CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Le temps manque. Nous manquons de temps. […] Nous sommes en état d’urgence permanent » (p. 8). Dès les premières lignes de ce livre essentiel, l’objet est présenté : décrire ce que l’auteur nomme les « pathologies temporelles » de l’époque. Mais, il ne s’agit pas uniquement de décrire, il s’agit, comme le précise le titre, de guérir ou, plus précisément, d’indiquer des pistes permettant de sortir du présentisme, ce régime d’oppression propre au capitalisme actuel. Pour cela, l’ouvrage se décompose en cinq chapitres. Le premier propose un « décentrement du regard », en analysant comment l’expérience zapatiste offre un contrepoint contemporain et anachronique permettant de remettre en cause le présentisme. Ce dernier est décrit dans le chapitre 2 qui prolonge et infléchit fortement les propositions d’un autre historien, Michel Hartog, l’inventeur de cette notion qu’il définit comme un régime d’historicité centré sur le présent. Le chapitre trois propose un retour sur les conditions d’émergence de ce régime d’historicité propre à notre siècle. Du coup, ce retour à l’histoire qui permet de dénaturaliser l’acception capitaliste du temps, permet, dans le chapitre 4, d’attirer l’attention sur d’autres conceptions du temps, présentes en occident et ailleurs, qui sont autant de moyens possibles d’échapper à la tyrannie du présentisme. Ce quatrième chapitre qui, selon les dires même de J. Baschet, est « l’enjeu principal de ce livre » (p. 10) est complété par un chapitre surprenant mais fascinant sur le plan épistémologique : « un exercice de projection vers un futur alternatif, pour tenter de repenser l’histoire depuis un temps situé au-delà de notre présent présentiste » (p. 11). Enfin, cet ouvrage remarquable propose une conclusion qui est une synthèse riche, claire et percutante des propositions novatrices de l’auteur. La stimulation intellectuelle que procure la lecture de ces 20 derniers pages justifie, à elle seule, l’achat de ce livre.

2De cet ouvrage qui aide à penser le temps et l’histoire autrement, nous avons retenu neuf éléments rendant compte de sa grande richesse conceptuelle. Le premier est la nouvelle caractérisation du présentisme. L’auteur démontre, dans le chapitre intitulé « Les futurs du présentisme », que si le présentisme est bien une conception du temps qui installe un présent perpétuel célébrant la vitesse pour, justement, donner l’impression que le temps n’est pas figé, c’est surtout, en définitive, un présent sans rétention, un présent placé sous la domination du futur immédiat : « la tyrannie de l’urgence qui y règne est, en fait, la tyrannie de l’instant d’après » (p. 294). Le second est sa formulation de l’hypothèse suivante : l’émergence actuelle du présentisme est l’une des dimensions d’une transition plus profonde : le passage d’un capitalisme industriel à un capitalisme financier. Le premier était encore placé sous le régime d’historicité de la modernité (la valorisation du futur liée à la croyance au progrès). Mais ce régime s’est effondré pour des causes épistémologiques (critique des Lumières), politiques (guerres mondiales) et, surtout, économiques : « L’économie est le vecteur d’une temporalité immédiatiste, qui fait primer le court terme sur le soucis du temps long, amplifie la dictature de l’urgence et impose partout une exigence de productivité qui alimente l’accélération de l’accélération et, plus largement, l’augmentation incessante du rapport Q/T [défini comme « l’augmentation tendancielle des quantités par unité de temps (p. 153)]. C’est là qu’on peut situer l’un des ressorts majeurs du présentisme » (p. 167). Troisième élément enrichissant, les précisions apportées sur le concept de régime d’historicité. L’auteur, en effet, souligne qu’un régime d’historicité domine une époque (le régime moderne pour le xixe siècle, le présentisme pour le xxie siècle) mais n’impose pas une homogénéité absolue de la conception du temps. Il existe toujours des traces des régimes d’historicité des époques précédentes qui tardent à s’effacer, tandis que se développent souvent des contestations ouvertes de ce régime (par exemple le romantisme en régime moderne). Dès lors, et c’est le quatrième point, il convient de chercher dans le passé, mais aussi dans le présent, des conceptions du temps qui permettent d’échapper à l’emprise de plus en plus forte du présentisme. Or, ces conceptions actuelles et minoritaires du temps, envisagent un futur qui n’est ni dominé par l’anticipation du même (présentisme) ni par la projection certaine dans le mieux (modernisme). Il s’agit, dit l’auteur, d’un futur-espérance, animé par l’espoir d’une vie meilleure pour tous, mais d’un futur que l’on sait aussi incertain, fruit de luttes déséquilibrées et d’événements non maîtrisés. Cinquième élément venant nourrir la réflexion épistémologique du lecteur : les distinctions proposées entre plusieurs notions souvent confondues. D’abord, la distinction entre régime d’historicité (qui renvoie au temps long de l’histoire) et régime de temporalité (qui fait référence au temps bref du quotidien vécu). Distinction heuristique car elle permet à l’auteur de soutenir la thèse suivante : l’avènement du présentisme est le processus par lequel le régime de temporalité de la modernité « envahit le terrain laissé vacant par la ruine progressive du régime moderne d’historicité » (p. 170). Ensuite, la distinction entre instant, durée et moment. L’instant est lié à l’idée d’un temps linéaire. C’est un point insaisissable – « une impossible suspension » (p.185). Le moment est, lui, le présent pleinement vécu, « une configuration temporelle dans laquelle on est ce que l’on vit » (p. 186). La durée, quant à elle, peut renvoyer à la permanence et à la stabilité, en cela elle s’oppose au moment, mais elle peut aussi, et c’est la conception que défend l’auteur, s’envisager comme un processus en train de s’accomplir : non pas un temps abstrait (celui du capitalisme), mais le temps concret du faire ; elle est « expression de ce qui se déploie, elle est incessante transformation » (p. 189). La distinction entre ces trois termes permet de préciser la pensée de l’auteur : combattre le présentisme c’est, d’une part, s’opposer à l’instant valorisé par le présentisme, pour être pleinement dans le moment en cours (redonner une épaisseur au présent), et c’est, d’autre part, s’inscrire dans la durée, créer une jonction entre passé et futur qui ne les oppose pas, mais assure la transition entre les deux. « Se soucier à la fois de la singularité de chaque moment et de la durée des processus » (p. 308). Un sixième élément peut enrichir utilement la réflexion des chercheurs en sciences sociales : penser la structure comme un procès, un objet historique qui se transforme au fil du temps : « un principe de cohérence dynamique, le plus souvent en déséquilibre […] » (p. 283). Septième élément sortant des sentiers battus des sciences sociales : l’idée d’un exercice d’anticipation visant à reformuler les fondements de la discipline à partir d’un futur post-capitaliste. Que devient l’histoire quand elle n’est plus appelée à baliser des lieux de mémoires ou priée de conduire les célébrations du passé caractérisant le présentisme, se demande Jérôme Baschet ? Que serait une science économique débarrassé du néo libéralisme, une science politique détachée de la crise de la représentation, des sciences de l’information et de la communication échappant à l’injonction numérique, peut-on se demander à sa suite ?… Cette ouverture de l’histoire au futur – cette conception de l’histoire non comme lecture présente du passé, mais comme « connaissance critique du devenir collectif des Terriens » (p. 238) – pousse l’auteur à une réhabilitation vivifiante de l’utopie. « La domination présentiste s’est hâtée de tirer la conclusion d’une impossibilité de toute transformation radicale, renvoyant toute utopie à l’illusoire et proclamant la sentence qui nous condamne à vivre dans le monde dans lequel nous vivons. […] Or, on espère avoir fait jouer ici quelques leviers permettant d’arracher l’anticipation à sa modalité planificatrice, propre au régime moderne d’historicité […]. Et si l’inacceptation de l’inacceptable est la source première de l’énergie qui pousse à la rébellion présente, le désir et l’intuition d’autres possibles à même de supplanter l’état de fait ne peuvent que contribuer à lui donner plus de force. Dès lors, le rejet de toute anticipation, la détestation de l’espérance, l’affirmation du présent contre le futur ne semblent plus de mise ». (pp. 301-303). Dernier point mais non des moindre, l’ouvrage convie à penser les luttes sociales visant l’émancipation, non comme des régimes simples de temporalité (la valorisation du futur possible au nom de la critique d’un présent impossible), mais comme une combinaison de temporalités : « Serait-il vraiment impossible d’allier le sens de l’urgence face à la destruction qui avance partout (au point d’inciter à supposer un possible point de non-retour, à partir duquel il sera trop tard), l’anticipation (dans ses dimensions à la fois utopiques-concrètes et stratégiques) et la lenteur assumée des processus collectifs de préparation et de construction ? » (p. 309).

3Riche, foisonnant, déstabilisant, cet ouvrage invite à comprendre autrement l’histoire, à penser autrement les résistances au capitalisme, à pratiquer autrement nos disciplines. Quitter nos certitudes, s’éloigner des autoroutes théoriques balisées. S’efforcer d’être ailleurs, pour essayer de comprendre les temps présents.

Éric Dacheux
Communication et solidarité, Université Clermont Auvergne
eric.dacheux[at]uca.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2019
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.20539
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