CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Témoigner s’entend en deux sens. Témoigner engage un type de subjectivité affectée par une nécessité intérieure et impérieuse qui se formule dans le « je témoigne que », c’est-à-dire je l’atteste. Mais témoigner engage également le soi dans sa relation aux autres, vis-à-vis desquels ou devant lesquels on rend témoignage, « on témoigne pour ». Pour soi et pour les autres, — les communautés ou les traditions qui le reçoivent et le comprennent —, mais qu’il peut aussi contester comme injuste, le témoin rend présent ce qu’il atteste. Il est donc une médiation. En témoignant, le témoin parle donc de lui mais également d’une forme d’altérité en lui, capable de le mobiliser et à laquelle il rend témoignage. Interprète de l’absolu dans son témoin, le témoignage est à interpréter.

2Le témoignage a retenu de très près l’herméneutique philosophique de Paul Ricœur. De son sens quasi empirique, celui du témoin d’un procès, à sa signification religieuse, celle du témoin de la foi, en passant par sa signification morale, le témoin vivant du bien dont il témoigne, le témoignage apparaît comme un concept très riche. Se trouvant au croisement du juridique, de l’historique, de l’éthique et du religieux, le témoignage trouve, dans les analyses de Paul Ricœur, son principe unificateur dans le concept d’identité narrative [2]. Autrement dit l’interprétation ricœurienne du témoignage relèvera d’une herméneutique du texte. Pour Paul Ricœur, nous chercherons à le montrer, le témoignage dans le témoin est texte. Le témoin ne sera donc pas l’homme de l’immédiateté en qui l’absolu se manifesterait, ou se révélerait en nous marquant par son autorité. Le témoignage ne frappera pas, il donnera à penser. À la voie d’une herméneutique de la production qui pourrait s’interroger sur la constitution du soi en témoin ou sur le moment de la rencontre, Paul Ricœur opposera la voie d’une herméneutique de la réception, axée sur l’analyse d’un accueil du témoignage. De ce fait, le témoin serait certes une médiation, mais interprétable comme médiation textuelle. Le concept d’identité narrative honore ce projet, mais il a également un autre rôle.

3Parler d’identité narrative, c’est-à-dire d’un soi qui se raconte dans une confrontation aux médiations et aux pré-compréhensions du monde commun, c’est donner l’occasion au témoignage de passer insensiblement d’un pôle d’extériorité, celui de narrateur d’une action dont il n’est pas l’acteur mais dont il a été le témoin, à un pôle d’intériorité, celui d’une constitution progressive de soi dans l’attestation. L’attestation vient prolonger dans le champ de l’identité personnelle l’activité testimoniale. La diversité des figures du témoignage, dont on ne pourrait omettre ici la dimension littéraire ou narrative, trouve son unité dans la constitution interne du témoin pour lequel le dire est un vivre. Le témoignage, en même temps qu’il est un récit (raconter des choses vues ou entendues…), est un acte ayant une répercussion intérieure (l’engagement du soi dans la parole donnée). Nous retrouvons ici contractée toute une poétique de l’action : dans le temps du vivre, le témoignage est le récit par un soi d’autre chose que de soi, attestation devant et pour l’autre. Il est une manière de raconter l’engagement du bien dans la trame historique d’une existence.

4Cette définition éthique du témoignage nous amènera à présenter les développements d’une pensée du témoignage qui a fait subir à ce concept de profonds aménagements. Comme nous aurons l’occasion de le montrer, la définition narrative du témoignage est tardive chez Paul Ricœur. De fait, si l’on constate la récurrence du concept de témoignage tout au long de l’œuvre du philosophe, c’est au prix d’une reprise théorique conséquente dans laquelle le prisme paradigmatique du texte joue un rôle fondamental. C’est la raison pour laquelle Paul Ricœur adjoindra au concept de témoignage, qui apparaît bien formalisé dans son œuvre dès 1972, celui d’attestation. Là où le témoignage est un concept issu de ce que l’on pourrait désigner comme étant une anthropologie du point de vue pratique, le concept d’attestation relèverait plutôt de considérations linguistiques et narratives. Cette précision faite, il nous faudra élucider et définir la place respective que Paul Ricœur accorde au témoignage et à l’attestation dans son parcours philosophique, puisque ces deux concepts se trouvent au cœur de sa pensée de l’éthique sans toutefois que l’un et l’autre se confondent. Disons pour le moment, que le témoignage nous situera donc plutôt du côté de la vie morale, dimension arétique de l’éthique, là où l’attestation convoquera plutôt l’appel axiologique à la normativité, dimension déontologique de la moralité.

5Témoignage et attestation ne sont donc pas synonymes, constituant au contraire deux modes d’entrées différents pour une juste compréhension de la vie morale. L’usage et l’apparition de ces deux concepts posent donc un certain nombre de questions. Le couple des concepts témoignage et attestation ne participe-t-il pas d’une tentative générale visant la réconciliation de deux manières de penser l’activité pratique, c’est-à-dire, selon la distinction proposée par Paul Ricœur lui-même, les morales de la vertu et les morales du devoir ? Le témoignage et l’attestation ne constituent-ils pas l’occasion par laquelle articuler deux soucis majeurs pour le penseur de la moralité, à savoir la juste description de la vie morale et la justification de la norme morale attestée et vécue ? L’éthique du témoignage n’est-elle pas en dernière instance la construction d’un formidable appareil théorique visant à poser une herméneutique morale en lieu et place des pensées de la fondation ultime en morale, substituant à la problématique du fondement du bien la problématique de l’attestation ?

6Après avoir reconstitué la genèse du concept de témoignage dans l’œuvre du philosophe, puis examiné les caractéristiques respectives de ces deux concepts de témoignage et d’attestation, nous retrouverons en dernier lieu la problématique d’une poétique de l’action autour de la question d’une figuration testimoniale du bien.

1 – Histoire du concept de témoignage dans la pensée de Paul Ricœur

7Depuis la contribution remarquable, L’herméneutique du témoignage[3], apportée au colloque de Enrico Castelli à Rome parue en 1972, jusqu’à la Préface à la réédition de l’œuvre de Jean Nabert, L’expérience intérieure de la liberté et autres essais de philosophie morale en 1994 [4], l’examen du témoignage demeure une préoccupation majeure dans la pensée herméneutique de Paul Ricœur.

8Significativement, ces deux dates forment comme un hommage et une reconnaissance de dette à l’égard de la philosophie de Jean Nabert qui constitue, aux yeux de Paul Ricœur, la seule (philosophie) qui ail développé le thème d’une herméneutique de l’absolu et du témoignage[5]. En effet, l’article de 1972 se présentait comme inspiré par la pensée de Jean Nabert, tout de même que la préface de 1994 rend hommage à une pensée dont Paul Ricœur se reconnaît le débiteur concernant le thème du témoignage, thème qu’il a entre-temps considérablement enrichi de ses propres concepts, notamment celui d’attestation. Il propose ainsi, en clôturant cette préface, d’articuler ensemble témoignage et attestation, parlant d’une dialectique spécifique : entre attestation « intérieure » de l’esprit et témoignage « extérieur » de la vie[6]. Si le témoignage appelle l’attestation, c’est parce qu’une saisie pertinente de l’activité pratique exigerait de ne pas séparer la constitution d’un soi attestant l’absolu et l’institution d’un monde juste dans le témoignage vécu de cet absolu.

9Cette articulation du témoignage et de l’attestation nous apparaît comme le centre de toute la philosophie morale de Paul Ricœur. Mais on ne peut bien la comprendre qu’à la condition de bien saisir le trajet et l’élaboration qui se sont progressivement opérés entre le texte de 1972 et la préface de 1994. En effet, entre ces deux dates, de grands ouvrages sont publiés qui contribuent à préciser une poétique du récit qui constituera de plus en plus clairement ce paradigme du texte qui conduira vers une poétique de l’action. Il s’agit en 1975 de La métaphore Vive, de Temps et récit, tomes 1 à 3 entre 1983-1985, et Du texte à l’action, en 1986. Mais tous ces textes publiés n’abordent pas franchement, voire pas du tout, la question du témoignage. Entre temps, en 1977, dans un article intitulé Herméneutique de l’idée de Révélation[7], le philosophe revient sur le témoignage dans le cadre d’une analyse de l’expérience de la révélation. Ce n’est qu’après une longue gestation, en 1989, avec l’article Emmanuel Lévinas, penseur du témoignage[8], que Paul Ricœur reprend explicitement la réflexion sur ce thème. Cela culminera en 1990 avec ce texte majeur de la philosophie contemporaine qu’est Soi-même comme un autre. C’est dans ce dernier ouvrage que le philosophe forge le concept d’attestation dont nous essayerons de montrer la richesse pour la philosophie morale.

10Si nous résumons, entre 1972 où Paul Ricœur présente une définition vigoureuse de la philosophie du témoignage comme philosophie pour qui la question de l’absolu est une question sensée, une philosophie qui demande à joindre à l’idée de l’absolu une expérience de l’absolu[9], et 1990 où Paul Ricœur élabore le concept d’attestation, indiquant d’ailleurs dans une note que l’attestation est le mot de passe de tout ce livre[10], il se passe dix-huit années pendant lesquelles, en consacrant l’essentiel de son travail à l’analyse des textes, des récits, de leur portée figurative et narrative. Grâce à cela, le philosophe forge une poétique du texte suffisamment forte pour aller s’exercer dans les contrées de l’action. L’herméneutique du texte pourra servir une herméneutique de l’action grâce à cette poétique dont le paradigme du texte est le concentré, et qui repose sur une interprétation active de la mimesis comme imitation créatrice.

11Si la continuité et la parenté n’apparaissent peut-être pas clairement entre témoignage et récit, puis entre attestation et narrativité, et, d’un point de vue méthodologique, entre éthique et herméneutique, elles ne sont pas pour autant introuvables. L’ouvrage Du texte à l’action propose, dans une utilisation paradigmatique du texte pour décrire l’action, les éléments permettant le passage d’un monde à l’autre. En abordant l’éthique comme un mode spécifique du discours, à savoir cette normativité que décrit une sémantique de l’action, et comme la constitution de règles d’interprétation de l’action permettant une construction de soi dans le temps, il est possible de comprendre comment témoignage et poétique du texte s’articulent. L’éthique se définirait ainsi comme mise en forme du temps de l’action, et comme occasion d’une interprétation de soi dans le temps de la confrontation avec la dimension axiologique de la règle. L’initiative du récit de soi a pour pendant le récit de l’initiative [11]. Ceci suppose, et c’est l’hypothèse que nous faisons, que témoignage et attestation sont des concepts unifiant l’ensemble de l’œuvre du philosophe, philosophie du langage et philosophie de l’action, dans une poétique de l’action, quoique Paul Ricœur préfère utiliser l’expression de poétique de la volonté[12].

12Témoignage et attestation, dans leur relation dialectique, appellent à une rencontre réciproque entre une anthropologie pratique représentée par le témoignage, et une herméneutique du soi portée par l’attestation. Dans le cadre de la philosophie morale et de la poétique de l’action à l’œuvre chez Paul Ricœur, nous pouvons même observer comment témoignage et attestation se répartissent entre éthique et morale. En établissant, dans Soi-même comme un autre, la distinction entre éthique et morale, Paul Ricœur nous donne à penser que le témoignage relèverait de l’identité éthique alors que l’attestation participerait d’une identité morale.

13Cette distinction peut être l’occasion de lever l’indétermination, que nous avons maintenue délibérément jusque-là, entre éthique et morale. Il y a dans le témoignage une forme de permanence de soi dans le temps, ce que nous appellerions un « enduré de soi », dont la fidélité à la promesse, l’engagement dans le temps de l’agir, et la responsabilité de son acte définissent le type d’identité. Cette dimension éthique du témoignage, Paul Ricœur la désigne comme étant un maintien de soi, lequel est essentiellement éthique[13]. Mais la différence entre éthique et morale devient nécessaire lorsque au témoignage, catégorie essentiellement anthropologique, on adjoint l’attestation, concept herméneutique. En effet, le témoignage peut être décrit dans les termes qui caractérisent l’éthique, c’est-à-dire essentiellement le développement de la vie bonne, attachée au concret de l’existence. L’éthique désignerait donc le pôle téléologique de la moralité, participant des morales que l’on peut qualifier d’arétiques. Ce pôle téléologique représente dans la pensée de Paul Ricœur son héritage aristotélicien. L’éthique participe encore de la dimension anthropologique dans la mesure où elle est précisément inscription dans les signes de l’histoire d’une certaine interprétation du bien. Le témoignage est justement cette médiation figurante en laquelle un soi se raconte dans le temps concret du vivre. Le témoignage est englobé dans le champ de l’éthique parce qu’il relève du singulier, celui d’une personne engagée dans des réseaux sociaux, des traditions plurielles et des relations fortes.

14Toutefois, le témoignage risquerait fort de donner de la vie morale une interprétation un peu simpliste, si ne lui était adjoint le pôle vertical ou axiologique de l’attestation. En effet, le témoignage pourrait être enfermé dans la singularité de son histoire, faisant de la vie morale une affaire strictement personnelle, c’est-à-dire « subjective » au mauvais sens du terme. L’ « enduré de soi » ne saurait être le seul critère grâce auquel évaluer une action, sans risquer la dérive relativiste ou contextualiste. Aussi la distinction que fait Paul Ricœur entre éthique et morale a-t-elle pour objectif de prémunir l’éthique du témoignage de ces dérives en venant proposer le moyen de la faire passer au crible de la critique et à l’aune de la normativité universelle. L’éthique du témoignage doit pouvoir satisfaire au caractère obligatoire, normatif et contraignant attaché à la morale. La morale est donc pour l’éthique le moment de son évaluation puisqu’elle lui fait passer l’examen du critère de l’universalité. Ce qui est vrai du témoin singulier doit pouvoir l’être pour tout autre agent moral. Ce moment déontologique représente chez Paul Ricœur son héritage kantien. C’est le concept d’attestation qui portera ce dernier puisque l’attestation est irruption dans la vie bonne d’une exigence d’universalité. L’attestation pourrait ainsi être pensée comme une mise à l’épreuve du témoignage, non pour anéantir ce dernier mais pour permettre au témoignage d’être toujours plus juste en se développant avec justesse. Si le témoignage est une visée éthique, l’attestation doit permettre de préciser en quoi cette visée est une visée de la vie bonne. L’attestation donne donc au témoignage, en tant qu’elle est affirmation originaire de l’autre, qu’est le bien en soi, son orientation. L’attestation définit pour le témoin comment s’orienter dans l’action puisque le caractère catégorique de la loi morale exige, dans la tradition kantienne qui sert ici de référence, que la maxime de l’action qui guide le témoin puisse être érigée en loi universelle. Mais il faut observer dans le même temps que l’éthique donne à la morale un contenu, à savoir la richesse des explorations grâce auxquelles il est possible de comprendre ce que vivre justement veut dire. Pour plagier Kant, nous pourrions dire que le témoignage sans attestation est aveugle mais que l’attestation sans témoignage est vide.

15Pour mieux comprendre en quoi l’attestation peut servir de crible pour l’éthique du témoignage, il suffit de porter quelque attention à l’interprétation que Paul Ricœur donne de ce que Kant dans sa philosophie pratique désigne comme fait de la raison. Paul Ricœur réfère explicitement le fait de la raison à l’attestation [14]. C’est dire que dans l’autonomie de la personne morale, personne qui se donne à elle-même la loi, il y a une certaine part de passivité puisque le soi est ici affecté par de l’autre que soi qui fait irruption en lui et qui s’impose comme un fait, à savoir, le fait de la raison. L’attestation est précisément la reconnaissance en soi du lien entre la loi de la raison et l’autonomie. Dans l’attestation la loi se figure et prend visage. Ce qu’il y a et demeure incompréhensible dans l’irruption morale ou dans la question de l’ « origine du bien », prend pourtant figuration dans le soi l’attestant. L’attestation de la loi pose ainsi que la morale existe et que c’est elle qui peut permettre d’évaluer et de purifier l’éthique du témoignage. Les intuitions, que le témoin porte, de ce qui lui semble être une visée du bien doivent pouvoir être éclairées, pour ne pas être des illusions, par cette épreuve que constitue le passage à la mesure de l’attestation qui élimine, au nom de l’universalité de la loi, les impasses dans lesquelles elles peuvent sombrer. La morale juge l’éthique pour permettre à l’éthique plus de justesse.

16La dialectique entre témoignage et attestation, si elle recoupe celle qui articule éthique et témoignage, se fait en définitive au profit d’une primauté de l’éthique puisque, comme le fait remarquer Paul Ricœur, la morale doit recourir à l’éthique parce que l’éthique enveloppe la morale [15]. Nous ferons remarquer que, avant de se prolonger dans cette sagesse pratique qui est en définitive une éthique purifiée par la morale, le passage de l’éthique à la morale est rendu possible par une activité poétique justifiant l’expression de poétique de l’action. C’est, dans le cadre de ce qui nous préoccupe, un point essentiel puisque implicitement il s’agit de reconnaître le rôle que joue l’imagination morale dans la philosophie pratique. On va de l’éthique à la morale par l’image dans le cheminement de Paul Ricœur. Notable est, en ce sens, la place qu’il consacre à la figure d’Antigone puisque cette figure de la tragédie rend sensiblement présente, c’est-à-dire en imagination, la loi universelle de la moralité dans la vie éthique. Theo de Boer, commentant cette place particulière consacrée dans cette petite éthique ricœurienne à Antigone, écrit : Le récit « schématise » ou visualise les règles éthiques. La tragédie dramatise la problématique morale — comme le fait Antigone —, mais ne prétend pas à une validité universelle. Ce n’est pas la tâche de l’auteur de défendre une morale, mais celle du philosophe[16]. L’importance de la schématisation ou de la visualisation du bien, que donne ce portrait du bien qu’est le témoignage sensible, permet d’ouvrir par figuration à l’universalité de la norme. C’est une philosophie de l’image, celle que nous cherchons à travers le paradigme du portrait en éthique, qui doit permettre de rendre intelligible ce que l’image rend sensible, à savoir la force de présentification de la normativité dans le témoignage.

2 – De l’herméneutique du témoignage à l’herméneutique du soi

17Le passage du témoignage à l’attestation chez Paul Ricœur, rendu possible par une nouvelle interprétation de la mimesis, définie comme augmentation iconique, n’est pas sans dette, nous le signalions précédemment, à l’égard de la façon dont Jean Nabert, lui-même marqué par l’importance de la pensée kantienne, avait exposé le problème du témoignage. Le passage de la question du témoignage à celle de l’identité narrative manifestera donc la conversion de la question testimoniale des catégories nabertiennes vers les catégories ricœuriennes.

18La philosophie de Jean Nabert, principalement dans l’ouvrage Éléments pour une éthique[17] et dans l’article Le divin et Dieu[18], d’inspiration néokantienne, reste résolument une philosophie de la conscience. En effet, Jean Nabert pense l’agir moral, dans sa figuration historique, au travers de catégories déjà éloignées de la sublimité morale ou du respect pour la loi morale. Il est d’ailleurs remarquable d’observer qu’il privilégie dans ses analyses l’importance de sentiments moraux comme la faute, la solitude, autant d’irruptions de la normativité dans la vie morale que la réflexion se chargera ensuite de reprendre et d’analyser. L’entrée dans la moralité se fait par l’histoire vécue de la normativité en des témoins, agités par les sentiments divers qui les affectent. Bien agir n’est pas pour le témoin simplement illustrer une idée morale a priori. Le témoin n’est pas un exemple d’application parmi d’autres, et par là indifférent, d’une loi morale dont la forme et le contenu seraient déjà définis. Au contraire, chaque témoignage donne à chaque fois l’occasion à la moralité de prendre un visage nouveau. Comme le dit Jean Nabert, avec le témoignage : une sorte de personnalisation de l’absolu devient possible[19]. Le témoin est un interprète de la moralité.

19Jean Nabert entrevoit donc dans cet article, dans l’insistance qu’il met à décrire cette personnalisation du bien, la possibilité de redéfinir les relations de l’esthétique et de l’éthique, exportant le travail qui s’opère dans l’art, (que l’on pense au sublime mais également à l’interprétation musicale qui n’est pas une imitation mais bien une forme de « création ») dans le domaine de l’éthique. Jean Nabert, en formulant ainsi l’acte testimonial, prépare le terrain pour les analyses de Paul Ricœur qui développera cette herméneutique du témoignage en se servant du paradigme du texte. Le témoignage est une interprétation au sens où le témoignage demande à être interprété (c’est toute l’importance de l’herméneutique du texte qu’apporte et qu’importe Paul Ricœur en philosophie morale), mais également au sens où le témoignage est une interprétation, l’acte d’un interprète joignant l’universel et le singulier dans son mouvement.

20Mais c’est dans l’ouvrage inachevé, publié à titre posthume sous le titre Le désir de Dieu[20], principalement au livre III, Métaphysique du témoignage et herméneutique de l’absolu, que Nabert fournit véritablement et pleinement une philosophie du témoignage. Il y formule ce qui pourrait être considéré comme la présentation classique du problème du témoignage, à savoir : que doit être le témoignage pour être une expression absolue de l’absolu ? La difficulté que soulève le témoignage appartient plus globalement à la difficile détermination du statut des médiations dans la vie morale. Similaire à la problématique de l’expression, la question du témoignage relève d’une dialectique de la forme et du fond. C’est-à-dire : comment s’assurer que le témoignage de l’absolu ne trahit pas, dans la forme qu’il prend, l’absolu, tout en sachant que l’absolu a besoin de la forme du témoignage pour s’exprimer ? Paul Ricœur reformule cette difficulté en se demandant : Comment, en effet, conjoindre l’intériorité de. l’affirmation originaire et l’extériorité d’actes et d’existences que l’on dit témoigner pour l’absolu ?[21]

21Ce problème d’expression, Jean Nabert cherche à le résoudre en utilisant à propos du témoignage le schème de l’incarnation, là où Paul Ricœur reprendra le paradigme du texte et de l’activité narrative. La définition nabertienne de l’incarnation est d’ailleurs assez significative de cette différence : Ce passage du spirituel dans sa pure intériorité à la parole ou à l’acte proprement dit, voilà ce qui est l’Incarnation[22]. Dans le témoignage, ce qui s’incarne ce n’est rien qui pourrait se suffire à soi et se passer de l’incarnation : c’est ce qui se conquiert par l’incarnation une réalité qui lui ferait éternellement défaut. Ce n’est rien qui passe dans le réel en demeurant identique à soi et en prenant seulement figure[23]. Le témoignage n’est donc pas une catégorie hégélienne. Il opère une figuration unique, insubstituable et indépassable de l’absolu de la moralité dans l’histoire.

22Cette interprétation originale du témoignage dont Paul Ricœur se trouve l’héritier n’est toutefois pas sans poser de problèmes. Si le témoignage est une figuration de l’absolu, comment départager parmi les différents témoignages ? Est-il possible de discriminer entre bon témoignage et faux témoignage, voire contre témoignage ? Dire que la loi morale a besoin de son incarnation singulière en ses témoins pour advenir, n’est-ce pas vouer celle-ci à la relativité, car comment s’assurer que le témoin ne s’est pas construit une interprétation de la normativité à la hauteur de ses seules attentes ? L’enjeu soulevé par ces questions sera celui d’une critériologie du témoignage.

23Paul Ricœur se démarquera de cette interprétation nabertienne en prolongeant l’herméneutique du témoignage par une herméneutique du soi. Jean Nabert demeure toutefois pour lui une référence, puisqu’il le place dans la position de médiateur entre Heidegger et Lévinas, attendant de cette philosophie qu’elle permette de creuser le sillon d’une philosophie où l’attestation de soi et la gloire de l’absolu seraient co-originaires[24].

24C’est comme penseur de l’identité narrative que Paul Ricœur retrouve Jean Nabert pour lui restituer une place. Les témoignages de vies bonnes, la rencontre d’autres vies permettent une herméneutique du soi, un approfondissement de soi en nous lançant par le biais de ces vies qui comptent, des questions qui comptent. L’accroissement de soi se fait dans la rencontre de ces autres que soi qui rend possible le déchiffrage de la vie intérieure. Dans le même mouvement, la réception des témoignages s’inscrit dans un monde traversé par des traditions qui exercent une veille critique sur ceux-ci et qui les discriminent, cherchant à voir comment ils peuvent faire tradition, la poursuivre ou la confronter.

25Dans l’article intitulé Emmanuel Lévinas, penseur du témoignage, Paul Ricœur élabore une grille de lecture permettant de départager différentes pensées du témoignage : celles de Heidegger, de Nabert et de Lévinas. Il retient pour cela deux critères : le thème de la hauteur et le thème de l’extériorité, deux thèmes dont la jonction lui semble caractériser une philosophie qui mérite le titre de « philosophie du témoignage »[25].

26De fait, la philosophie du témoignage, qui prend au sérieux la question de l’absolu, pose comme majeure la référence à la hauteur. Ce concept, que l’on trouve chez Emmanuel Lévinas mais qui prend la couleur de l’affirmation originaire chez Jean Nabert, signifie l’irruption de l’axiologie, l’expression de la normativité, de la requête ou de l’assignation éthique. Le témoignage reconnaîtrait l’appel de l’exigence éthique, requête en soi de ce qui vient de beaucoup plus loin que soi, requête à laquelle on ne saurait se soustraire. Tout témoignage est l’expérience d’un absolu, fût-il vécu comme question. Mais on demeurerait dans une expérience égotique, ou au mieux « mystique », si à ce pôle de la hauteur n’était adjoint immédiatement le pôle de l’extériorité. Le témoignage ne peut faire l’économie, en tant que capacité figurative, le mot est sans doute déjà trop fort pour caractériser la pensée d’Emmanuel Lévinas, d’une confrontation avec l’inscription temporelle. Le témoignage se heurte ici à la difficile tâche de figurer l’absolu sans le trahir dans l’existence. Le témoignage tente de donner figure, visage, à l’absolu. La dimension d’extériorité attachée au témoignage devrait permettre de dire : Je reconnais existant ce qui est seulement pour moi idée[26]. Le témoin, en donnant vie à l’idée d’absolu, nous assure que l’on peut vivre de ce dernier.

27Si le thème de la hauteur nous assure d’une référence à la verticalité axiologique, et si le thème de l’extériorité nous donne accès à l’horizontalité propre à la sphère de l’existence, il manque néanmoins au témoignage un troisième pôle, celui de la diachronie, de la temporalité. Le témoignage est aussi un témoigner. Témoigner c’est développer une herméneutique de soi dans le temps puisque qu’en me racontant dans l’action je m’y découvre et m’y approfondis. Le pôle temporel interroge le devenir du témoignage dans l’histoire. En effet, le témoignage ne nous apprend-il rien de la constitution de soi dans le temps ? L’introduction d’une thématique de la narrativité par Paul Ricœur donne à la philosophie du témoignage une ampleur considérable et imprévue. En pastichant la définition ternaire que le philosophe donne de la visée éthique dans Soi-même comme un autre, lorsqu’il la définit comme visée de la « vie bonne » avec et pour autrui dans des institutions justes, nous pourrions dire que le témoignage est alors la façon dont le soi fait récit de la manière dont il tente de figurer l’absolu, avec et pour l’autre, dans des institutions, qu’elles soient structures sociales, valeurs ou traditions. L’entrée en jeu du paradigme du texte devient capitale puisque le témoignage devient la forme exemplaire du récit de soi, interprétation de soi-même pour soi-même et pour autrui. Le témoignage est une conduite du récit de soi en même temps qu’il est le récit d’une conduite, liant fortement textualité et identité personnelle. Le thème de la narrativité permet de mettre l’accent sur la manière dont le soi se construit dans la fidélité à l’absolu qu’il cherche à figurer dans sa « manière de vivre » et dans son existence. L’attestation prend donc à cet endroit le relais du témoignage. L’attestation joue un rôle fondamental puisque c’est autour d’elle que se constitue l’herméneutique du soi que développe Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre. C’est là d’ailleurs l’aveu même de l’auteur dans une note que nous avons déjà convoquée : J’aime à rappeler que conviction se dit en allemand Uberzeugung, terme apparenté par sa racine à la Bezeugung qui signifie attestation. Attestation : mot de passe de tout ce livre[27].

28La parenté étymologique que Paul Ricœur indique entre attestation et conviction définit le statut épistémologique de la vérité attestée. Ce faisant, elle permet en même temps de comprendre pourquoi la vérité d’attestation est une vérité qui trouve son prolongement dans l’histoire du témoignage alors que, dans un mouvement symétrique, l’attestation vient légitimer le témoignage. Le soi attestant est un soi qui engage une forme de « croyance ». L’attestation, en effet, se présente d’abord comme une sorte de croyance. Mais ce n’est pas une croyance doxique… Alors que la croyance doxique s’inscrit dans la grammaire du « je crois que », l’attestation relève de celle du « je crois en ». Par là, elle se rapproche du témoignage, comme l’étymologie le rappelle, dans la mesure où c’est en la parole du témoin que l’on croit. De la croyance ou, si l’on préfère, de la créance… [28] Le concept d’attestation est décisif pour qui veut déterminer ce qu’est la vérité morale et ce que peut être une vérité personnelle. Entre opinion et savoir, l’attestation occupe la place de la croyance. C’est dire qu’elle pose un type de vérité subjectivement nécessaire mais qui échappe au modèle de vérité objective que construit la rationalité scientifique. La vérification de l’énoncé de science repose sur des procédures de vérification expérimentale que ne possède pas la vérité attestée. La fragilité de l’attestation vient d’ailleurs de là : elle n’est pas un savoir et ne saurait être fondée (ceci est d’une importance capitale pour penser et élucider la question du fondement en morale) même si elle n’est déjà plus opinion. L’attestation (Bezeugung) et le témoignage (Zeugnis) partagent le même statut épistémologique. Mais l’éclairage de l’étymologie permet également de comprendre comment ces deux concepts se soutiennent mutuellement. La forme de vérité que porte l’attestation, parce qu’elle rompt avec une définition positive de la vérité mais parce qu’elle ne cède pas pour autant à la facilité du subjectivisme relativiste, sera un mouvement dans le temps. La vérité attestée est une vérité engagée dans le temps de sa narration testimoniale. L’attestation est une vérité qui se raconte, notamment par et dans des témoignages. Ainsi l’attestation sera à comprendre, en la reliant à la thématique de l’homme capable, comme pouvoir de dire, pouvoir de faire, capacité à se raconter en tant qu’acteur d’une action et comme soi capable d’assumer la responsabilité éthique d’un acte.

29Hauteur, extériorité et narrativité permettent donc l’articulation de ces deux concepts que sont témoignage et attestation. Devient alors plus clair ce que Paul Ricœur entendait lorsqu’il parlait d’une dialectique spécifique : entre l’attestation « intérieure » de l’esprit et le témoignage « extérieur » de la vie[29]. Dans ce propos, le philosophe montre comment ce qui s’effectue dans le témoignage, un vivre de l’absolu, se justifie dans l’attestation comprise comme reprise critique de l’effectuation. Le chemin qui va d’une attestation originaire vers un témoignage mondain prend la forme d’un récit de soi. Chaque expression vivante de soi dans le témoignage se trouve réinscrite et mise en cohérence au regard d’un projet de vie attesté. Mais dans le même temps l’attestation est vérifiée dans ce qu’elle peut avoir de vivant par la vie des justes, par les actions vécues. Entre échecs et attentes, joies et idéaux, le soi vivant et témoignant se raconte comme cette tension native et narrative qui lie et relie l’histoire et l’absolu.

30En conséquence, le témoignage relèverait bien d’une anthropologie envisagée d’un point de vue pratique alors que l’attestation serait, quant à elle, haussée au rang de modalité même de la moralité. Le témoignage permet de décrire avec finesse le procès par lequel l’absolu est actualisé en son témoin. Le témoignage serait alors distinct d’autres catégories relevant de l’anthropologie morale comme le modèle ou l’exemple. Les figures du saint, du héros, du génie, véhiculées par l’imaginaire de l’action, en sont des illustrations. Le témoignage mettrait l’accent sur la figuration de l’absolu dans l’histoire de la moralité vécue, ressentie et pensée. L’attestation développerait quant à elle le travail d’interprétation de la vérité morale qu’opère une conscience travaillée par l’appel impérieux de la hauteur en soi. Réceptivité de la volonté à l’égard de l’absolu, l’attestation manifeste le pouvoir de la liberté, c’est-à-dire l’autonomie d’une volonté qui interprète ce que peut bien être l’absolu de la loi hic et nunc.

31La dialectique témoignage-attestation peut encore être éclairée plus précisément par l’ensemble des travaux que Paul Ricœur a consacrés à l’analyse du langage, à la sémantique et au récit. L’utilisation de cet éclairage est légitimée par le fait que témoignage et attestation peuvent être des catégories langagières. Ainsi, philosophie du langage et philosophie de l’action peuvent s’épauler. La concurrence entre philosophie analytique et herméneutique[30] sera remplacée par une collaboration permise par le concept d’identité narrative développé par Paul Ricœur dans Temps et Récit, III. Il y a plus que des connivences entre le concept d’action et son récit. Mais il s’agit de savoir s’il est possible de rendre narrativement compte de l’attestation. Le problème qui se pose en cet endroit, rappelons-le, est celui de l’expression. Problème de langage et problème d’éthique, c’est également un problème d’esthétique. Pour l’expression figurative la difficulté majeure porte sur la possibilité ou l’impossibilité de représenter l’absolu. Peut-on faire signe, et particulièrement dans le cadre d’une herméneutique du soi quel type de subjectivité est capable de faire signe à ce qui dépasse tout signe, capable de dire l’in-dicible ? Autre façon de poser la question : Le témoignage rendu par d’autres actions, par d’autres vies, réciproque du dépouillement du moi, ne dit-il pas d’une autre façon ce que le témoignage, selon Lévinas, Dédit ?[31]

32L’intervention du paradigme du texte trouve là sa place stratégique. Dans le cadre d’une philosophie qui demeure résolument une philosophie du sujet, il élabore une forme de subjectivité capable de faire signe à la hauteur. Cette subjectivité, tout en évitant les deux extrêmes que constituent, d’une part, l’ambition fondationnelle attachée au Cogito cartésien[32], cogito exalté, et d’autre part la destitution nietzschéenne du sujet dans un Cogito brisé[33], cherche à laisser sa place à une subjectivité affectée par de l’autre que soi, sans pour autant en être laminée. Une telle subjectivité qui intègre en soi une forme de passivité, qui se laisse affecter, peut être découverte dans le cadre de l’esthétique, et en particulier dans l’attitude de bienveillance herméneutique qui caractérise le lecteur de textes. C’est du moins là que Paul Ricœur trouve son paradigme esthétique pour aborder l’éthique. L’action peut être lue comme un texte. Elle suppose la même disponibilité de la part du sujet. Ce qui suppose d’ailleurs que l’herméneutique du témoignage comme l’herméneutique du soi que développe Paul Ricœur est essentiellement une herméneutique de la réception. Il se situe du côté du lecteur, rarement, voire jamais, du côté de l’écrivain ou de l’acteur.

33La pertinence d’une convocation du paradigme de la textualité est d’autant plus possible que témoignage et attestation relèvent de formes de récit spécifiques. L’esthétique du récit-témoignage, son style, vient au secours de la compréhension éthique de ce qui s’y joue. La vérité que porte la subjectivité de l’attestation doit trouver son statut épistémologique et ontologique dans une forme de créance capable d’emporter l’adhésion du lecteur ou du récepteur. Jorge Semprun, dans une littérature du témoignage, formule bien ce que doit être la subjectivité attestante : Il y a des obstacles de toute sorte à l’écriture. Purement littéraires, certains. Car je ne veux pas d’un simple témoignage. D’emblée, je veux éviter, m’éviter, l’énumération des souffrances et des horreurs… Il me faut donc un « je » de la narration, nourri de mon expérience mais la dépassant, capable d’y insérer de l’imnginaire, de la fiction… Une fiction qui serait aussi éclairante que la vérité, certes. Qui aiderait la réalité à paraître réelle, la vérité à être vraisemblable[34]. Cette subjectivité ouverte, blessée par l’autre, caractériserait le cogito de l’attestation. Mais ici, une piste s’ouvre que Paul Ricœur n’a pas développée, manifestant les limites du paradigme textuel [35]. Cette piste concerne la place que peut jouer l’imagination morale dans la subjectivité. La subjectivité morale capable d’être affectée par de l’autre que soi ne peut-elle pas être une subjectivité affective et imaginative ?

34Cette dernière question est redoutable parce qu’elle enferme, autour de l’identité du sujet attestant, deux difficultés inséparables : celle de la figuration et celle de l’expression. La figuration consisterait à parvenir à imposer tes canons du narratif à l’expérience-limite[36], c’est-à-dire à déterminer la pertinence d’un style testimonial en éthique. Avec l’expression, serait en jeu la bonne réception de l’absolu, posant alors le problème de la référence de l’au-delà du dire dans le dire, de l’au-delà du faire dans l’agir. Le témoignage interroge donc, par le détour de l’écriture de soi, écriture en lettres de sang dans le cas du martyre, la construction de soi. Être témoin suppose une dépossession de soi à l’égard de ce dont on témoigne. Mais une dépossession n’est pas une disparition. En amont, le témoignage se réfère à l’attestation d’un plus que soi en soi. En aval, le témoignage ne peut pas être voulu comme tel car il se trouve sous la dépendance de qui voudra bien le recevoir. Si le soi attestant est un soi fragile parce que la vérité qu’il porte est créance, et parce qu’elle est dépendante de la bienveillante réception qui peut être développée à son égard, il n’en demeure pas moins que le témoin est toujours quelqu’un. Le nom du témoin trouve toujours à s’inscrire dans la syntaxe du nom propre.

3 – Le témoignage et le problème de la fondation en morale

35La singularité du témoignage connectée, avec une subjectivité affectée et disponible, à de l’autre absolu, peut être éclairée par le paradigme du texte. Dans le cadre d’une herméneutique du témoignage on retrouve, au sein de l’éthique, des considérations découvertes dans le champ d’une esthétique du langage. Elles devraient permettre de comprendre comment se construit le rapport entre la singularité du témoignage et l’universalité de l’absolu que le soi atteste. Ce problème éthique est, en linguistique, le problème de la référence. Paul Ricœur l’a étudié pour lui-même, avant d’en tirer les conséquences éthiques dans son ouvrage La Métaphore vive[37], en particulier dans la septième étude Métaphore et référence. En définissant ce qu’est la métaphore, nous devrions parvenir à montrer que la vérité attestée est une vérité métaphorique au même titre que le témoin peut être une « métaphore vive ».

36S’interrogeant sur ce qu’un dire métaphorique exprime de la réalité, par exemple le vers d’Éluard La terre est bleue comme une orange, dénonçant le postulat positiviste pour lequel n’est que ce qui est vérifiable empiriquement, Paul Ricœur montre que la force de la métaphore vient de ce qu’elle ouvre sur un sur-réel qui n’est pas illusion. L’enjeu est donc toujours épistémologique. Il s’agit de justifier l’existence d’une troisième voie pour un type de vérité échappant à l’opposition classique entre doxa/episteme. Le réel auquel fait référence le dire poétique, s’il n’est pas cantonné à l’objectivable (effectivement, la terre n’est ni une orange, ni une orange bleue), n’est pas moins réel pour autant. Le poème est un dire subjectif mais réel sur le réel. Il y a une vérité du poème sur le monde. Ceci suppose, pour pouvoir être entendu, de reconnaître le caractère tensionnel de la vérité[38]. La vérité du poème, comme celle du témoignage, on va le voir, est une vérité paradoxale. C’est une vérité attestée qui exige d’ailleurs du lecteur une attention au sujet qui s’engage dans ce dire poétique. La vérité métaphorique relève bien d’un type de vérité frontalière aux limites du réel et du possible. Il n’y a pas d’autre façon de rendre justice à la notion de vérité métaphorique que d’inclure la pointe critique du « n’est pas » (littéralement) dans la véhémence ontologique du « est » (métaphoriquement)[39].

37Le poème, dans l’activité métaphorique, redonne subjectivement au monde un aspect du monde demeuré jusque-là inédit, le monde s’en trouvant alors augmenté. Ce qui est dit du texte poétique et de son esthétique peut être dit de l’éthique du témoignage. L’agir testimonial, réfutant par là ce que le positivisme ne considérerait que comme une émotion subjective qui ne se satisfait que de soi et qui ne satisfait que soi, pose que la vérité éthique est d’ordre tensionnel. L’impossibilité de fonder finalement une norme morale ne signifie pas pour autant l’inanité de cette norme. Le témoin atteste de la pertinence « objective » de ce qu’il vit. En conséquence, que le témoin ne puisse pas prouver démonstrativement que son acte est éthiquement juste n’ouvre pas sur un relativisme pour lequel tous les témoignages se vaudraient. Cela signifie seulement que le bien a besoin du témoin pour se présenter. La vérité morale s’enrichit de ceux qui, de façon toujours singulière, en vivent. La référence à la norme en morale n’est pas de l’ordre d’une désignation de la loi objectivement descriptible. La référence à la norme est de l’ordre d’une tension. Cette tension est attestation. En ce sens, il y a bel et bien dans l’action un « savoir » qui relève de l’attestation[40]. Si on ne peut pas prouver pourquoi la morale existe plutôt que non, cela n’amène pas pour autant à conclure avec les sceptiques que la morale est affaire relative. Par conséquent, il faut dire que cette existence ne peut qu’être attestée[41].

38Nous touchons là, avec la question du « fondement de la morale » ou de l’origine du bien, un difficile problème que nous ne prétendrons pas résoudre mais que nous voudrions au moins indiquer. L’enjeu de fond porte sur les relations de l’ontologie et de la morale, de la fondation du devoir-être sur l’être. Dans ces relations délicates, notamment après toutes les critiques élevées contre l’onto-théologie invitant à consommer la rupture avec les pensées de l’être, la pensée de Paul Ricœur cherche une voie médiane. Sa « petite éthique » n’aura pas le caractère impérieux de l’éthique en majesté que secrète une pensée de l’être, mais elle n’aura pas non plus l’aspect proclamatoire d’une éthique soutenue par une « pensée » ( ?) de l’au-delà de l’être. Si l’herméneutique du témoignage invite à rompre avec une tradition de pensée qui fondait la loi morale sur une interprétation unique, univoque de l’être et pour laquelle la loi morale n’était que le prolongement logique indiscuté de la loi naturelle, c’est qu’en substituant au discours du fondement de la loi morale celui de l’attestation elle pose que l’être est visé, non qu’il est définitivement capturé. Inversement, la relative distance que prend Paul Ricœur avec la pensée d’Emmanuel Lévinas, pensée avec laquelle il se sent par ailleurs très proche puisqu’il voit en elle l’expression d’un penseur du témoignage, repose sur le dépassement que tente ce dernier à l’égard de l’ontologie et à l’égard de la philosophie de la conscience. L’éthique lévinassienne manifesterait la percée d’une éthique sans ontologie[42]. L’éthique du témoignage telle qu’on la trouverait formulée chez Emmanuel Lévinas ne serait donc pas une éthique au même titre que celle que l’on pourra trouver chez Paul Ricœur. Dans une formulation assez ferme qui est, il est vrai, à situer dans le contexte d’un commentaire portant sur le projet de l’onto-théologie de penser Dieu sans l’être, Paul Ricœur en vient à se démarquer d’une interprétation de l’éthique du témoignage tentée par une certaine forme d’irrationalisme : … à l’ambition de la pensée devraient être substituées la force du témoignage et la dimension éthique de la Révélation. C’est cette dimension éthique qu’Emmanuel Lévinas oppose sans concession à la pensée de l’Être,… le visage d’autrui, porteur immédiat du message du Sinaï, me dit : toi, ne me tue pas ! Le visage instruit, et il instruit directement sur le mode éthique, sans passer par une position préalable d’existence…[43]

39Pour définir la position ricœurienne d’une éthique du témoignage, le concept d’attestation joue un rôle central. Il s’agit d’affirmer que l’on peut encore tenir ensemble une certaine interprétation de l’identité personnelle et de l’ontologie après toutes les critiques qui se sont élevées légitimement contre cette dernière. En effet, si l’attestation n’est pas capture de l’être, elle en est la visée, de la même façon que le soi attestant, s’il est un soi blessé par la hauteur, demeure pourtant encore un soi. Le soi attestant est un soi paradoxal parce qu’il est l’épreuve d’une passivité extrême : c’est en tant qu’il est cet éprouvé qu’il est encore un soi. En voulant creuser le sillon d’une philosophie où l’attestation de soi et la gloire de l’absolu seraient co-originaires[44], c’est-à-dire d’une certaine façon articuler ensemble l’analyse de Jean Nabert et celle d’Emmanuel Lévinas, Paul Ricœur retrouve philosophie de la conscience et ontologie. La conscience du soi attestant est une conscience assignée capable d’entendre l’assignation, de la même façon que l’ontologie à l’œuvre dans son éthique ne cède en rien à l’ontologisme. La portée ontologique de l’attestation fait du soi attestant un mode d’être spécifique : l’assurance — la créance et la fiance — d’exister sur le mode de l’ipséité[45]. Le soi attestant n’est pas un soi substantiellement assuré de lui-même. Ego n’est pas ipse. C’est parce qu’il est travaillé par l’autre que soi, et qu’il l’atteste, qu’il est un tel soi. En conséquence, nous pourrions avec Jean Greisch dire de l’ontologie qui sous-tend l’herméneutique du témoignage telle que la pense Paul Ricœur qu’elle est pour lui une terre promise plus qu’une terre conquise[46].

40Si le soi de l’attestation est un soi affecté, il n’en reste pas moins que pour penser cette affection Paul Ricœur a recours à une certaine poétique du soi. Le passage du soi à la hauteur trouve dans la poétique de l’image de quoi se manifester, révélant l’importance du travail d’une imagination morale qui ménage les médiations entre l’irruption ou le surgissement du « me voici » et la responsabilité du soi dans l’action. Dans son attestation, le témoin enseigne plus que lui-même. Il vise à dire par sa vie une vérité signifiante pour tout homme. C’est là que le style éthique, la poétique, est à l’œuvre pour parvenir à concilier l’universel et le particulier. L’éthique du témoignage est une éthique du paradoxe parce que la « vérité morale » est tensionnelle : l’universalité de la loi morale attestée par le soi du témoin trouve à se dire dans la singularité d’un contexte. Avec l’attestation, la moralité risque donc fort de faire l’épreuve d’une sorte de limitation puisque l’universalité portée au monde dans l’attestation trouve à s’inscrire dans des contextes sociaux ou historiques déterminés, porteurs d’une part de contingence irréductible. Le témoin a son caractère ou sa psychologie, il est marqué du sceau du masculin ou du féminin, etc. Mais en même temps la dialectique inachevée du témoignage et de l’attestation indique comment le moi du témoin est travaillé par cette altérité qu’il atteste. S’opère de la sorte une mise en perspective du moi par rapport au soi attestant. Elle invite, de ce fait, à lire dans les limitations d’un caractère ou d’une circonstance historique contingente, dépendant de la psychologie d’un témoin, un sens universel imparfaitement quoique effectivement médié.

41L’attestation dont est porteur le soi d’un témoin se trouve donc enfouie dans des mœurs effectives, dans des pratiques et des manières de faire qui sont autant de risques d’enfermement dans la contingence et la relativité. Et pourtant, c’est au cœur de cette contingence, dans l’enfouissement de l’attestation dans la terre du vivre du bien, que se manifeste l’universelle portée du bien. Dans un style kierkegaardien on pourrait dire de l’éthique du témoignage qu’elle vient contribuer par la force exemplaire de l’exception à l’universalisation effective de la règle morale[47]. Ce n’est donc qu’au prix d’une conception tensionnelle de la vérité morale que l’on peut comprendre que l’absolu moral puisse se figurer en un témoin, et que l’extraordinaire puisse se dire dans l’ordinaire. Le témoin est exception.

42Le caractère tensionnel de la vérité attestée qui veut coordonner l’universalité et la singularité du témoin ne peut-il pas alors être pensé au travers de la catégorie de la figuration ? Le rôle de la poétique n’est-il pas de rendre pensable le passage du témoignage à l’attestation et par là d’indiquer que le vivre éthique réside dans cette tension qui va de la contextualité à l’universalité, et inversement ? Le travail de figuration donnant visage à l’absolue exigence éthique se nomme témoignage. Le témoignage communiquerait, par le singulier qui le caractérise, quelque chose de l’universel. L’ultime fonction du paradigme du texte se trouverait là, dans cette entreprise visant à coordonner ensemble la singularité d’un soi et l’universalité de la hauteur qui assigne ce soi. On peut mieux comprendre cette fonction figurative attachée au témoignage en utilisant le concept de style, lequel est emprunté explicitement par Paul Ricœur à Gilles-Gaston Granger [48]. Ce qui fait selon lui (Gilles-Gaston Granger) la réussite d’une œuvre d’art, c’est le fait qu’un artiste a saisi la singularité d’une conjoncture, d’une problématique, nouée pour lui en un point unique, et qu’il y répond par un geste unique[49].

43Cette transposition de l’expérience esthétique de l’œuvre d’art vers l’expérience éthique du témoignage se fait, chez Paul Ricœur, par l’intermédiaire d’une réflexion sur le style. Il rejoint sur ce point les préoccupations de Kant, dans la lignée duquel il s’inscrit pour une part, lequel dans la Critique de la faculté de juger avait rencontré la question du sublime, et plus particulièrement celle de la sublimité morale. Avant de se demander si la catégorie du sublime est la plus adéquate pour penser la moralité, il s’agit de comprendre la nature de l’héritage kantien quant à la question de l’articulation de l’esthétique et de l’éthique. La figuration testimoniale cherche à trouver en morale, d’une façon analogue à l’esthétique, la possibilité d’une universalité dans la singularité de l’exception. La singularité extrême du témoignage peut-elle figurer l’universalité de la norme morale ?

44Le concept de style, attaché à la dimension singulière qu’opère l’acte éthique, peut éclairer l’agir du témoin, de même qu’il peut prendre en compte ce qu’est un exercice de communication. De fait, le témoignage relève d’un engagement dans l’existence que le soi assume de façon insubstituable. On ne peut témoigner à la place d’un autre. C’est là le prix de l’autonomie et de la responsabilité. Le témoin fait donc œuvre. Il « actualise » hic et nunc une précompréhension du bien. Un témoignage ne pouvant qu’être singulier, il y a un style par témoin, comme en art il y a autant de manières que d’artistes. Aussi lorsque Paul Ricœur va affirmer que le style distingue de façon irréductible les catégories pratiques des catégories théoriques[50], cela rend mieux compréhensible le rapprochement du texte et de l’action qu’opère sa poétique puisqu’ils sont l’œuvre d’un style. L’esthétique peut permettre d’élucider ce qui s’opère dans l’éthique du témoignage puisque toutes deux sont des activités engendrant de l’unique. Il s’agit donc de rompre avec une conception de la moralité pour laquelle agir ne serait pensable que dans la catégorie d’une duplication d’une idée a priori du bien, l’homme vertueux étant un exemple ou une illustration d’une règle qu’il ne contribue pas à enrichir. Le témoin n’est pas un exemple, il est exemplaire. Chaque témoignage enrichit l’idée du bien d’une figuration inédite et insubstituable.

45Ce dernier point ouvre sur le deuxième aspect du concept de style appliqué au témoignage. Dans ce mode d’opérer singulier qu’est le témoignage il y a l’œuvre. Dans une décision prise et assumée jusqu’à ce qu’elle devienne un acte, quelque chose de la précompréhension du bien est devenu œuvre et va pouvoir être communiqué. Le témoignage contribue donc à une contextualisation singulière du bien, réponse donnée dans l’acte du témoin à une requête, à une assignation par la hauteur de l’absolu.

46L’agir du témoin, si on peut le décrire comme opérant une stylisation de l’action, procède à une véritable augmentation iconique. Cette expression, empruntée à François Dagognet dans Écriture et Iconographie[51], est chère à Paul Ricœur. On la trouve dans La métaphore vive légèrement déformée : le poème est une icône et non un signe. Le poème est. Il y a une « solidité iconique »[52]. On la retrouve dans l’article déjà cité L’imagination dans le discours et dans l’action[53], dans lequel il rappelle que : toute icône est un graphisme qui recrée la réalité à un plus haut niveau de réalisme[54]. On la retrouve enfin, et entre autres, dans La critique et la conviction, ouvrage d’entretiens auquel le philosophe se livre et dans lequel il aborde, comme il le fait rarement, les problèmes d’esthétique. C’est ainsi qu’en évoquant la possibilité d’une communication de l’universel par le singulier dans le style il en vient à dire que : L’œuvre augmente iconiquement le vécu indicible, incommunicable, fermé sur lui-même. C’est cette augmentation en tant qu’augmentation qui est communicable[55].

47Dans le domaine esthétique, le style permet une augmentation iconique signifiant que l’œuvre, par le biais d’une imagination productrice, ouvre sur une communication universelle, alors qu’il trouve son inscription dans une singularité indépassable. L’œuvre d’art dit quelque chose d’unique sur le monde susceptible pourtant de pouvoir être partagé. Le paradoxe, en effet, est que l’on partage toujours sur des œuvres singulières lorsqu’on discute de l’esthétique, bien que ce soit une expérience de l’universel qui soit pourtant en jeu. De même le style appliqué à l’éthique fait du témoin une icône plutôt qu’un symbole du bien. Notons à cet endroit que les travaux antérieurs de Paul Ricœur sur l’icône et le symbole trouvent dans l’éthique du témoignage leur prolongement. Icône et non idole, le témoin donne à penser et à vivre.

48Si le témoignage opère une augmentation iconique à l’égard de la précompréhension originaire du bien qu’il actualise, c’est à la condition de reconnaître, à côté du travail critique de la raison, le travail d’une imagination morale. Le témoignage mettrait donc à disposition une image singulière du bien, ayant valeur universelle. Le témoin dans l’opérativité de la figuration éthique aurait une fonction médiatrice. Médiation, il serait la figure sensible, historique d’un universel visé permettant de dire que le bien, d’une certaine façon, n’est rien sans ses témoins. L’expérience de la rencontre d’un témoin permet empiriquement de vérifier qu’un homme, dans la singularité de sa vie, atteste d’un absolu dont paradoxalement il est la visée. Cette rencontre du témoin, du juste ou de la « grandeur d’âme » est la rencontre d’une médiation sensible qui permet un accroissement et un approfondissement de soi. De même, elle manifeste un soi appelé, par l’altérité de la hauteur qu’il atteste, à s’ouvrir sur des horizons plus vastes. Tous, nous ne sommes devenus des hommes que dans la mesure où nous avons aimé et eu l’occasion d’aimer les hommes[56].

49Le concept de style, parce qu’il est une catégorie pratique, permettrait l’articulation légitime de l’esthétique et de l’éthique, toutes deux attentives à l’exemplarité, à la singularité. En ce sens, on peut répondre positivement à la question de Paul Ricœur se demandant si l’œuvre d’art, avec sa conjonction de singularité et de communicabilité, n’est pas un modèle pour penser la notion de témoignage[57]. Sans renoncer à l’activité d’une raison soucieuse de vérifier la part des illusions et des stratégies dans l’action, et d’établir par là une critériologie du témoignage visant à se prémunir du faux témoignage, le paradigme du texte précisé au travers de la question du style donne à l’éthique du témoignage la part du sentiment, d’affectivité souvent négligée dans une pensée de la vie morale. Il y a du sensible dans la rencontre. On ne peut méconnaître cette capillarité humaine, cette sorte d’affinité éthique, élective mais non sélective, qui œuvre dans la rencontre du témoin, même si ce dernier ne se réduit pas à cela.

50Tenant compte de cela, on affirmera que l’acte du témoin devient une actualité du bien, réponse juste à une question pratique bien posée. Le témoin est icône du bien, le témoignage en est la figuration.

51La singularité de l’éthique manifeste dans l’acte du témoin, dans un style testimonial, une façon nouvelle de penser l’imitation. En définitive, le témoignage serait à comprendre comme une imitation du bien, imitation du bien et non duplication. Il convient d’entendre l’imitation sur un mode actif. L’activité mimétique, que l’allemand traduit plus précisément en parlant de Nachfolge (« succession », « faire suite »), désigne une opération qui n’est plus la répétition défaillante et défectueuse du bien, mais au contraire une imitation créatrice[58]. Cette conception de l’imitation a, en particulier, des conséquences capitales pour la pédagogie morale puisqu’elle rompt avec une pédagogie par l’exemple. L’imitation créatrice se sépare d’une conception de la pédagogie marquée par la modélisation ou par la répétition. En effet, si dans l’attestation le soi atteste d’autre chose que de soi, de la Gloire de l’Infini dirait Emmanuel Lévinas, pour être véritablement un témoignage il doit être le témoignage d’un soi capable d’initier.

52Si le témoin est un imitateur, c’est dans la mesure où il est l’initiateur d’une voie éthique inédite. Les grands témoins sont des initiateurs dont le souffle exploratoire délivre des solutions pratiques pour des cas difficiles. Explorateurs des possibles pratiques dans une poétique de l’action, ils font se mouvoir, par et dans l’attrait sensible de leur existence, d’autres hommes pour qu’ils initient à leur tour. Nous retrouvons ici, pour conclure, la signification du témoin telle qu’elle s’est déposée dans la grammaire de la langue lorsque l’on parle de témoin dans une course de relais. Le passage de témoin assure la communauté humaine d’un élan qui se propage dans et par la diversité irréductible des coureurs. Le témoin à ce titre est un passeur, son histoire personnelle pouvant être signifiante pour d’autres. En échangeant sur le témoin, c’est-à-dire sur cette médiation vivante par laquelle accès au bien est donné, la communication porte sur ce que vise le témoignage. Le témoignage construit la vie morale qu’il indique. Son activité mimétique ne voit pas l’universel, elle le fait surgir[59]. En somme, à l’antique question platonicienne, « la vertu peut-elle s’enseigner ? », l’éthique du témoignage répond en attestant que la vertu est une épreuve du bien dans la singularité du témoin. ?

Notes

  • [1]
    Jean Greisch, dans l’article Témoignage et attestation publié dans Paul Ricœur, L’herméneutique à l’école de la phénoménologie, Beauchesne, 1995, pp. 305-326, développe une recherche parallèle à la nôtre. Toutefois, cherchant à comprendre l’herméneutique du témoignage de Paul Ricœur, la préoccupation de Jean Greisch est centrée sur l’herméneutique du soi, notre interprétation étant orientée en direction d’une éthique du témoignage.
  • [2]
    Temps et récit, III. Le temps raconté, Seuil, Paris, 1985, p. 442. L’émergence de ce concept dans la philosophie de Paul Ricœur permet de mieux comprendre la vaste entreprise de ce dernier et de voir comment s’unifient dans sa recherche les investigations philosophiques du champ linguistique, textuel et narratif, et les analyses portant sur l’identité personnelle et sur l’action. Le témoignage et l’attestation, placés sous les auspices de l’identité narrative, manifesteront donc comment l’étude de la narration et le rôle du texte ne valent pas par eux-mêmes mais au contraire en référence à une meilleure compréhension du soi agissant. De l’interprétation du texte à l’interprétation de l’action entendue comme un texte, le paradigme textuel présente donc toute l’ampleur de sa vertu heuristique. Ceci vaut d’ailleurs aussi bien pour comprendre l’agir individuel du témoin que pour élucider l’attitude d’un agir collectif.
  • [3]
    Article repris dans Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Seuil, Paris, 1994, pp. 107-140.
  • [4]
    Dans le dernier ouvrage publié, La mémoire, l’histoire, l’oubli, la figure du témoignage trouve une nouvelle actualité, relative à l’usage d’une juste mémoire. Elle serait prise entre un usage théorique de la mémoire par l’historien, et un usage pratique dans le rôle dévolu au devoir de mémoire. Seuil, Paris, 2000, pp. 201-208.
  • [5]
    L’herméneutique du témoignage, op. cit., p. 107.
  • [6]
    L’expérience intérieure, op. cit., p. XXVI.
  • [7]
    In La Révélation, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, n° 43, 1977, pp. 15-54.
  • [8]
    Cet article est repris dans Lectures 3, Aux frontières de la philosophie. Seuil, Paris, 1994, pp. 83-106.
  • [9]
    L’herméneutique du témoignage, op. cit., p. 35.
  • [10]
    Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990, p. 335.
  • [11]
    C’est dans la direction d’une éthique du témoignage que s’engage ce que Ricœur dans, Temps et récit 3, nomme une éthique de l’initiative, op. cit., p. 418.
  • [12]
    L’imagination dans le discours et dans l’action, op. cit., p. 207.
  • [13]
    Soi-même comme un autre, op. cit., p. 195.
  • [14]
    Dans Soi-même comme un autre, les principaux textes qui proposent cette interprétation originale du fait de la raison sont : op. cit., pp. 247, 262, 266, 277, 328, 303, 314.
  • [15]
    Soi-même comme un autre, op. cit., p. 201.
  • [16]
    Identité narrative et identité éthique, in Paul Ricœur, L’herméneutique à l’école de la phénoménologie. Beauchesne, Paris, 1995, pp. 50-51.
  • [17]
    PUF, Paris, 1943.
  • [18]
    Article paru dans Les études philosophiques, 1959, pp. 321-332.
  • [19]
    Le divin et Dieu, repris dans L’expérience intérieure de la liberté et autres essais de philosophie morale, op. cit., p. 422.
  • [20]
    Aubier-Montaigne, Paris, 1966.
  • [21]
    L’herméneutique du témoignage, op. cit., p. 110.
  • [22]
    Le désir de Dieu, op. cit., p. 379.
  • [23]
    Op. cit., p. 291.
  • [24]
    Emmanuel Lévinas, penseur du témoignage (1989), repris dans Lectures 3, op. cit., p. 105.
  • [25]
    Paul Ricœur, op. cit., p. 83.
  • [26]
    L’herméneutique du témoignage, op. cit., p. 137.
  • [27]
    Soi-même comme un autre, op. cit., p. 335.
  • [28]
    Op. cit., p. 33.
  • [29]
    Préface à L’expérience intérieure de la liberté.., op. cit., p. XXVI.
  • [30]
    Soi-même comme un autre, op. cit., p. 29.
  • [31]
    Emmanuel Lévinas, penseur du témoignage, op. cit., p. 105. Souligné par l’auteur.
  • [32]
    Soi-même comme un autre, op. cit., p. 15.
  • [33]
    op. cit., p. 22.
  • [34]
    L’écriture ou la vie, Gallimard, Paris, 1994, p. 175. C’est nous qui soulignons.
  • [35]
    Pour tenir compte toutefois de ces réserves relative au paradigme du texte, nous pourrions dire que l’identité narrative pour être complète pourrait être associée à une identité figurative. Nous entendons par là cette façon qu’aurait le soi agissant de s’interpréter dans l’expérience imageante d’une présence au bien pour ensuite se constituer en témoin comme figure du bien.
  • [36]
    La critique et la conviction, Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 266.
  • [37]
    Seuil, Paris, 1975.
  • [38]
    Op. cit., p. 320.
  • [39]
    Ibidem.
  • [40]
    Soi-même comme un autre, op. cit., p. 266.
  • [41]
    Ibidem.
  • [42]
    De l’interprétation à la traduction, in Penser la Bible. Paris, Seuil, 1998, p. 367.
  • [43]
    Ibidem.
  • [44]
    Emmanuel Lévinas, penseur du témoignage, op. cit., p. 105.
  • [45]
    Soi-même comme un autre, op. cit., p. 351.
  • [46]
    Témoignage et attestation, op. cit., p. 325.
  • [47]
    Paul Ricœur, Une obéissance aimante, in Penser la Bible, op. cit., p. 177. C’est l’auteur qui souligne.
  • [48]
    Essai d’une philosophie du style, Armand-Colin, Paris, 1968.
  • [49]
    Paul Ricœur, La critique et la conviction, op. cit., p. 267.
  • [50]
    La métaphore vive, op. cit., p. 277.
  • [51]
    Vrin, 1973.
  • [52]
    La métaphore vive, op. cit., p. 283.
  • [53]
    Op. cit., p. 215.
  • [54]
    Ibidem.
  • [55]
    Op. cit., p. 269.
  • [56]
    Boris Pasternak, Sauf-Conduit, Gallimard, Paris, 1989, p. 16.
  • [57]
    La critique et la conviction, op. cit., p. 273.
  • [58]
    Temps et récit, 1, op. cit., p. 93.
  • [59]
    Temps et récit, 1, op. cit., p. 86.
Français

Résumé

Le témoignage a retenu de très près l’herméneutique philosophique de Paul Ricœur. De son sens quasi empirique, celui du témoin d’un procès, à sa signification religieuse, celle du témoin de la foi, en passant par sa signification morale, le témoin vit du bien dont il témoigne. Se trouvant donc au croisement du juridique, de l’historique, de l’éthique et du religieux, le témoignage trouve, dans les analyses de Paul Ricœur, son principe unificateur dans le concept d’identité narrative. J.-Ph. Pierron montre que pour le philosophe de Temps et récit, le témoignage dans le témoin est texte. Il donne donc à penser, ce qui implique une herméneutique de la réception, axée sur l’analyse d’un accueil du témoignage. Corrélativement, parler d’identité narrative, c’est donner l’occasion au témoignage de passer insensiblement d’un pôle d’extériorité, celui du narrateur qui n’est pas l’acteur de ce qu’il raconte, à un pôle d’intériorité, qui fait constitution progressive de soi. En quoi doit se définir une éthique du témoignage.

Jean-Philippe Pierron
Université de Bourgogne
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/07/2008
https://doi.org/10.3917/rsr.033.0435
Pour citer cet article
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