CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Rédigé par un professeur de littérature, l’ouvrage est consacré aux liens complexes et tumultueux entre littérature et bande dessinée (bd). Complexes, car si la bd se présente souvent sous forme d’albums vendus en libraire, elle peut ne comporter aucun texte ; tumultueux, car si certains auteurs, à commencer par l’inventeur de la bd, Rodolphe Töpffer, revendiquent cette appartenance littéraire, d’autres la récusent, parfois au profit d’un lien avec différents arts (la peinture, le cinéma), le plus souvent au nom de l’autonomie du neuvième art.

2 Ce sujet passionnant est traité en quatre parties. La première, « Être ou ne pas être de la littérature » (pp. 13-55), revient sur l’histoire de la bd, donne la parole à des scénaristes, évoque la question de la définition de cet art et se conclue par un chapitre consacré à Hergé. La deuxième est intitulée « S’emparer de la littérature » (pp. 59-101). Elle s’ouvre par un chapitre traitant de comment les auteurs de bd donnent à voir la littérature dans leurs œuvres, se poursuit par trois études portant sur les problèmes de l’adaptation des œuvres littéraires en bd. La troisième partie, « S’inspirer de la littérature » (pp. 105-154), montre comment certains auteurs enrichissent leurs œuvres en s’inspirant de procédés littéraires comme le chapitrage, la remise en cause des règles classiques de la ponctuation, l’adoption de contraintes formelles et le récit à voix multiples. Quant à la dernière partie, sous l’appellation « Rivaliser avec la littérature » (pp. 159-215), elle regroupe des chapitres épars consacrés à la notion de graphiation (l’empreinte graphique du dessinateur qui résiste à la monstration), à l’esthétique régressive, à la bd d’histoire, à l’autofiction et à l’organisation du récit.

3 Sur le plan formel, l’ouvrage est très agréable à lire. Il est écrit dans une langue simple et claire. Les parties sont équilibrées, les illustrations nombreuses, le vocabulaire précis (l’auteur propose, par exemple, des distinctions utiles entre esquisse et croquis, vignette et case), le tout servi par une très grande connaissance de la bd francophone actuelle. La seule réserve formelle que l’on peut émettre est, pour chaque partie, l’absence d’introduction et de conclusion. Or, ces dernières auraient sans doute permis de mieux saisir la cohérence interne de chaque partie et de mieux comprendre leur articulation. Sur le fond, l’auteur expose très clairement les controverses sur les liens entre littérature et bd et défend parfaitement deux thèses. La première, explicite, est que la bd doit revendiquer ses racines littéraires et se frotter à la poésie pour mieux trouver son autonomie. La seconde, implicite, est que, contrairement à ce que l’on peut penser au premier abord, la bd a plus de liens avec la littérature que le cinéma.

4 Le problème de ce livre n’est pas ce qui est dit, mais ce qui est tu. Premier point, l’auteur connaît parfaitement la bd francophone et cite quelques auteurs américains reconnus par la critique (Will Eisner, Chris Ware), mais il se désintéresse des comics les plus vendus (Superman, X Men, etc.) et ne dit rien des mangas. Pourquoi ? Par méconnaissance ou par choix ? De même, la bd numérique n’est pas évoquée alors que la question de la création et de la diffusion numérique touche le monde de la bd comme celui de littérature. Plus gênant, évoquant les rapports entre bd et cinéma, l’auteur ne fait aucune mention des westerns. Pourtant de Durango à Blueberry en passant par Commanche et Buddy Longway, de nombreux héros de bd francophones sont liés à ce genre cinématographique. Plus choquant encore pour un spécialiste de la communication, l’auteur ne rappelle pas les liens forts entre médias et bd. Or, c’est la presse d’information qui, aux États-Unis, a popularisé des héros comme Yellow Kids et la presse enfantine qui, en France, a rendu célèbre Bécassine ou Tintin, les ventes d’album ne prenant leur essor que dans les années 70. Aujourd’hui, la bd de reportage constitue un nouveau territoire pour les auteurs, tandis qu’elle devient une autre façon de faire du journalisme comme en témoigne le lancement de La Revue dessinée. Enfin, bien que l’auteur se défende de toute hiérarchisation culturelle, il est dérangeant de voir la littérature se réduire au seul roman, qu’il soit policier ou non. La science-fiction, l’érotisme, les récits utopiques et dystopiques qui font partie intégrante de la littérature ne sont pas évoqués. Pourtant, des séries comme La Brigade chimérique dans laquelle des super-héros européens comme le Passe-Muraille sont mis en scène, la création par la maison d’édition La Musardine d’un label (Dynamite) consacré à la bd érotique ou le succès d’une série comme Jour J fondé sur le principe « et si (les Russes avaient marché les premiers sur la lune, de Gaulle était mort en 68, etc..) » montrent, à l’évidence, que les rapports entre bd et littérature débordent largement du cadre étroit de l’analyse proposée par l’auteur. Un livre qui permet de combattre efficacement l’idée selon laquelle la bd est une sous-littérature, mais qui n’est que l’ébauche d’une recherche sur les liens entre bd et littérature.

Éric Dacheux
Comsol, université Blaise Pascal Clermont Ferrand, F-63000
eric.dacheux@univ-bpclermont.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/05/2015
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.9369
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'Université de Lorraine © Éditions de l'Université de Lorraine. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...