud, de telles situations seraient critiquées car, dans les deux cas, il est attendu que le professionnel n’apporte pas au travail analytique ses propres positionnements – parmi lesquels, là encore, ceux qui pourraient être susceptibles de reproduire des situations d’oppression.
48La quête de psys safe semble pointer les limites et les difficultés soulignées par Laplanche et Pontalis (1983/2007). Nous considérons en effet qu’il s’agit d’une « exigence limite » (p. 267), puisque la fonction de l’analyste est exercée par une personne réelle et donc insérée dans la réalité sociale (Bicudo, 1972/2016). De ce fait, son écoute peut être « excessivement compromise par le bruit des certitudes issues du régime de normes de son temps. » (Santos & Polverel, 2016, p. 3)
49À partir de nos considérations, nous estimons qu’il est possible de situer autrement la demande des psys safe, notamment en considérant dans quelle mesure elle nous implique en tant que professionnels de la santé mentale. Lorsque Braga (2016) constate à quel point nombre d’entre nous méconnaissons les travaux de Virginia Bicudo, elle souligne : « Ceci nous conduit à nous demander comment cet oubli ou cette invisibilité nous concerne également. » (p. 2) De même, nous estimons important de nous interroger sur la façon dont la demande de psys safe nous concerne nous, analystes.
Notes
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[1]
Fox (2007), nous rappelle que, dans les camps de concentration dans l’Allemagne nazie, des triangles roses et noirs étaient utilisés respectivement par les hommes gays et les femmes lesbiennes. Dans les années 1970, le mouvement gay (Gay Liberation Movement) reprit le triangle rose comme symbole de la persécution subie par les gays et les lesbiennes. Dans les années 1980, l’organisation ACT UP (AIDS Coalition to Unleash Power) récupéra et inversa le triangle, le transformant en marque de résistance active. L’arc-en-ciel apparut en 1978 lors du San Francisco Freedom Day Parade et devint le symbole mondial de la fierté gay.
- [2]
-
[3]
‟Our mission is to create safe and affirming schools for all, regardless of sexual orientation, gender identity, or gender expression” (https://www.glsen.org).
- [4]