1 Parler des territoires numériques de marques ouvre un espace réflexif autant sur les catégories que sur les méthodes d’analyse des environnements numériques. Comme l’a souligné Julien Longhi (2017), la notion d’humanités numériques a été mobilisée pour montrer la nécessité d’un dialogue interdisciplinaire (Dacos, Mounier, 2014) pour les recherches en sciences humaines et sociales (SHS). Pourtant, nombre d’auteurs s’interrogent sur une prédominance des méthodes et outils dans les travaux des chercheurs au détriment du questionnement des notions et concepts (Rastier, 2011), ou encore du fait que les chercheurs inscrivent leur objet dans le design d’interfaces (Marres, Gerlitz, 2015 ; Rieder, Röhle, 2012), notamment au sein des digital methods. Ainsi la notion de « territoires numériques de marques » présentée dans ce dossier étudie-t-elle, au croisement de différentes disciplines (sciences de l’information et de la communication – SIC –, sociologie et sciences de gestion), les possibilités qui s’offrent au chercheur de repenser ses méthodes pour observer, circonscrire, catégoriser et analyser des objets numérisés. Dans cet article introductif, nous définissons le concept de « territoires numériques de marques » et sa capacité à interroger de manière inédite la transposition et la circulation d’objets déjà fortement étudiés en SIC (territoires, publics, etc.).
Définir un territoire numérique de marques
2 L’expression territoires numériques est généralement définie dans les politiques territoriales comme la mise en œuvre de réseaux internet « à très haut débit ». Associée au terme marques, en première lecture, l’expression peut renvoyer à l’attractivité, à la notoriété d’un territoire ou encore aux stratégies de communication qui y participent. Or, des services à valeur ajoutée s’appuyant sur les usages et les pratiques info-communicationnelles numériques d’acteurs multiples (citoyens, associations, etc.) ne seraient-ils pas également à valoriser à travers cette expression ? Cette thématique est, par exemple, abordée par des recherches sur des données en lien avec les villes, telles la question des villes intelligentes et des soft data (Severo, Romele, 2015), afin de compléter les statistiques officielles ou les approches marketing liées au big data. L’expression territoires numériques désigne dorénavant l’innovation de services pour les habitants d’une ville, d’une aire urbaine. Dans ces acceptions, le concept de territoire renvoie à une entité stable. Or, pour Jacques Lévy (2013), il convient de le réinventer, notamment dans sa représentation sous forme de cartes. À travers l’analyse de ce qui définit le « web territorial » (Le Béchec, 2014), nous avons exposé le fait que le territoire a toujours été une construction, tant d’un point de vue symbolique – défini alors comme un système évolutif de représentations collectives (Offner, Pumain, 1996) – que politique ou de droit (Alliès, 1980). Nous avons également montré que ces cadres d’analyse d’un territoire physique ne se transposaient pas à l’identique dans un environnement numérique (Le Béchec, 2014). Ainsi le territoire repose-t-il moins sur une dimension spatiale que sur une composition culturelle et historique.
3 Au-delà du périmètre délimité que représentent une ville et des études urbaines, ce dossier interroge des ensembles plus vastes, plus hétéroclites, moins stables. Nous avons déjà expliqué le fait que le territoire est issu d’une construction dont les attributs sont ou peuvent être modifiés avec le numérique (ibid.). De plus, contrairement aux temps longs de construction des territoires (Braudel, 1969), le numérique implique des temps plus rapides obligeant à des transpositions du territoire au web : « La “transposition” n’est pas citation précise, elle n’est pas vague allusion ; elle est adaptation, transmutation, et opère plus subtilement, dans l’entre-deux des formes, leurs passages, leurs chassés-croisés » (Gadoin, Lanone, 2012). Ainsi le numérique est-il un autre domaine où un changement de forme s’opère. Cette transformation se réalise dans le mouvement. Encore plus que les sites web, les réseaux sociaux numériques s’inscrivent dans ce perpétuel mouvement, ce « grand dérangement » selon Georges Balandier (2005 : 3) :
« L’arrachement ne s’effectue pas d’avec le territoire et l’histoire qui s’y est inscrite. Ce n’est plus le défi auquel confronte l’exil collectif accompli dans l’espace, où le peuple exilé doit construire et se reconstruire ailleurs, c’est le défi auquel sont confrontés les émigrés dans le temps que nous sommes devenus, ou en voie de […] devenir » (ibid.).
5 Le rapport web et territoire se pose en termes d’espace et de temps, qui devront être pris en compte dans l’analyse. Cette transposition ne peut donc se soustraire à l’emprise des infrastructures numériques sur la circulation de l’information et à ses conséquences sur les pratiques info-communicationnelles des acteurs d’un territoire ou d’une organisation.
6 Penser les espaces numériques comme des territoires offre la possibilité d’articuler différentes écologies du web, comme celle des infrastructures (Star, Ruhleder, 2010), permettant d’envisager les contraintes à la fois techniques, organisationnelles et d’usage, inhérentes à toute forme d’actions collectives en ligne. Nous pouvons également nous référer à l’écologie de l’attention (Citton, 2014) dans des environnements où l’on doit constamment préserver nos ressources cognitives. Le territoire numérique se déploie alors dans un agencement d’infrastructures diverses, au sein desquelles circulent des éléments (signes, documents, informations, etc.) qui font sens pour des collectifs d’usagers. Ces collectifs, que des analogies territoriales conduisent à nommer en première instance « communautés », sont à la fois des moyens et des ressources : par leurs multitudes de clics, d’expressions, ils travaillent à impulser la circulation d’éléments qu’ils peuvent créer eux-mêmes et, par leur attention, ils produisent des externalités financières pour les propriétaires des infrastructures. Mais, contrairement aux populations des territoires physiques, ces collectifs ne peuvent pas être abordés comme des communautés de sang ou de voisinage définies par Ferdinand Tönnies en 1887 (Le Béchec, 2014). Leur cohésion repose moins sur des symboles partagés, une histoire commune ou des objectifs communs que sur des relations affinitaires qui évoluent au gré des envies de leurs membres et de la plasticité des systèmes de recommandation des dispositifs dont ils font usage pour communiquer ou s’informer.
7 Il convient de l’admettre : le territoire numérique de marques oblige à opérer plusieurs glissements sémantiques. Les interrogations portent moins sur l’espace que sur le temps, cette agrégation des temps qu’opèrent les plateformes numériques : « L’adéquation supposée entre un territoire, un État et une nation, une institution et une culture est peut-être abusive mais elle ne tient plus lorsqu’on veut traiter du web et identifier la sphère d’influence d’une de ces entités » (Le Béchec, Boullier, 2014 : 113). D’autres auteurs ont déjà mis en lumière la nécessité de repenser l’adéquation entre une échelle territoriale, une nation et une communauté : « Les définitions classiques de la communauté doivent être repensées dans le cadre de la transformation notable des conditions permettant la persistance ou l’invention du lien par-delà la distance » (Dufoix, 2006 : 124). Car l’un des premiers points de la définition d’un territoire « physique » est la distance (Lévy, Lussault, 2003). Pour dépasser cette distance entre les individus, un ensemble de fictions se sont développées pour faire exister ces territoires, des fictions collectives (Thiesse, 1999), des communautés imaginées avec la diffusion du nationalisme par l’imprimé depuis l’étranger (Anderson, 1983). C’est-à-dire que les communautés imaginées se développent hors du territoire physique et s’inscrivent dans d’autres temporalités. Si l’imprimé a permis de voir et d’identifier un pays de l’étranger, les plateformes numériques organisent dorénavant une mise en relation, cette capacité à être en contact à distance. C’est en cela que la notion de territoire doit être travaillée. Elle n’est plus traversée et unifiée à travers une fiction instituante définie par le politique qui administre les territoires (Sfez, 2002), mais par ce que nous nommons une « fiction circulante » qui se propage et agrège temporairement des collectifs via les dispositifs numériques de communication et d’information où ils se déploient. Cette fiction repose sur des formes et éléments circulants que nous nommons des signes transposables et qui ont cette particularité de demeurer attachés à une entité comme un territoire ou une organisation.
8 Le second glissement de notre proposition est donc ce passage entre marques, traces et signes. Nous nous interrogeons sur le statut de ces marques. Nous ne reprenons pas l’acception du terme en sciences de gestion, c’est-à-dire la marque comme un construit d’une organisation afin de se distinguer d’autres organisations, mais nous la voyons comme ce qui permet d’identifier une entité par des marqueurs, même si cette distinction est produite par d’autres acteurs. Les marques sont alors les signes qui s’inscrivent sur les interfaces et qui s’attachent à des représentations construites par des entités. Ici, nous prenons donc en compte le fait que nous opérons un glissement entre marque et trace, soit une « opération qui laisse en suspens la question de savoir par quelles médiations réelles le pouvoir social viendrait imprimer sa marque dans le texte, comme le fait le poids du corps dans l’empreinte du pas » (Jeanneret, 2011 : 67). Dans notre approche, le signe (la relation entre signifié et signifiant, entre percept et concept) se définit comme du sens partagé pour l’action. Ces signes agrègent les traits culturels, patrimoniaux, identitaires, linguistiques d’un territoire au sein du web (c’est-à-dire un attachement territorial) et ont cette capacité à circuler sur le web. Un signe est alors transposable s’il a la puissance à la fois de rester attaché à une entité physique (territoire ou organisation) et de circuler sur le web. Leur agency ou agence (Descola cité in : Latour, 2007 : 393 ; Hoskins, 2006) rend ces signes capables de traduire et de reformuler un territoire ou une organisation sur le web, c’est-à-dire que ces signes ont la capacité de se détacher du contexte de leur énonciation pour circuler sur le web et y acquérir de nouvelles significations. Nous pouvons prendre l’exemple des émoticônes mises en circulation par le ministère des Affaires étrangères de Finlande [1] comme le Kaamos (« jour sans soleil ») ou les aurores boréales. Cette circulation et cette transposition de ces signes produisent une nouvelle version de ce qu’est une échelle territoriale sur le web.
9 Des analyses ultérieures des cultures visuelles sur le web (Dagiral, Tessier, 2014) indiquent que les usages participent à la circulation des images, tout comme leur traitement algorithmique. Quant à ce dernier, il repose autant sur les images que sur les données contextuelles (tags, système d’indexation et d’annotation). Les signes transposables sont donc des éléments saillants majoritairement visuels dans cet environnement numérique. Ici, les analyses sémiotiques ou sémio-discursives se doivent de considérer les algorithmes évaluant la pertinence de ces images, voire leur score de mémorisation (Khosla et al., 2015). Si une première analyse fondée sur un corpus défini de sites web et de leurs hyperliens (Le Béchec, 2010) permettait de définir les signes transposables comme des signes ayant la capacité de rester attachés à un territoire ou à une organisation et à circuler sur le web, il convient, à l’aune de ces travaux sur le score de mémorisation, d’en affiner la définition. Nous avions indiqué que les propriétés sémiotiques de ces signes « bien faits » leur permettaient de circuler et, par leur présence, d’attacher une image à un territoire. Nous nous devons d’ajouter ici que le travail sur le score de mémorisation indique que des formes identifiables par les algorithmes sont plus mémorisables que d’autres. Ces algorithmes opèrent donc dans la circulation de ces signes transposables dans des environnements numériques. De même, l’élaboration d’une émoticône oblige à suivre les fonctionnalités des programmes pour la « personnaliser », ainsi que les normes techniques produites par des autorités telles le consortium Unicode [2]. Ces signes sont utilisés par des entités qui cherchent à délimiter leur présence dans des environnements numériques, à définir leur territoire numérique, c’est-à-dire à marquer afin de favoriser la circulation et la transposition des signes.
10 Ce qui semble alors structurer de manière invisible (voir infra) ces territoires numériques est la possibilité pour chaque usager de choisir des attributs à attacher à ses profils et attribuer une valeur sur le profil des autres à ces mêmes attributs. Ainsi, pour s’orienter dans des territoires numériques constamment en mouvance, pour porter leur attention sur les contenus les plus pertinents, pour s’assurer que leurs propres informations circulent dans les collectifs voulus, les usagers vont-ils chercher à identifier des formes d’autorité favorisant la circulation et la transposition de signes. Des autorités non pas régaliennes comme pour les territoires « physiques », mais des autorités qui ont la capacité de donner du sens à la multitude de documents et informations qui circulent. Cette autorité se matérialise par un ensemble de marqueurs qui ne font plus référence à ce qui délimite les territoires physiques mais qui résultent de mécanismes réputationnels (Alloing, 2017) comme les volumes de contacts, likes et autres étoiles. Cette autorité se déploie en profondeur au sein des boîtes noires qui régulent les échanges que sont les programmes informatiques et les algorithmes. Ces derniers reposent sur les choix techniques et les objectifs économiques de chaque propriétaire d’infrastructure et de plateforme. Ainsi, en première lecture, un territoire numérique de marques est-il circonscrit par l’ensemble des marqueurs réputationnels et des modes de régulation automatisés favorisant une écologie attentionnelle pour les usagers via l’attachement d’indicateurs de réputation sur les profils et les documents. Ensuite, un territoire numérique est également circonscrit par les modes de calcul des dispositifs qui produisent ces marqueurs de valeur et assurent une adaptation aux contraintes d’usage (en somme, personnaliser la navigation).
11 Pour autant, si ces territoires numériques où des marques de réputation et d’attachement à des collectifs peuvent être identifiées via la circulation d’attributs et de signes n’ayant pas valeur de symbole, toute forme symbolique ne disparaît pas pour autant. La supposée valeur « symbolique » de la marque commerciale (logotype, etc.) reste fortement ancrée comme une valeur intangible pour de nombreuses entités. Ainsi cherchent-elles à devenir des « autorités » numériques, à développer une réputation suffisante pour agréger des collectifs aux qualificatifs multiples (de fans, de consommateurs, de clients, de publics) afin de faire circuler leurs contenus ou encore attirer l’attention. Dans un environnement numérique où ce qui délimite un territoire peut être constamment (re)négocié, chaque entité organisationnelle identifiable par des marqueurs construits et partagés cherche à tracer les contours de ses propres espaces au sein des infrastructures numériques. Ces entités organisationnelles [3] développent ensuite des pratiques spécifiques pour s’assurer de cette « territorialisation numérique ». Le community management ou le marketing viral sont des exemples de pratiques visant à tracer des frontières « numériques » au sein des plateformes. Elles visent également à favoriser la propagation de marqueurs entre différentes infrastructures en travaillant leur transposition.
12 La première proposition centrale autour de laquelle ce dossier s’articule est donc la suivante : « Un territoire numérique de marques apparaît comme un ensemble de signes transposables, mémorisés par des systèmes computationnels, dont des algorithmes, et valorisés par l’autorité réputationnelle des internautes qui marquent ainsi leur attachement territorial ou à une organisation sur le web » (Le Béchec, Alloing, 2016 : en ligne). Ce territoire ou cette organisation doivent être entendus ici comme une fiction circulante. On identifie plus cet objet par des artefacts, cet objet relie au-delà de ses propres limites physiques.
Le territoire numérique de marques comme concept opératoire pour analyser l’invisibilité numérique
13 Les contributions de ce dossier invitent à aborder le web et, plus largement, les infrastructures numériques comme un agencement de plateformes où une multitude d’entités déploie des profils, construit des identités, s’organise pour résister et fait ainsi circuler par vibrations des contenus constamment agencés (« remixés »). Ce qui fait territoire n’est pas seulement la capacité d’un acteur à « marquer » sa présence au sein d’une plateforme, mais aussi sa capacité à s’assurer que la circulation et la transposition des signes se font de manière optimale entre les diverses plateformes présentes et à venir. Si je m’intéresse à telle entreprise ou à tel musicien, vais-je pouvoir l’identifier d’une plateforme à l’autre ? Si les études portant sur les infrastructures numériques et les plateformes tendent à se rejoindre (Plantin et al., 2016), les unes étant parfois subsumées par les autres, comment un usager va-t-il intégrer ou braconner les contraintes d’usages et les modes de traitement automatisés propres à chaque « espace » qu’il explore ? Et, pour nous, chercheurs, comment analyser des usages, des contextes, des expressions qui se transposent à la fois dans le temps et d’un dispositif à un autre, d’une configuration socio-technique à l’autre ?
14 Nous souhaitons nous détacher d’un « web des personnes » car leur mise en scène repose sur des traitements algorithmiques différents, d’usages ou commerciaux. Si la particularité des infrastructures est de produire de l’invisibilité et celle des plateformes de fonctionner en boîte noire, un design de la visibilité (Cardon, 2008) ne se concentrant que sur les pratiques intentionnelles des acteurs ne devient plus opérant pour affiner nos analyses. La notion de territoire permet alors de dépasser les frontières des dispositifs, de ne plus situer notre regard sur ce que les interfaces donnent à voir, mais sur ce que le passage d’une interface à une autre permet de comprendre des usages, des usagers et des contextes dans lesquels ils s’expriment, lisent ou apprennent.
15 Si nos premiers travaux ayant amené la notion de « territoires numériques de marques » ont fait émerger ces questionnements, un terrain de recherche a offert l’occasion d’évaluer l’opérationnalité de cette notion (Alloing, Le Béchec, 2017). Le projet « Réseaux sociaux et localisation du financement participatif » (Reloc) [4] a permis de produire une analyse multiplateforme (Ulule, Facebook, Twitter et YouTube) des modes d’actions collectives en ligne de publics spécifiques. Ainsi avons-nous étudié cinq projets culturels de financement participatifs. Pour cela, nous avons associé des méthodes quantitatives à une extraction et un traitement statistique de données numériques et qualitatives avec une ethnographie en ligne et des entretiens semi-directifs avec les porteurs de projets et financeurs. Nos hypothèses étaient alors pour le moins « classiques » pour ce type de projet en humanités numériques et en SIC. La plateforme de financement (Ulule) comme point de départ de la propagation des contenus et d’arrivée des financements s’appuie sur des liens forts (amis, famille) pour mobiliser les financeurs et la présence de leaders d’opinion afin d’activer un modèle « two step flow » (c’est-à-dire q’un message influence en « deux temps » un public : du média vers le leader d’opinion, puis du leader vers ses publics) démultiplié par le caractère « viral » de circulation des contenus propre au web.
16 L’agencement des approches méthodologiques mixtes nous a conduits à des constats relevant des questionnements donnés supra et contredisant les hypothèses de départ :
- Ce que les API donnent à analyser des plateformes repose sur des catégories et une présélection sur laquelle le chercheur ne peut agir, ou de manière très limitée. Aux catégories d’analyse propres aux SHS se substituent celles des plateformes, mais également des acteurs interrogés. Comment intégrer les nécessaires transpositions à opérer et en quoi influent-elles sur le sens que l’on produit à partir des données ainsi extraites ?
- Les mécanismes de qualculation (Callon, Law, 2005), à savoir l’agencement de critères subjectifs à des données statistiques afin de produire une valeur. Dans notre cas, l’attribution d’une valeur à des actions comme « liker » ou des contenus, varient en fonction des acteurs : les algorithmes des plateformes ne mettront pas en visibilité les likes qui paraissent pourtant importants pour les porteurs de projet ou les publics.
- De nombreuses pratiques de financement ne sont pas quantifiables, aussi ne sont-elles pas traçables a posteriori, voire même sont « invisibles » pour le chercheur. Par exemple, les entretiens semi-directifs conduits ont montré que des participants indirects aux campagnes de financement n’avaient pas pour objectif le soutien financier aux projets à financer mais à des proches qui y portaient de l’intérêt. De fait, le montant et le nombre de contributeurs affichés d’un projet de financement participatif ne dit en rien le niveau de mobilisation effective des publics.
18 Nous sommes alors confrontés à un public que nous qualifions d’invisible :
« Le public demeure invisible tout en étant dénombrable. Il est invisible car il ne peut être attaché à ce qui est compté. Le chercheur ne peut lui donner du sens, en somme produire une qualculation hors des espaces où ces interactions ont lieu. Le chercheur ne peut pas introduire ces contributions ou interactions dans son corpus, car il ne peut les intégrer à un cadre interprétatif stable. Il ne peut pas lier les acteurs rencontrés aux conventions produites par une plateforme comme Ulule, ou à la littérature sur les leaders d’opinions et l’influence sur le web qui présuppose des éléments que l’on peut comparer et calculer » (Alloing, Le Béchec, 2017 : 235).
20 Pourtant, et même si le sens de toutes les interactions n’a pu être interprété, nous avons réussi à lier les actions de ces publics aux organisations (associations, sociétés de production, musée, radios et éditeur) et à leurs projets de financement. Nous n’avons pas cherché à comprendre comment les usages produisent un effet au sein d’une plateforme ou pour un échantillon de public donné (sur le taux de financement, sur la réputation des organisations, etc.), mais comment des éléments circulants permettent d’attacher des contenus à une entité. En somme, nous avons défini le territoire numérique de marques de chaque porteur de projet, puis nous avons identifié ce qui impulse la circulation entre différentes plateformes. Ces impulsions reposent sur : des fonctionnalités affectives (Alloing, Pierre, 2017) propres à chaque plateforme pour inciter les contacts à financer ; les techniques de « marketing viral » pour amener au partage ; l’application des recommandations fournies par Ulule à chaque porteur pour professionnaliser leur communication ; la standardisation des formats de communication (vidéo) ; le recours à la gamification dans les récompenses, etc.
21 Ainsi les effets d’un message sur les publics relèvent-ils plus de mécanismes affectifs situés, de vibrations, que d’un design intentionnel d’exposition de soi. La propagation d’un contenu n’est pas systématiquement due à la présence de leaders d’opinion ou à l’application de « bonnes pratiques » de communication numérique, mais à la capacité des acteurs à accompagner la transposition de signes identificatoires entre différentes plateformes. Ce qui circule de cette manière ne doit plus être pensé comme un reflet de catégories préétablies, mais comme des fictions qui prennent sens pour des collectifs dans des contextes et sur des plateformes donnés. Cette fiction circulante agrège des actions et des publics que nous pouvons qualifier d’invisibles, nous rappelant que, malgré les promesses du « big data », tout ne nous est pas donné et beaucoup reste encore à penser.
Le territoire numérique de marques pour repenser les cadres d’analyse du web
22 La possible « territorialisation numérique » des organisations entraîne de nombreuses interrogations originales quant aux modes de gouvernance algorithmique et affective des plateformes web, à l’accaparement des contenus produits par les usagers vus comme profils, à l’usage des smartphones pour favoriser la mobilité au sein de territoires ou pour en créer à travers de nouvelles temporalités liées au plaisir et à l’envie. Plus qu’une analogie ou une volonté de transposer des catégories préexistantes à nos observations numériques, associer des recherches portant sur les questions d’autorité et de circulation/transposition des signes par un prisme territorial a permis d’identifier en premier lieu une problématique centrale : pouvons-nous réellement observer le web et analyser ce qui s’y passe en nous appuyant sur des catégories existantes ?
23 Comme nous avons souhaité le démontrer dans nos premiers travaux sur les territoires numériques de marques synthétisés supra, la notion de communauté s’avère inadaptée pour analyser les formes d’organisations ou d’actions collectives en ligne. La transposition des catégories (réputation, affects, organisation, communauté, profil, identité, association, etc.) habituellement usitées en SHS aux environnements numériques ne peut s’abstraire des fictions circulantes produites par la multitude d’acteurs présents dans ces environnements, des usagers aux propriétaires des infrastructures. Car, si ce que nous analysons est « numérique », cela induit insidieusement le traitement de données souvent massives. Mais est-il possible d’avoir recours à des données déjà catégorisées par les plateformes ou infrastructures pour répondre en priorité à leurs besoins techniques et économiques ? À qui revient la nécessité de faire des transpositions pour s’adapter à la plasticité du web, à la multiplicité des contextes et donc des interprétations possibles : aux plateformes ou aux chercheurs ? Quels sont les risques épistémologiques et méthodologiques ? Les contributions de ce dossier cherchent à déconstruire les approches quantitatives qui semblent induites par un terrain numérique autour de traitements de grands jeux de données afin de proposer des analyses de la médiation, des pratiques ordinaires, des mises en scène de soi ou des mécanismes de résistance des consommateurs. Dans le même temps, le poids des firmes que sont les plateformes de réseaux sociaux numériques engendre de nombreux questionnements méthodologiques sur le traitement des données et la définition des indicateurs à prendre en compte par le chercheur. Dès lors, les difficultés de collecte et de traitement de données seront interrogées avec des approches ethnographiques d’analyse des usages de smartphones ou des approches quantitatives afin d’examiner les comportements des consommateurs en lien avec leurs usages du web, leur âge et la consommation de biens culturels.
24 Dans son article, Dominique Boullier propose de repenser l’agencement entre les plateformes et les marques en interrogeant l’apparente stabilité induite par la notion de territoire autour d’un pouvoir central. L’auteur propose trois agencements des plateformes comme marques : topographique, topologique et chronologique. Pour en venir au troisième agencement, le chercheur présente les troisièmes générations de quantification en SHS qui, après les anciennes catégories de société et d’opinion, se focalise sur les rythmes, ceux des « vibrations ». Les plateformes comme Facebook engendrent des offres de vibrations. Elles en mesurent les traces, comme nous le voyons à travers les interfaces de programmation applicatives (API) pour les récupérer. Elles captent des traces, puis elles les vendent aux marques. C’est l’effet plateforme. Nous sommes traversés les uns et les autres par ces vibrations que nous contribuons à produire. La question de la territorialisation, de la déterritorialisation et de la reterritorialisation devient importante et dépendante des plateformes qui agencent ces processus tout en devenant elles-mêmes des marques. Leur but est de capter des attentions pour devenir un point de passage obligé.
25 Comme nous le soulignons, interroger le lien entre territoire et marque suppose d’analyser la manière dont des attributs, des signes, s’attachent aux profils, et ce que cet attachement induit en termes de traitement algorithmique, de personnalisation de la navigation pour réduire les contraintes propres aux infrastructures. Dans une communication présentée lors de la journée d’étude Territoires numériques de marques : transposition et/ou autorité, Louise Merzeau – à qui nous rendons hommage – présentait les territoires imaginaires à partir de travaux alors en cours sur les profils. Le profil devient une matrice d’un territoire imaginaire commun à diverses logiques (mémorielles, identitaires, communicationnelles, stratégiques ou marketing). Il se différencie de l’image numérique d’une personne d’un point de vue identitaire ou réputationnel. Il permet de fédérer des communautés autour de récits unifiants. Ces territoires imaginaires peuvent relever de la fiction et être liés également à des bases de données. Ils obtiennent une certaine forme d’objectivité. L’individu y est indexé pour obtenir l’information qui lui correspond et il est traduit en profil, c’est-à-dire en une grappe de données visant à traiter la personne elle-même. Cette grappe se déplace en même temps que la personne, entraînant des reterritorialisations, notamment par les constants calculs des dispositifs socio-techniques. Ainsi les traces composant ce profil ou émanant de celui-ci vont-elles anamorphoser le territoire numérique. Le territoire ne serait plus un espace donné, mais dépendrait des représentations circulantes et portatives dans les échanges. L’échelle territoriale deviendrait alors activable selon la situation (Le Béchec, Boullier, 2014).
26 Parmi les nombreuses catégories qu’il convient de questionner avant toute transposition au numérique, celle de « consommateur » ne peut être ignorée, qui plus est lorsqu’on s’intéresse aux organisations. Dans leur article, André Le Roux et Marinette Thébault présentent les résultats d’une enquête quantitative par questionnaire conduite auprès de 290 individus. Par celle-ci, les auteurs s’intéressent aux comportements de résistance des consommateurs : à la publicité ou à la consommation en général. De manière plus spécifique, cette recherche met en relief les comportements résistants des « digital natives », tout du moins des usagers que certaines littératures peuvent qualifier ainsi. Les catégories générationnelles offrent-elles réellement un regard différent sur certains usages ? Cet environnement numérisé apporte-t-il de nouvelles formes d’organisations, de territorialisation, afin de résister aux marques et à leurs actions publicitaires ? À l’appui des résultats de cette recherche, l’article compare les comportements hors ligne de résistance identifiés dans la littérature en gestion à leur transposition en ligne et propose trois territorialisations numériques de résistance : un territoire de la résistance du consommateur aux actions et dispositifs marketing, un territoire de la non-résistance et un territoire « ambivalent ».
27 Des « marques » dont certains auteurs en marketing se font fort de délimiter « l’identité » (Kapferer, 1991). Dans sa contribution, Nathalie Pinède propose un modèle d’identités numériques organisationnelles qui met en exergue les agencements pluriels de la présence numérique de l’organisation. Une notion d’identité fortement utilisée dans la littérature et dont le pendant numérique suppose une redéfinition constante en fonction des objets à analyser et des contextes dans lesquels elle se déploie. Ainsi la chercheure décrit-elle trois plans d’analyse de ces identités : une mise en scène de soi, une mise en usage de soi et une mise en évaluation de soi. Là encore, l’objectif n’est pas seulement de transposer ou de modéliser, mais bien de questionner aussi les techniques de recueil de données propres à chaque plan des identités numériques des organisations (approches qualitatives et quantitatives) autant que les méthodes d’analyses (toujours plurielles) nécessaires à la modélisation de ces identités.
28 La question méthodologique est au cœur de la contribution proposée par Laurence Allard. Son analyse de la plateforme Snapchat interroge empiriquement le concept de territoires numériques de marques. Cette plateforme propose à des usagers des fonctionnalités qui permettent de mixer l’identité numérique des individus avec des territoires. Ces fonctionnalités sont nommées des « géofiltres » et « sont des calques visuels géolocalisés que les utilisateurs peuvent utiliser dans leurs Snaps ». Ces fonctionnalités montrent une porosité entre des territoires physiques et des identités numériques, entre des territoires de marques et des « influenceurs ». La contribution met également en lumière le fait que le numérique ne se limite plus au web, mais oblige les chercheurs à prendre en compte des pratiques expressives mobiles.
Conclusion
29 Si les approches en SIC mettent en avant l’articulation entre les phénomènes de médiation et de réception, il semble aujourd’hui nécessaire d’agencer, pour et par le numérique, des phénomènes de territorialisation et de circulation. Plus que des « marques » comme entités commerciales, nous pouvons appréhender la multitude de signes présents sur les interfaces comme des conventions permettant de caractériser et distinguer les organisations (communautaires, affectives, commerciales, institutionnelles, etc.) qui se font, se défont et se donnent à voir numériquement. D’un point de vue épistémologique, il semble important de redéfinir nos catégories d’analyse en fonction de territoires numériques de marques compris comme des mécanismes de circulation, de transposition, d’attachement et d’invisibilité, et non plus seulement en fonction des usages et des dispositifs. En termes de méthode, pour modéliser des phénomènes non endogènes, il paraît essentiel de développer des approches multiplateformes, de confronter systématiquement des observations qualitatives et quantitatives. Ainsi le dossier souhaite-t-il apporter des pistes de réflexion sur ces analyses du web.
Notes
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[2]
Développé par le Consortium Unicode, l’unicode est un standard informatique visant à permettre l’échange de contenus en toutes langues, pour toute plateforme et tout logiciel, en attribuant à n’importe quel caractère un nom et un identifiant numérique.
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[3]
Nous soulignons que la notion d’organisation est limitée, tant les questions de « personnal branding » (nous serions toutes et tous une « marque ») ou, plus pragmatiquement, de gestion de la célébrité en ligne (pour les « youtubeurs » par exemple) font que nous pourrions élargir notre énoncé en affirmant que chaque usager des dispositifs numériques peut développer sa propre « marque » et donc son propre territoire numérique de marques.
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[4]
Le projet « Réseaux sociaux et localisation du financement participatif » (Reloc) est financé par le Labex Industries culturelles et création artistique (Icca) et le département des études de la prospective et des statistiques (Deps) du ministère de la Culture et de la Communication (2016-2017). Il est porté par le Centre de recherche en gestion (Cerege, Université de Poitiers) avec la participation de Sylvain Dejean et de Jérôme Méric.