CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Paru au printemps 2017, mon livre Des valeurs. Une approche sociologique (Heinich, 2017a) a d’emblée bénéficié d’un certain écho dans la presse, notamment en raison de la campagne électorale qui incitait les journalistes à le lire à la lumière de l’actualité politique, en particulier l’affaire Fillon, où un candidat à la présidence de la République a été accusé de détournement de fonds publics au profit de membres de sa famille [1]. Ont suivi un certain nombre de comptes rendus sur les sites spécialisés ou dans les revues savantes [2]. Parmi celles-ci, Questions de communication m’a rapidement demandé – et j’en remercie très chaleureusement Jacques Walter et Béatrice Fleury – de soumettre un résumé développé (Heinich, 2017b) à plusieurs collègues, qui ont pris la peine – et je les en remercie tout aussi vivement – d’y répondre par de longs et riches commentaires (Kaufmann, Gonzalez, 2017 ; Martuccelli, 2017 ; Quéré, 2017) [3]. C’est à ces trois textes que je vais répondre ici à mon tour, selon un dispositif d’échanges original qui avait déjà été expérimenté à propos de la question de la neutralité axiologique [4], et dont on aimerait qu’il soit plus souvent proposé aux chercheurs.

Questions de vocabulaire

2 Je commencerai par quelques clarifications concernant le vocabulaire, car certaines objections me paraissent relever essentiellement de divergences quant au choix des termes, la plupart sans grandes conséquences.

3 J’ai beaucoup apprécié les termes qu’ont choisis Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez pour décrire mon projet : « déplier les valeurs implicites » (Kaufmann, Gonzalez, 2017 : 170), « enquête inférentielle » (« cette enquête inférentielle vise à reconstituer, depuis leur point de vue, les valeurs qui motivent les acteurs » [ibid.]), « déconfinement » des valeurs lors des controverses qui « mettent fin à l’incorporation tacite des valeurs dans les normes ». Voilà qui qualifie avec beaucoup de pertinence mon programme de « sociologie axiologique » (ibid.).

4 Faut-il par ailleurs, comme le suggère Louis Quéré (2017 : 205), préférer l’expression « conceptions du désirable » à celle de « principes axiologiques » ? Pour ma part, je ne vois pas d’incompatibilité entre ces deux qualificatifs. La bonté est bien une conception du désirable, au sens de ce qu’il faut viser ; elle est aussi, dans mon modèle, un principe axiologique, c’est-à-dire un principe d’attribution d’une valeur positive, ici à une personne ou à une action. Simplement, « conception » renvoie plutôt à ce que l’on peut supposer présent dans la tête des acteurs, alors que « principe » renvoie plutôt à une structure formelle organisant le répertoire des jugements. Dans le premier cas, on se place dans une perspective de psychologie cognitive, et, dans le second, dans une perspective structurale. Mais l’objet me paraît, peu ou prou, le même.

5 À propos de la triade des formes de l’évaluation (mesure-attachement-jugement), je ne suis pas certaine de l’intérêt qu’il y aurait, comme le suggèrent Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez, à faire des deux premières des « instanciations particulières », plus ou moins détachées ou proches, du jugement de valeur. Peut-être n’est-ce qu’une question d’accord sur le vocabulaire, mais j’ai choisi le terme de « jugement » pour rester au plus près de l’acte énonciatif, dans le souci de respecter la contrainte pragmatique d’appui sur du matériel empirique.

6 Concernant les « valeurs publiques », et la tension qu’elles impliquent entre engagement et dégagement, je suis d’accord avec l’idée de Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez de traduire « valeurs publiques » par « raisons d’agir » et « valeurs privées » par « motifs effectifs » ; toutefois mon vocabulaire permet de rester au plus près de l’observation pragmatique des situations d’énonciation selon qu’elles sont plus ou moins publiques ou privées, permettant ainsi de faire l’économie d’hypothèses concernant le psychisme des acteurs (j’y reviendrai). J’apprécie pleinement la justification qu’ils proposent de ma distinction entre les unes et les autres par le poids normatif des valeurs publiques et leur composante émotionnelle. Ils ont par ailleurs tout à fait raison de qualifier de « moment d’égarement » l’équivalence que j’ai risquée entre valeurs publiques et « langue de bois » : en fait celle-ci ne représente que le pôle extrême des valeurs publiques, lorsqu’elles se situent (et sont perçues) au maximum de conventionalité et de distance par rapport aux valeurs privées.

7 En revanche, je ne suis pas certaine, comme ils le suggèrent, que le terme de « méta-valeurs » soit préférable à celui de « valeurs fondamentales », que j’utilise : en effet, tout le problème est de savoir comment décider que telle valeur est de niveau « méta ». C’est pourquoi j’ai utilisé un critère purement descriptif, à savoir l’absence d’anti-valeurs (il y a valeur fondamentale lorsqu’on ne peut pas lui trouver d’anti-valeur, autrement dit lorsque l’opposé de cette valeur n’est jamais positif). Ce passage obligé par l’observation (voir plus loin, § 8) conduit en outre à contextualiser la « nature » des valeurs, de sorte que leur caractère « méta » ou « fondamental » n’est pas inscrit dans la valeur elle-même, mais dans son usage en contexte. À mes yeux, c’est là une condition fondamentale de l’approche pragmatique, pour laquelle le contexte est un paramètre tout aussi constitutif de l’évaluation que le sujet évaluateur et l’objet évalué (j’y reviendrai aussi).

8 Certains chercheurs récusent toute différence entre « normes » et « valeurs » (tel Hervé Glevarec [2017] dans son compte rendu de mon livre) alors que, comme je l’ai précisé dans la postface (« Humanités et sciences sociales à l’épreuve des valeurs » [Heinich, 2017a : 349-390]), les deux termes obéissent à des définitions précises, le second impliquant une prescription pour l’action alors que le premier ne fait qu’opérer une évaluation. L’enjeu de cette distinction est tout sauf secondaire : contrairement à ce que prétendent les adeptes d’une interprétation des contraintes par la « domination » qui pèserait inconditionnellement sur certaines catégories d’acteurs, les normes sont aisément vulnérables à un impératif de justification par les valeurs qui les sous-tendent, et c’est même là une grande partie du sens de l’intense activité critique à laquelle se livrent les acteurs [5]. Cette distinction essentielle entre normes et valeurs est bien acceptée en revanche par Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez, qui font en outre, à ce sujet, une proposition très intéressante : compléter le couple normes-valeurs par la triade normes-régularités-valeurs. En effet, la prise en compte des régularités, inscrites dans des routines partagées, est indispensable à la compréhension d’un bon fonctionnement de l’articulation entre la dimension principielle des valeurs et leur activation dans des normes, qui n’ont pas forcément besoin d’être explicitées et rappelées pour contraindre effectivement les actions.

Questions de pertinence

9 J’en arrive à présent à des objections qui m’ont paru poser des problèmes de pertinence par rapport à ma problématique.

10 La première concerne le classique topos de l’opposition entre nature et culture. Louis Quéré m’objecte qu’une part de l’expérience humaine a une base biologique, que ne prend pas en compte ma définition des valeurs comme représentations mentales plus ou moins partagées. Or, il me semble que c’est un truisme : nous sommes faits de tissus, os, chairs, etc. Mais cela suffit-il à faire de notre expérience un « fait de nature » ? Toute forme d’expérience humaine est faite de nature et de culture, dans des proportions variables. Aussi tout réductionnisme, qu’il soit naturaliste ou culturaliste, me paraît n’être qu’une forme savante d’idéologie (Heinich, 2011). Au demeurant, je ne vois pas l’intérêt épistémique qu’il y aurait à « naturaliser le champ de la valeur », sauf à chercher à celle-ci un fondement transcendantal, comme l’ont fait un grand nombre d’auteurs : pour ma part, je cherche au contraire à inscrire résolument la sociologie des valeurs hors de la philosophie morale et de la sociologie morale et, corrélativement, hors de toute perspective métaphysique et normative.

11 C’est pourquoi je ne comprends pas ce que signifie ce « réalisme sociologique des valeurs » que m’impute Hervé Glevarec (2017 : 499), alors qu’il ne correspond en rien à ma perspective : que des « représentations » soient « consistantes pour les individus » n’en fait pas des entités réelles ; leur réalité (comme leur universalité) relève uniquement des représentations que s’en font les acteurs. Toute ma démonstration est foncièrement anti-réaliste, de sorte que des expressions comme « réalisme systémique » (ibid. : 500), « réalisme abstrait » (ibid.) ou « réalisme normatif » (ibid. : 501) sont hors de propos et trompeuses, surtout étant donné les connotations très chargées qui sont attachées à ce terme. De même, je ne pose pas une « anthropologie axiologique au fondement de l’activité humaine » (ibid. : 500) : l’idée de rechercher un « fondement » n’a aucun intérêt – comme l’avait bien démontré Ferdinand de Saussure à propos des théories sur « l’origine du langage » – et ne se justifie, me semble-t-il, que d’une visée d’ordre théologique.

12 Et à propos, justement, de théologie, la question du « sacré » fait également partie de ces problématiques qui me paraissent trompeuses, propres à nous égarer sur des voies sans issue. Ainsi Louis Quéré propose-t-il d’en revenir à la réduction durkheimienne des valeurs au sacré. Or, j’ai précisé dans l’introduction de mon livre que cette « sacralisation » des valeurs est plutôt un empêcheur de penser, car elle arrête la réflexion en faisant de « la religion » une matrice explicative avant même qu’on ait analysé de quoi il s’agit. On peut chercher à comprendre, certes, à quelles conditions, pour quelles raisons, avec quels effets les acteurs eux-mêmes en viennent à invoquer la « sacralité » des valeurs ; mais de là à endosser une telle interprétation, il y a toute la différence entre le discours des acteurs et le discours sur le discours des acteurs – thème typiquement wittgensteinien. Que les valeurs soient des visées idéales partagées (valeurs-principes) ou des objets valorisés (valeurs-objets) n’en fait pas pour autant des phénomènes « religieux » – ou alors tout idéal serait religieux ! En matière de « religieux », de « religion » ou de « sacré » (comme, dans un autre domaine, d’« art »), je reste adepte d’une conception strictement nominaliste, qui me paraît le fondement de toute approche spécifiquement sociologique. Car ce qui fait l’autorité des valeurs (ce en quoi elles ne sont pas de simples « préférences », sauf lorsqu’elles se présentent sous forme de « valeurs privées »), ce n’est pas un quelconque fondement métaphysique, mais la conviction qu’elles sont partagées et, plus précisément, universalisables – même si elles sont, de fait, relatives. C’est donc bien en tant que représentations (ce que Charles Taylor [1992] nomme un « imaginaire social ») qu’elles existent comme valeurs, et qu’elles sont efficaces, c’est-à-dire à la fois contraignantes et gratifiantes.

La prise en compte des émotions

13 Je suis reconnaissante à Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez (2017 : 177) d’avoir souligné le lien entre valeurs privées et engagement émotionnel, et d’avoir approfondi comme j’aurais dû le faire la question, essentielle, des émotions, qui permet d’introduire une distinction tout à fait pertinente entre perceptions de valeurs et jugements de valeurs, et aussi de résoudre le « problème méthodologique que l’invisibilité potentielle des attachements privés pose à la sociologie axiologique », selon leur juste formulation. Leur insistance sur les « engagements axiologiques » prolonge aussi de façon très utile une question que je n’ai fait qu’esquisser dans le livre, notamment en permettant de mettre en évidence la nature dynamique et pas seulement passive de l’attachement.

14 En effet, loin de moi l’idée d’ignorer le rôle des émotions dans le rapport aux valeurs, comme me le reproche Louis Quéré : je l’ai souligné dans le livre, même si je ne l’ai sans doute pas suffisamment développé, en renvoyant à la littérature philosophique et sociologique concernant le lien entre émotions et valeurs. Quant à son affirmation selon laquelle « ce sont les fins idéales de la conviction morale qui suscitent des émotions, et non l’inverse » (Quéré, 2017 : 212), elle correspond exactement à ce que je soutiens à propos des émotions comme manifestations du rapport aux valeurs – à ceci près que la réduction des valeurs à la seule dimension morale me paraît une des impasses les plus ravageuses de la philosophie des valeurs.

15 Et à ce sujet, Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez ont raison de regretter, concernant la spécificité de l’axiologie des valeurs morales, que je n’aie pas développé la différence entre maximalisme et minimalisme moral. Ce dernier s’appuie sur le critère du « tort fait à autrui », qui m’a paru être le point commun de toutes les valeurs relevant du registre éthique. Or, il suffit – me semble-t-il – d’étendre les frontières de cet « autrui » à un collectif abstrait, ou bien encore à soi-même, pour retrouver le maximalisme moral contre lequel s’est battu Ruwen Ogien (2007). Une fois de plus, c’est l’extension de l’objet d’attribution de valeur qui est à la base du différend : mon modèle me paraît donc à même d’intégrer cette problématique du maximalisme ou du minimalisme moral, à condition du moins que l’on en reste à une posture analytique de description de la façon dont les acteurs investissent cette alternative, à l’exclusion de toute option normative pour l’un ou l’autre de ses termes – celle-ci ne pouvant relever que de la philosophie morale et non pas de la sociologie axiologique.

Le statut de la « valuation » : attester ou conférer des valeurs ?

16 En revanche, je reconnais mal mon modèle dans « l’oscillation » que me prêtent Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez (2017 : 180) entre l’évaluation comme « création de valeur » et comme « mise en valeur d’une propriété qui se trouverait dès le départ dans la “chose visée” ». Je montre comment l’application à un objet d’un critère (ou propriété) satisfaisant une valeur-principe, grâce aux « prises » offertes par l’objet et aux critères mis en œuvre par les sujets, fait de l’attribution de valeur un processus à la fois objectif (au sens d’objectal : c’est la « mise en valeur d’une propriété ») et représentationnel (c’est la « création de valeur »), à proportions variables. C’est pourquoi « l’hypothèse des affordances axiologiques » (ibid.) (ou des « prises ») ne fait basculer le modèle vers l’objectivisme (et non vers « l’universalisme », comme ils le suggèrent) que de façon partielle, car les critères ou propriétés permettant d’utiliser ces prises relèvent, eux, d’un équipement axiologique inscrit dans l’habitus de l’évaluateur. Bref, mon modèle « n’oscille » pas entre des options théoriques contradictoires (objectivisme vs constructivisme), mais il montre comment les processus évaluatifs les intègrent et les articulent – nuance.

17 Une autre façon de poser cette question consiste à se demander dans quelle mesure l’attribution de valeur (« valuation ») « atteste » ou « confère » de la valeur. Or, je maintiens, en dépit des objections de Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez, ma distinction entre le point de vue des acteurs, pour qui l’évaluation « atteste » de la valeur, et le point de vue des chercheurs, pour qui elle la « confère ». En effet, je considère que, premièrement, le sociologue possède une avance sur les acteurs, issue de son travail d’observation, de recueil de données, d’expérimentation, de réflexion, etc. (sinon, je ne vois d’ailleurs pas pourquoi nous serions payés pour produire un savoir que les acteurs possèderaient déjà) ; et que, deuxièmement, « conférer » relève de l’observation pragmatique (observer les opérations d’attribution de valeur), alors que « attester » relève de l’hypothèse métaphysique (il existerait une valeur transcendante aux opérations d’évaluation). Or, j’estime que cette hypothèse, si elle est nécessaire aux acteurs pour faire fonctionner les valeurs comme telles, ne l’est nullement aux chercheurs pour analyser le rapport des acteurs à ces représentations particulières que sont les valeurs. J’applique donc le « rasoir d’Occam » nominaliste : ce que je ne peux observer ou inférer à partir de l’expérience, j’en fais l’économie. Si je peux observer les « prises » axiologiques et les actes évaluatifs, si je peux inférer les principes axiologiques à partir de la logique des actes d’énonciation, en revanche rien ne me donne accès à une « valeur intrinsèque » des objets telle que postulée par les acteurs. Dans ces conditions, rien ne justifie que j’aille au-delà de l’hypothèse selon laquelle la valeur résulte de (est « conférée » par) l’association entre propriétés objectales et représentations axiologiques.

18 Corrélativement (mais c’est un point marginal de désaccord avec mes deux collègues), je ne pense pas qu’une variation n’apparaîtrait que « sur la base d’un invariant » (Kaufmann, Gonzalez, 2017 : 180) : bien plutôt apparaît-elle dans la comparaison entre deux états successifs d’une même entité, celle-ci conservant son identité aux yeux des acteurs en dépit de ces variations. En d’autres termes, l’identité n’est pas un invariant mais, davantage, une entité de moindre variation. On peut donc, encore une fois, étudier les variations sans avoir à postuler une quelconque entité transcendantale, donc invariante.

Le statut de la « grammaire » : explication ou compréhension ?

19 Revenons à présent sur le projet « grammatical » qui occupe la troisième partie de mon livre. Je commencerai par un point d’accord avec Louis Quéré, qui appelle à prendre en considération la pluralité des valeurs et des « régimes de valeurs » : tout l’ouvrage développe cette observation, en tentant de mettre en évidence l’architecture de ce « répertoire axiologique » mobilisé par les acteurs. Il n’est pas de « grammaire » qui tienne sans une pluralité ordonnée d’entités.

20 En revanche, je ne suis pas d’accord avec l’idée émise par Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez selon laquelle cette mise en évidence, par le chercheur, du « répertoire grammatical » aboutirait à une « réification » de celui-ci. Le fait qu’il existe un « code » quelconque n’implique nullement, premièrement, qu’il soit inamovible et, deuxièmement, qu’il soit sciemment « appliqué », tel quel, par les acteurs – on le voit bien avec le code linguistique. C’est l’argument du « sens pratique » que Pierre Bourdieu (1980) avait eu raison d’opposer à un structuralisme trop rigide.

21 Par ailleurs, il me semble que le projet grammatical est en rapport avec la perspective compréhensive, consistant à mettre en lumière les raisons des acteurs plutôt que les causes externes de leurs actes. Du même coup, je n’adhère pas non plus à l’idée de Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez selon laquelle la posture compréhensive signifierait le renoncement à expliquer (au sens proposé par Paul Ricœur [1990] : « Rapporter l’agir aux états mentaux de l’agent ») : elle implique simplement la priorité explicative donnée aux raisons des acteurs sur les causes externes – les unes et les autres ne s’excluant d’ailleurs nullement.

22 En tout cas, il est clair que mon projet s’inscrit dans une perspective très différente de la sociologie explicative déterministe à laquelle, si j’ai bien compris, Louis Quéré voudrait réduire l’ambition sociologique dès lors que celle-ci aurait abandonné toute prétention normative, à savoir l’analyse des « conditionnements » socio-historiques du rapport aux valeurs. Il me semble que c’est un peu comme si l’on demandait à un linguiste de se cantonner à l’analyse des conditions socio-historiques d’acquisition du langage, en se désintéressant de la description de celui-ci. Une telle réduction me paraît une régression vers un programme explicatif assez pauvre (quoique malheureusement très répandu), auquel j’ai cherché à échapper en proposant un programme grammatical, inspiré d’une sociologie compréhensive, visant à expliciter les ressources et les raisons des acteurs : en l’occurrence, leurs ressources axiologiques (quelles que soient par ailleurs leurs modes de transmission) et les raisons (et non pas les causes extérieures, notamment les « conditionnements ») qui y sont associées.

Historicité des valeurs et prise en compte des contextes

23 La perspective synchronique constitutive du programme grammatical n’interdit nullement la prise en compte de la perspective diachronique et, en particulier, de l’historicité du système de valeurs mis au jour. Certes, celle-ci contredit l’hypothèse ordinaire de l’universalité et de la pérennité des valeurs, dont j’ai montré dans mon livre qu’elle définit la nature même des valeurs aux yeux des acteurs : celles-ci, pour fonctionner comme valeurs, doivent être considérées par les producteurs de jugements comme universelles et intemporelles, même si l’enquête montre qu’elles sont, de fait, vulnérables aux contextes. C’est dire que – contrairement à ce qu’affirme Hervé Glevarec – je ne définis pas la valeur par son universalité « en soi », mais seulement par son universalité aux yeux des acteurs ; il n’existe donc dans mon modèle aucune « domination probablement objective d’un registre » : tout est contextualisable. Et cette dimension contextuelle peut s’envisager tant au plus haut niveau de généralité – l’état d’une « culture » – qu’à un niveau plus « micro » : celui qui permet de qualifier les différentes « arènes » et de parcourir le continuum allant du « trouble » au « problème » et au « problème public », selon le modèle pragmatiste finement exposé par Daniel Cefaï dans un récent article (2016).

24 Dans sa réponse à mes propositions, Danilo Martuccelli a insisté avec raison sur cette question de l’historicité. Je suis entièrement d’accord avec lui sur l’historicité non seulement du contenu des valeurs, mais aussi de la problématique même des valeurs : j’en dis quelques mots dans l’introduction, à propos de l’affaiblissement du poids des institutions, qui explique en grande partie la montée en puissance de l’argument des valeurs dans l’espace politique actuel. Par ailleurs, le chapitre huit, consacré aux « valeurs-objets », balaie (très rapidement certes) un certain nombre de contributions majeures illustrant la variabilité historique des valeurs dans différents domaines. Je suis bien consciente également que la capacité à suspendre l’engagement dans les valeurs (capacité nécessaire à l’analyse axiologique, comme le souligne Danilo Martuccelli) n’est pas également accessible à tous les acteurs, notamment en fonction des contextes historiques ; mais justement, le chercheur n’est pas et, selon moi, n’a pas à être, dans l’exercice de ses fonctions, un acteur : son analyse n’a pas vocation à modifier le monde (lequel doit être, disait Ludwig Wittgenstein, « laissé en l’état »), mais à l’éclairer. Ce constat n’enlève d’ailleurs rien à la brillante analyse de Danilo Martuccelli sur l’instauration d’un nouveau rapport à la vérité dans la modernité : simplement, cette analyse concerne le rapport ordinaire au monde social, mais pas le rapport – épistémiquement orienté – du chercheur au monde scientifique.

25 Toujours à propos de l’historicité du contexte, j’estime que toutes les controverses n’ont pas vocation à être tranchées par la science, en particulier les controverses morales ou politiques ; ce pourquoi il n’y a pas à choisir entre un relativisme post-moderne (« tout se vaut ») et une prétention scientiste à réguler « scientifiquement » les faits de société, comme le voudrait la sociologie morale. À mes yeux, le vrai choix consiste à discriminer entre ce qui relève du vrai/faux (scientifiquement prouvable ou réfutable) et ce qui relève du acceptable/inacceptable (objet d’opinions, de discussions, d’actions). Autrement dit, je plaide pour une claire distinction des « arènes », scientifique d’un côté, politico-sociale de l’autre. Probablement, est-ce là l’effet d’un certain état du développement des sciences sociales (davantage, me semble-t-il, que d’un certain état du monde social), et je ne le nie pas : au contraire, je milite pour que la position que je défends devienne une position dominante en sociologie ! Je suis donc parfaitement consciente que mon combat épistémique est bien un combat historiquement situé. Mais encore une fois, comme je le montre dans le livre, le fait qu’une valeur soit factuellement relative ne l’empêche pas d’être considérée et traitée par les acteurs comme devant être universalisée.

26 Enfin, toujours en matière d’historicité des contextes, je suis tout à fait d’accord avec l’incitation de Danilo Martuccelli à ouvrir la voie d’une sociologie historique des attachements à la vie sociale. Mais ne s’agit-il pas simplement de prendre acte de l’extension géographique et topographique (et ce pour des raisons essentiellement technologiques : radio, télévision puis internet) de la sphère d’implication des individus, au-delà de la sphère familiale, de la sphère villageoise, de la sphère de quartier, qui bornaient traditionnellement leurs intérêts ? Jadis la circulation des ragots était un élément fondamental de la vie à la fois sociale et affective ; aujourd’hui, il en va de même, mais avec l’énorme accélération dans le temps et extension dans l’espace que permettent les moyens modernes de communication. Ce n’est donc pas qu’il y ait davantage d’attachements à la vie sociale dans la modernité : simplement, leur rayon de pertinence s’est étendu, et leurs manifestations se sont également étendues et accélérées – et je renvoie ici à De la visibilité (Heinich, 2012) où je développe longuement cette question de la technologie comme cause première de modification de nos attachements. La perspective diachronique que propose Danilo Martuccelli me paraît donc complémentaire de ma perspective synchronique : vive la pluralité et la complémentarité des approches !

La sociologie des rapports de force

27 Un autre thème de discussion abordé par Danilo Martuccelli concerne la sociologie des rapports de force : ils sont au centre de l’analyse stratégique, qui est elle-même au fondement de la sociologie de la décision, alors qu’ils sont quasiment absents de la sociologie de l’évaluation telle que je la propose. Là encore, ce sont à mes yeux des perspectives complémentaires et non pas exclusives l’une de l’autre. D’ailleurs, j’ai moi-même multiplié les observations de situations de décisions (observations de commissions, que j’évoque notamment dans la première partie) : je ne pense pas être passée à côté de cette problématique, même si je ne l’ai pas approfondie. Quant à l’anecdote du vieux sac à main, que Danilo Martuccelli propose d’analyser à la lumière de l’analyse décisionnelle, je reconnais que celle-ci est parfaitement pertinente ici, avec la focalisation sur les contraintes propres à la situation ; mais elle ne s’oppose pas à une analyse axiologique, d’autant que cet épisode figure là où il est placé (chapitre « La valeur des choses ») pour illustrer non pas un conflit de valeurs, mais un changement d’état d’une chose, entre objet usuel, bien marchand, fétiche, relique, doudou…

28 En d’autres termes, la sociologie de l’évaluation que je propose constitue non pas une perspective de substitution, mais une perspective complémentaire à l’analyse décisionnelle : conjointement aux rapports de force, et aux processus stratégiques, il existe aussi dans les situations de décisions collectives des ordres de contraintes qui ne se réduisent pas aux rapports de force interindividuels (sociologie de la domination), ni aux finalités propres à la situation (sociologie de la décision), mais qui relèvent du partage d’un même système de valeurs, et des règles implicites de sa mise en œuvre. Encore une fois, il ne s’agit pas d’exclure une problématique au détriment de l’autre, mais de mettre en œuvre l’une et l’autre ; simplement, la question des contraintes axiologiques a été, jusqu’à présent, tellement écrasée par le courant dominant de la sociologie des rapports de force, qu’il me semble plus intéressant aujourd’hui, parce que plus novateur, de privilégier l’autre focale.

29 D’ailleurs, il serait passionnant de mettre en évidence les conditions d’explicitation par les acteurs de leurs références axiologiques, puisqu’elles n’interviennent pas forcément ou pas n’importe quand dans un processus de décision : j’ai esquissé cette question dans les enregistrements de conversations entre chercheurs de l’Inventaire du patrimoine lorsqu’ils étaient en désaccord sur une décision à prendre (Heinich, 2009), mais c’est un programme qu’il faudrait développer. Je ne suis pas certaine que l’activation des valeurs concerne seulement le moment de justification de ses propres positions et de persuasion d’autrui : la focalisation sur ce moment particulier n’est-elle pas avant tout un biais méthodologique, privilégiant ce dont l’acteur est réflexivement conscient, au détriment d’une intériorisation du système de valeurs qui guide aussi ses choix mais dont il est moins conscient ? On retrouve là le problème du niveau de réflexivité, inégal selon la nature des motivations : fort pour les intérêts, moindre pour l’espace des positions, et sans doute plus faible encore pour le répertoire axiologique. D’où, soit dit en passant, l’intérêt des observations plutôt que des entretiens, qui privilégient forcément les opérations à haut niveau de réflexivité.

La prise en compte des comportements et l’observabilité empirique

30 Cette question de méthode, essentielle, se pose aussi à propos de la prise en compte des comportements dans la problématique axiologique – prise en compte sur laquelle insiste à juste titre Louis Quéré, même si elle me paraît contenue dans la notion d’« attachement » telle que je la propose comme forme d’attribution de valeur, parallèlement à la mesure et au jugement. Mais nous divergeons probablement sur ce que nous entendons l’un et l’autre par ce « pragmatisme » auquel il adosse sa critique de mes propositions, du fait qu’à mes yeux le pragmatisme devrait être moins une position philosophique qu’une contrainte méthodologique. Je m’explique.

31 Je serais presque d’accord avec l’idée de Louis Quéré (2017 : 215) selon laquelle « ce sont les pratiques et les institutions de la vie sociale, et non pas la tête des gens, qui sont le lieu premier des significations, des normes et des valeurs », à ceci près que je ne suis pas certaine qu’il y ait un lieu « premier » ; je dirais plutôt que ces éléments existent à la fois dans les instances collectives et dans les instances individuelles. Mais le problème n’est pas tant celui de la priorité ontologique que celui de l’observabilité empirique : où peut-on observer les valeurs au plus près lorsqu’on entend faire de la sociologie pragmatique ? Le reste ne relève à mes yeux que de la spéculation.

32 C’est là, me semble-t-il, que commencent les vrais désaccords avec Louis Quéré. Le premier porte sur le privilège que j’accorde, selon lui, aux « actes évaluatifs et [aux] opérations d’évaluation sous-tendant les jugements » (ibid. : 198), au détriment de la dimension cognitive. Mais c’est simplement que je suis une sociologue empiriste, qui n’analyse mes objets qu’à travers des enquêtes ; et que l’enquête (par observation ou par entretien) ne peut reposer, par définition, que sur des éléments observables, tels des actes (ne serait-ce que des actes de langage) ou des objets, et non sur des pensées. Cela n’implique en rien que je nie la part des ressources cognitives : simplement, je ne peux que les inférer à partir de l’expérience, comme je le fais d’ailleurs à propos de ces « représentations mentales » que sont les principes axiologiques. Pour le dire autrement : la méthode pragmatiste, consistant à s’intéresser avant tout aux actes en situation effective, n’implique nullement qu’on présume qu’il n’y ait que des actes : elle prétend juste que c’est par eux qu’il faut passer pour accéder à des réalités moins directement observables, en particulier les réalités d’ordre psychique.

33 Dans le même ordre d’idées, j’entends par « expérience axiologique » les modes d’attribution de valeur manifestés par des mesures, des attachements ou des jugements, exprimés par des sujets dans certains contextes à propos de certains objets, et plus ou moins pris en charge par des conventions, des institutions, des collectifs. Ce sont là des éléments de réalité observables, alors que, me semble-t-il, les « valuations » que privilégie Louis Quéré à la suite de John Dewey (1939) sont des hypothèses, plausibles certes, mais en grande partie spéculatives car inaccessibles à l’observation, donc à l’analyse. C’est sans doute un problème mineur pour un philosophe (tels William James ou John Dewey), mais pour un sociologue travaillant sur une base empirique, c’est un obstacle majeur.

34 Un autre point de désaccord porte sur ma définition de la valeur (au troisième sens : principe axiologique) comme « butée de l’argumentation » : contrairement à ce qu’affirme Louis Quéré (2017 : 207), cela n’entraîne nullement le risque d’en faire une chose « ultime, suprême, absolue », car il s’agit là d’un critère purement pragmatique, fondé sur l’observation du fonctionnement effectif des argumentations utilisées par les acteurs. En aucun cas il ne permet d’en inférer des entités métaphysiques, qui à mes yeux ne font pas partie du programme de la sociologie. Au demeurant, ayant défini les valeurs comme des représentations mentales partagées, je ne vois pas ce qui autoriserait le saut ontologique consistant à en faire des « choses », et moins encore des absolus.

35 Louis Quéré (ibid. : 204) m’objecte enfin que « le jugement requiert des critères, plutôt que des standards et des étalons de mesure » : nous sommes presque d’accord, à condition de tenir compte des contextes de production de ces jugements, puisque selon les cas ils peuvent requérir tous ces éléments – ou pas. Le standard ou l’étalon de mesure n’est qu’une forme particulière d’équipement du jugement par objectivation et standardisation du critère, propre à certaines situations. Retour, donc, à l’analyse empirique des actions en contexte…

Et toujours la neutralité…

36 Il est remarquable que, quinze ans après l’échange publié par Questions de communication sur la neutralité axiologique (Fleury, Walter, 2002 ; 2003), cette question soit encore, aujourd’hui, l’objet de désaccords majeurs avec mes collègues à propos de la sociologie des valeurs. C’est par ce point décidément nodal que je terminerai.

37 Je ne peux pas suivre l’argumentation de Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez à propos de la neutralité limitée qu’aurait forcément le travail grammatical du sociologue. Celui-ci peut mettre en évidence les « conditions de félicité » d’un acte – qu’il soit linguistique ou axiologique – à travers l’adéquation entre les opérations et leur cadre de référence, sans pour autant faire quoi que ce soit à cet acte : l’arène scientifique de la description (entre chercheurs et lecteurs) est étrangère à l’arène ordinaire de l’évaluation (entre acteurs), et moins encore de la prescription. Pour que le travail descriptif et analytique du chercheur devienne normatif ou prescriptif, il faudrait qu’il prenne place dans un contexte qui confère une « agentivité » axiologique à son énonciation. Soit dit en passant, cette prise en compte de la spécificité des contextes énonciatifs ne semble pas être faite par John Dewey, qui met en équivalence les différentes catégories d’énonciations, soit épistémiques (revue scientifique, ouvrage savant), soit ordinaires (interactions, édictions de normes), au mépris de l’exigence pragmatique d’attention aux contextes…

38 J’en dirai autant de la symétrisation latourienne (Latour, 1991) évoquée par Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez, dont je ne pense pas, là encore, qu’elle transgresse l’impératif de neutralité : elle n’a pas le même sens dans le cadre épistémique (c’est une méthode d’analyse du traitement des objets par les acteurs) et dans le cadre de l’interaction ordinaire (c’est une méthode de traitement des objets). En mettant sur le même plan « l’enquête » du sociologue et celle des acteurs, sans voir qu’elles se déploient dans des arènes spécifiques, on contrevient encore au principe pragmatiste de prise en compte des situations concrètes (et, en l’occurrence, des supports de publication ou d’expression des énonciations, avec leurs contraintes et leurs conditions d’efficacité respectives).

39 Exprimant ses réserves à propos de la neutralité, Danilo Martuccelli affirme que notre rôle de chercheurs serait de produire de la « vérité ». C’est peut-être une argutie sémantique, mais je dirais plutôt que notre rôle est de produire et de transmettre du savoir, des connaissances. En effet, la notion de « vérité » peut renvoyer à l’authenticité d’une vision du monde subjective (par exemple un engagement), sans pour autant constituer un savoir objectif, partageable, cumulable. Autre point de vocabulaire : je ne crois pas que ce soit la « passion » qui soit problématique chez un chercheur, comme il le suggère, mais plutôt une passion qui irait au-delà de la « passion épistémique », de la passion du savoir (et quelle passion il a dû falloir à Max Weber ou à Norbert Elias pour consacrer toute leur vie à leurs recherches !), jusqu’à se mettre passionnément au service de causes morales ou politiques. Enfin, si je pose en conclusion de mon livre la question « à quoi ça sert ? », et si je suggère que la sociologie axiologique peut avoir un intérêt pratique, ce n’est pas pour subordonner, comme le faisait Émile Durkheim, la visée épistémique à la visée pratique, éthique ou politique : celle-ci est une plus-value de la recherche, et non sa justification. La Civilisation des mœurs (Elias, 1939) ne nous sert à rien dans la vie sociale : ce livre magnifique nous sert juste à savoir, à comprendre. Si, en plus, il peut être mis au service d’un meilleur usage de la civilité, tant mieux – mais c’est un profit incertain, et aléatoire par rapport aux longues heures de travail qu’a coûtées cette recherche.

40 Il y a bien là un problème propre à la sociologie : si les conflits d’intérêts dans les sciences « dures » sont des conflits de position dans l’arène scientifique et non pas des conflits entre acteurs ou entre acteurs et savants, en revanche le sociologue traite d’objets qui sont investis par les acteurs concernés – d’où une nécessité accrue de vigilance propre à maintenir une position d’observateur et non pas de participant à la controverse. On pourrait d’ailleurs retourner la question : quel serait l’intérêt proprement épistémique d’introduire dans l’arène scientifique des positions normatives, morales ou politiques ? Je n’en vois aucun, mais je vois bien le risque d’un manque de clairvoyance dû à ces positions. À l’inverse, je vois bien les profits de tous ordres – des meilleurs aux pires – que l’on peut tirer à introduire dans l’arène politique des apports scientifiques : au mieux, certes, un profit d’efficacité rationnelle dans la résolution des problèmes ; mais aussi, au pire, un profit stratégique de court-circuitage des arguments proprement politiques ou éthiques, à l’abri du prestige de la science – et c’est là un vrai danger d’abus scientiste.

41 Enfin, je ne vois pas en quoi, comme le craignent Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez (2017 : 189), le « renoncement au positionnement éthique » menacerait la portée du métier de sociologue, dès lors que celui-ci est défini par la production d’un savoir : on retrouve là le débat Lévy-Bruhl/Durkheim que j’évoque dans le livre, et par rapport auquel l’ambition normative qu’Émile Durkheim persiste à attribuer à la sociologie me paraît n’être rien d’autre qu’un résidu de la vieille philosophie morale, justement stigmatisé par un Lévy-Bruhl autrement plus moderne et plus conscient de la rupture épistémologique fondamentale opérée par la sociologie (Merllié, 2004).

42 Pour finir, je tiens à défendre, contre l’opinion de Louis Quéré, ma position selon laquelle « la sociologie des valeurs n’a rien à voir avec une quelconque éthique ». Ce n’est pas parce que les « valuations » des acteurs ont des effets pratiques et éventuellement éthiques que la sociologie qui les étudie possède elle-même de tels effets : encore une fois, on ne peut pas confondre le niveau ordinaire de l’expérience et le niveau épistémique de l’analyse de l’expérience, qui est celui où se situe ma recherche. Du reste, il est étrange que ce soit dans le domaine des valeurs et de la normativité – et lui seul, apparemment – que cette distinction ait tant de mal à s’imposer auprès des sociologues depuis le débat Lévy-Bruhl/Durkheim : débat qui, manifestement, n’est toujours pas refermé, comme en témoigne la récurrence des interrogations sur la neutralité axiologique en matière d’analyse des valeurs, présentes chez mes trois commentateurs – commentateurs que je remercie encore, très sincèrement, pour ces très stimulants échanges [6].

Notes

  • [1]
    Notamment dans Libération (9 mars 2017), Télérama (22 mars), L’Humanité (21 avril), Le Monde diplomatique (27 avril), La Croix (4 mai), Le Monde (4 mai), Sciences humaines (16 mai), Le Magazine littéraire (22 mai), Le Point (25 mai)… L’attribution en mai du prix Pétrarque de l’essai France Culture/Le Monde a contribué ensuite à une petite relance des articles et émissions de radio.
  • [2]
    Notamment Lectures.org (22 avril), Association française des enseignants en sociologie (26 mai), Nonfiction.fr (2 décembre)…
  • [3]
    Pour un résumé de l’ensemble de ces contributions, voir B. Fleury, J. Walter (2017).
  • [4]
    Voir Questions de communication, 2 (2002), et 5 (2004).
  • [5]
    Cette question est au cœur du travail effectué par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification. Les économies de la grandeur (1991), même s’ils se sont refusés à utiliser explicitement le vocabulaire des « valeurs » – comme je le souligne dans le développement que j’ai consacré dans mon livre à la comparaison entre leur modélisation de la justification des actions et ma propre modélisation des jugements de valeur.
  • [6]
    Parallèlement aux discussions consécutives à mon livre, menées à l’occasion d’entretiens, de conférences, de séminaires, de colloques dans différentes disciplines (sociologie, histoire, philosophie, droit, anthropologie, communication, management, politiques publiques…), un atelier mensuel « modélisation des valeurs » a lieu dans les locaux du Centre de recherches sur les arts et le langage (Cral, EHESS/CNRS) afin de soumettre à l’application empirique, par des chercheurs de toutes disciplines, le modèle exposé dans la troisième partie du livre.
Français

Ayant proposé à la discussion de ses collègues un résumé en dix points de son livre Des valeurs. Une approche sociologique, Nathalie Heinich répond aux commentaires de Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez, de Danilo Martuccelli, et de Louis Quéré, ainsi qu’au compte rendu publié dans la même livraison de Questions de communication par Hervé Glevarec. Sont ainsi abordées successivement neuf thématiques : les questions de vocabulaire, les questions de pertinence ou de non-pertinence de certaines problématiques (la nature, la religion), la question des émotions, le statut ontologique de l’attribution de valeur, le statut de la « grammaire » axiologique et sa visée explicative ou compréhensive, l’historicité des valeurs et la prise en compte des contextes, la place de la sociologie des rapports de force, la prise en compte des comportements et de l’observabilité empirique, et, enfin, la controverse sur la neutralité axiologique.

  • méthodologie
  • sociologie
  • valeurs
  • axiologie
  • neutralité
  • pragmatisme
  • émotions
  • grammaire
    • Boltanski L., Thévenot L., 1991, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.
    • Bourdieu P., 1980, Le Sens pratique, Paris, Éd. de Minuit.
    • En ligne Cefaï D., 2016, « Publics, problèmes publics, arènes publiques… Que nous apprend le pragmatisme ? », Questions de communication, 30, pp. 25-64.
    • Dewey J., 1939, La Formation des valeurs, trad. de l’américain et prés. par A. Bidet, L. Quéré et G. Truc, Paris, Éd. Les Empêcheurs de penser en rond/Éd. La Découverte, 2011.
    • Elias N., 1939, La Civilisation des mœurs, trad. de l’allemand par P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
    • En ligne Fleury B., Walter J., 2017, « Les valeurs : quelles théories, quelles méthodes ? », Questions de communication, 32, pp. 153-166.
    • En ligne Fleury B., Walter J., coords, 2002, « L’engagement des chercheurs », Questions de communication, 2, pp. 105-143.
    • En ligne Fleury B., Walter J., coords, 2003, « L’engagement des chercheurs (2) », Questions de communication, 3, pp. 99-150.
    • Glevarec H., 2017, « Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique », Questions de communication, 32, pp. 497-502.
    • Heinich N., 2009, La Fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme.
    • Heinich N., 2011, « Naturalisme, anti-naturalisme : non-dits et raisons du réductionnisme », pp. 215-229, in : Bronner G., Sauvayre R., dirs, Le Naturalisme dans les sciences sociales, Paris, Hermann (republié dans SociologieS, 2012, accès : http://journals.openedition.org/sociologies/3814).
    • Heinich N., 2012, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard.
    • Heinich N., 2017a, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard.
    • En ligne Heinich N., 2017b, « Dix propositions sur les valeurs », Questions de communication, 31, pp. 291-313.
    • En ligne Kaufmann L., Gonzalez P., 2017, « Mettre en valeur(s) le monde social », Questions de communication, 32, pp. 167-194.
    • Latour B., 1991, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, Éd. La Découverte.
    • En ligne Martuccelli D., 2017, « La Grammaire axiologique et la sociologie des valeurs », Questions de communication, 32, pp. 219-238.
    • En ligne Merllié D., 2004, « La sociologie de la morale est-elle soluble dans la philosophie ? La réception de La Morale et la science des mœurs », Revue française de sociologie, 3, 45, pp. 415-440.
    • Ogien R., 2007, L ’Éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard.
    • En ligne Quéré L., 2017, « Comment “pragmatiser” le champ de la valeur ? », Questions de communication, 32, pp. 195-218.
    • Ricœur P., 1990, Soi-même comme un autre, Paris, Éd. Le Seuil.
    • ‪Taylor C., 1992, ‪ ‪The Ethics of Authenticity‪ ‪, Cambridge, Harvard University Press, 2003.‪
Nathalie Heinich
Centre de recherches sur les arts et le langage
École des hautes études en sciences sociales
Centre national de la recherche scientifique
F-75006
heinich[at]ehess.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/08/2018
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.12288
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'Université de Lorraine © Éditions de l'Université de Lorraine. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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