Introduction
1Quand, dans une société développée, un nouveau péril est identifié et dénommé, qu’il soit économique, écologique, sanitaire ou autre, les réponses que la collectivité cherche à apporter comportent systématiquement un volet juridique. Les « problèmes de la drogue », pour reprendre le titre d’un rapport officiel [1], n’échappent pas à cette règle. Nous nous proposons de suivre, entre 1845 et 1916, les réponses juridiques que les pouvoirs publics mettent en œuvre pour « arrêter » le développement de la consommation non thérapeutique des produits psychoactifs de plus en plus nombreux que l’industrie pharmaceutique met sur le marché.
2Le premier usage non thérapeutique des « phantastica » [2] visé par un texte législatif n’est pas la recherche volontaire d’un état de conscience modifié, mais tout simplement l’utilisation de ces substances, en la circonstance essentiellement des opiacés, en tant que poison.
3L’usage des injections de morphine, introduit à la toute fin des années 1850, génère de plus en plus de cas de morphinomanie iatrogène. D’abord limitée aux seules classes aisées, cette nouvelle maladie identifiée et décrite par un médecin allemand, le docteur Levinstein, finit par toucher toutes les catégories sociales et par préoccuper les autorités alertées par le corps médical. Pourtant, les tentatives qui visaient à réglementer l’usage de la « fée grise » échouent et l’on se contente de l’inscription de la morphine dans la liste des substances vénéneuses.
4La « conscience d’avoir à légiférer » resurgira durant la Belle Époque sur fond de développement de la fumerie d’opium, forme d’intoxication étrangère à toute thérapeutique. Elle aboutit en pleine guerre avec l’adoption de la loi du 12 juillet 1916.
Arsenic et opium, même combat… ou comment contrôler la vente des substances vénéneuses
5Le 3 décembre 1840 débute le procès de Marie Fortunée Capelle, épouse Lafarge, accusée d’avoir empoisonné son époux Charles Lafarge à l’aide d’arsenic. Nous n’allons pas résumer ici ce procès très médiatique qui vit la condamnation de Marie Lafarge aux travaux forcés à perpétuité [3]. Si nous mentionnons cette affaire, c’est parce que, comme bien d’autres faits divers, elle va déboucher sur une loi. En effet, si l’on en croit les débats parlementaires qui font suite au procès, l’absence de réglementation sur « la vente des substances vénéneuses » [4] explique « une partie des crimes qui dans ces dernières années surtout ont affligé la société » [5]. La loi qui est adoptée le 19 juillet 1845 prévoit donc toute une série de dispositions liées à la vente de médicaments susceptibles de servir de poison et figurant sur une liste établie par les autorités. Désormais, notamment, les pharmaciens doivent fournir les substances vénéneuses en suivant strictement les prescriptions d’un médecin et tenir un registre, rempli « sans blancs ni ratures », mentionnant la nature du remède, la quantité délivrée, le nom et l’adresse de l’acheteur. Cette loi, « rendue pour faire cesser un état de choses si funeste à la sécurité publique » [6], vise donc à prévenir les empoisonnements volontaires de tierces personnes et nullement l’usage abusif personnel. Certaines « drogues » figurent bien sur la liste de l’administration mais uniquement pour leur caractère létal et pas pour leurs effets psychoactifs. C’est pourtant ce texte qui va servir dans un premier temps à combattre l’extension de la morphinomanie, puis qui constituera la base de la future législation sur les stupéfiants.
Le combat contre la « fée grise »
6Le 24 janvier 1883, la dixième chambre du tribunal de première instance du département de la Seine commet le docteur Motet à effet de constater l’état mental de Mme J. née Saint J., inculpée de vol au préjudice du Magasin de la Ville de Saint-Denis. Du rapport de l’expert, il ressort que si cette Dame a commis une indélicatesse, c’est parce qu’elle est morphinomane et que son pharmacien à qui elle devait la somme de 1600 francs pour la fourniture de 693 grammes de chlorhydrate de morphine menaçait de ne plus lui livrer son narcotique quotidien. Après diverses considérations sur le contexte familial, le terrain hystérique de Mme J. et l’origine thérapeutique de la manie toxique, le docteur Motet conclut : « Les déplorables facilités qu’elle a trouvées à se procurer un poison l’ont amenée à absorber des doses excessives ; elle vit, depuis deux ans surtout, dans un état de trouble intellectuel et moral entraînant la perte de conscience de la valeur de ses actes ! En conséquence, notre avis est que, Mme J. née Saint J., n’est pas responsable du vol qui lui est imputé [7]. » Non seulement le tribunal relaxe la prévenue, mais il condamne le pharmacien Armand Vassy, qui n’a pas respecté la loi de juillet 1845 et qui « s’est laissé guider par un intérêt mercantile », à 8 jours d’emprisonnement et 1000 francs d’amende. Cette sanction pénale est assortie d’une indemnité civile de 2000 francs à payer au mari. Armand Vassy est le premier « trafiquant de drogue » condamné et incarcéré en raison même de son commerce. Comment comprendre ce jugement ?
7Notons d’abord que si Mme J. comparaît devant la dixième chambre, c’est parce qu’elle a commis un vol et non parce qu’elle se « drogue ». Relevons ensuite que la clémence du tribunal à son égard et le transfert de responsabilité sur la personne de pharmacien ne sont pas sans lien avec l’appartenance de la délinquante à une classe sociale élevée. Dans des affaires semblables mettant en cause des femmes du peuple, les tribunaux condamnent la voleuse et ne cherchent pas à connaître le fournisseur [8]. Pour transformer la culpabilité morale et déontologique du pharmacien en culpabilité pénale, la dixième chambre s’appuie sur la loi du 19 juillet 1845 et donc sur le fait que la morphine est un poison. Cette ambiguïté entre drogue et poison satisfait les autorités. Elle leur permet d’intervenir au niveau de l’approvisionnement sans avoir à poser le délicat problème de l’incrimination de l’usage. Il eût été en effet difficile juridiquement d’entraver la vente d’un produit pour freiner une pratique non réprimée par la loi.
8Le seul résultat notable de la condamnation d’Armand Vassy et de la publicité faite, notamment dans la presse professionnelle, autour de l’affaire est de tarir partiellement la « filière des officines » au bénéfice des grossistes qui eux peuvent vendre beaucoup plus librement des produits chimiques ou pharmaceutiques [9]. Conscient des failles du règlement en vigueur, le ministre de la Justice commande en 1895 à quelques membres du Comité consultatif d’hygiène publique présidé par le professeur Brouardel, un rapport sur les Mesures à prendre pour diminuer la morphinomanie [10]. Les auteurs proposent diverses mesures qui visent à mieux contrôler la circulation de la morphine, dont aucune ne sera adoptée. L’idée d’exposer l’usager aux foudres de la loi ne s’impose qu’avec le développement d’une autre forme d’intoxication : la fumerie d’opium.
Les premiers combats contre la « noire idole »
9Dès 1857, dans son Traité de la dégénérescence, le docteur Bénédict Auguste Morel fait de la fumerie d’opium un péril social de première importance, mais le danger reste exotique et frappe essentiellement l’Extrême-Orient. Les choses changent après la conquête de l’Indochine. Le commerce du chandoo, c’est-à-dire de l’opium préparé pour être fumé, organisé à partir de 1899 en régie directe, occupe une place très importante dans les finances de la colonie [11]. Mais, revers de la médaille, les Européens qui ont des contacts directs avec l’Asie comme les officiers de marine nationale, les fonctionnaires coloniaux ou les officiers des corps expéditionnaires sacrifient volontiers sur l’autel de la « noire idole ». Cette donnée sociologique explique en grande partie le renforcement des motivations prohibitionnistes des institutions étatiques. Peut-on confier la défense des intérêts de la Nation à des individus perdus dans leurs rêves thébaïques ? Le pavot qui servit si bien en Asie les desseins d’une Europe conquérante risque de se retourner contre le vieux continent [12]. De plus, le fumeur d’opium donne une image radicalement différente du toxicomane. Le chandoo n’a jamais été un médicament et le fumeur ne peut pas être considéré comme victime d’un usage thérapeutique mal contrôlé. Nous sommes au contraire face à des individus qui s’adonnent en toute lucidité au rituel compliqué né en Extrême-Orient et qui, de plus, n’hésitent pas à faire ouvertement du prosélytisme [13]. Certes, il existe bien quelques morphinomanes qui se sont injecté du chlorhydrate sans nécessité thérapeutique, uniquement pour rechercher les effets euphorisants, mais ils sont minoritaires et leur prosélytisme est beaucoup plus discret que celui des adeptes de la pipe à opium qui n’affichent d’ailleurs à leur égard que mépris ou commisération. Bref, au côté du toxicomane victime/malade apparaît désormais clairement un toxicomane coupable/danger social.
10Face au danger, le ministère de la Marine, bientôt imité par le ministère des Colonies, réagit. En 1905, une circulaire interdit aux fonctionnaires de fumer l’opium sous peine de révocation [14]. L’idée de sanctionner un simple usager est bien présente, mais la révocation est une mesure administrative qui ne peut toucher que les agents de l’État. L’enseigne de vaisseau fumeur d’opium peut être cassé de son grade et chassé de la marine, en tant que citoyen il ne peut être poursuivi. Quant à son fournisseur, le chandoo n’étant pas une substance vénéneuse, il est difficile de l’inculper. C’est encore un fait divers qui va engendrer une première évolution du droit.
11Charles Benjamin Ullmo est enseigne de vaisseau. Les pertes au jeu, l’entretien de sa maîtresse Lise Wesch, en un mot son train de vie le ruine. Afin de satisfaire ses créanciers, il a l’idée de s’emparer du code secret des signaux lumineux de la Marine nationale. Il essaie de le vendre à l’Allemagne puis propose à son propre gouvernement de ne pas le diffuser contre rémunération. Il est démasqué et arrêté le 23 octobre 1907. Nous aurions là une banale affaire de trahison et de chantage si Ullmo, pour sa défense, n’avait invoqué sa qualité d’opiomane invétéré. Cette funeste habitude aurait « oblitéré la notion de ses devoirs et enchaîné son libre arbitre ». Même si l’expertise médicale ne confirme pas cette thèse, cette affaire marque les esprits. La presse s’en empare. Nous avons là un Dreyfus dont la culpabilité ne fait aucun doute [15], mais surtout la thèse de l’opium péril national en sort renforcée. Devant la pression de l’opinion, Aristide Briand, alors Garde des Sceaux, modifie le décret d’application de la loi de 1845 le 1er octobre 1908. Le chandoo, même s’il ne peut guère être utilisé comme poison, est inscrit comme substance vénéneuse. L’usager reste largement à l’abri des poursuites, comme le déplore ce policier rendant compte d’une opération anti-fumerie déclenchée à Toulon : « Mais pour des raisons juridiques, paraît-il, aucune suite judiciaire ne fut donnée aux procès-verbaux qui furent dressés sur la réquisition du Parquet de Marseille contre les fumeurs d’opium, […] ce qui renforce les fumeurs dans leur assurance de l’impunité et permet aux intermédiaires de faire monter les cours. [Il conclut], pour échapper au danger de faire œuvre décevante en traquant quelques courtiers marrons, il faudrait pouvoir atteindre la simple détention d’opium dans un domicile privé au même titre que l’alcool, les allumettes ou le tabac de contrebande ou les matières explosives [16]. » Devant l’impuissance de l’exécutif, c’est le pouvoir législatif qui reprend le flambeau dans un climat international favorable.
Les débuts de l’offensive parlementaire : la proposition du sénateur Catalogne
12En février 1909, à Shanghai, siège la première commission internationale de l’opium qui entend réguler le commerce du suc de pavot. « L’honneur de cette initiative civilisatrice », pour reprendre l’expression du sénateur Jacques Catalogne [17], revient aux États-Unis d’Amérique. En fait, les États-Unis, qui n’ont pas d’opium à vendre aux Chinois, veulent limiter un commerce qui obère les finances de l’Empire du Milieu et les prive d’un marché pour leurs produits industriels. Cette commission se contente d’émettre des vœux pieux, mais Jacques Catalogne, sénateur des Basses-Pyrénées et membre de la commission antialcoolique du Sénat, se réclame des recommandations des plénipotentiaires pour présenter sa loi tendant à réglementer l’importation, le commerce, la détention et l’usage [18] de l’opium et de ses extraits. « L’opium est devenu [lit-on dans l’exposé des motifs] un danger social […]. Paris lui-même a ses fumeries et est gravement atteint de ce mal, qui […] constitue à la fois un agent démoralisant et un fléau humain [19]. » Il fait ensuite référence à l’affaire Ullmo avant de conclure : « Aussi dans nos stations maritimes, les fumeries d’opium se sont multipliées en de telles proportions qu’on évalue à 15 % les fumeurs d’opium dans notre infanterie coloniale ; 20 % dans la Légion étrangère, 25 % parmi les Européens détachés dans nos régiments indigènes. » Il souligne ainsi le risque pour la patrie. La proposition est distribuée aux sénateurs mais n’est pas débattue.
Les députés et la lutte anti-drogue
13Les débats parlementaires reprennent cette fois à la Chambre des députés en 1913 avec trois propositions. Le 6 mai, Charles Leboucq, député radical socialiste de la Seine, dépose une proposition de loi sur le « débit, la détention, le transport non autorisé de la cocaïne, de l’opium, la délivrance d’ordonnances en dehors des nécessités thérapeutiques, la location ou le prêt de locaux à usage de fumerie » [20]. Le même jour, son collègue Félix Chautemps, député radical socialiste de la Savoie, propose un texte qui vise « à interdire la vente, la circulation et la fumerie de l’opium en France et dans les colonies françaises ainsi que la vente, la circulation et l’emploi, sans prescription médicale, de la morphine, de la cocaïne et de toutes substances analogues » [21]. Huit jours plus tard, le député socialiste Jean Colly propose une loi « tendant à réglementer la vente des toxiques : morphine, opium, éther, cocaïne, haschisch » [22]. Ces trois propositions sont renvoyées devant la commission d’hygiène publique et donnent lieu à un rapport remis en novembre, signé d’Arthur Mille, député socialiste de l’Allier et pharmacien de son état [23]. Dans les exposés des motifs des propositions Chautemps et Leboucq, la défense de la patrie est mise en avant. Pour le premier « le péril est grand […] pour la Nation qui se repose sur certains d’entre eux [des fumeurs d’opium] du soin de service public important ». Le second parle d’un vice qui compromet « la sécurité nationale elle-même ». Ne pas le réprimer « deviendrait un crime contre la patrie ». Même s’il mentionne la morphine et la cocaïne, c’est bien la fumerie d’opium qui est principalement visée. S’ils ont la même analyse du problème, les solutions diffèrent. Chautemps dans l’article unique de sa proposition de loi propose de condamner l’acte de fumer, Leboucq réserve les rigueurs de la loi aux fournisseurs et détenteurs. Jean Colly partage la vision catastrophique de la presse populaire [24] : « L’usage clandestin des toxiques […] augmente dans des proportions effrayantes. […] La jeunesse des écoles et des lycées en est atteinte ; le monde naval en meurt. » Comme ses collègues, il propose de « frapper impitoyablement les pharmaciens marrons et les officines louches qui vendent clandestinement des stupéfiants », mais il ajoute un volet sanitaire. Il faut, dit-il, « traiter les malades […], les guérir malgré eux, les défendre contre leur funeste passion ». Comme il refuse de les enfermer dans les asiles psychiatriques et qu’il ne fait pas confiance aux maisons de santé privées, il recommande la création « d’asiles spéciaux, très sévèrement tenus, pour morphinomanes, cocaïnomanes » mais, en dehors de cette obligation de soin, il exclut toute sanction pénale à l’égard des consommateurs.
14La première caractéristique du rapport Mille est que son auteur relativise le phénomène et ne contribue pas à la panique morale qui se fait jour sur ce sujet. Pour lui, certes, l’opium, la morphine et la cocaïne constituent un danger mais le péril toxique le plus inquiétant reste très largement l’alcoolisme. Il ne présente pas la croissance de la toxicomanie comme devant suivre une courbe exponentielle. Il laisse même entendre qu’un usage raisonnable de l’opium peut exister : « Beaucoup d’Européens fument, en effet, par intermittence ou à doses modérées, tout à fait insuffisantes pour déterminer des troubles d’intoxication. » Reste que, même ramené à de plus humbles proportions, le péril est bien présent. Comme Colly ou Leboucq, il refuse d’incriminer le consommateur : « Le juste sentiment que nous devons toujours garder de la liberté individuelle nous interdit, en effet, de songer aux enquêtes vexatoires et aux visites domiciliaires pour dépister toutes les fumeries. » Demeure une réglementation plus stricte de la vente des stupéfiants. Elle ne concerne pas l’éther, « d’un usage courant dans l’industrie », ni le haschisch parce que, dit-il, « je n’ai pas trouvé trace qu’il en soit fait une consommation appréciable ». Mille conclut son exposé par un avertissement prémonitoire sur les effets pervers d’une telle loi : « La contrebande des substances surviendra, plus active et plus rémunératrice. »
Le travail des cabinets et des fonctionnaires
15L’offensive parlementaire s’accompagne d’une reprise de l’activité du côté des ministères de l’Intérieur et de la Justice. Ils travaillent sur un projet de décret subdivisant les substances vénéneuses en deux catégories : les poisons simples, comme l’arsenic, pour lesquels la législation resterait en l’état, et les stupéfiants, soumis à un contrôle plus sévère. Par ailleurs, le ministre de la Justice demande aux procureurs généraux des cours d’Aix-en-Provence, Rennes et Paris des rapports circonstanciés sur l’activité des vendeurs et des consommateurs d’opium, sur les réponses apportées par les tribunaux de leurs juridictions dans le cadre de la loi du 19 juillet 1845 et du décret de 1908 et sur les améliorations qu’il serait souhaitable d’envisager [25].
16En novembre 1913, l’ensemble de ces travaux est réuni dans une note de synthèse d’où il ressort que la nouvelle loi devrait punir le fumeur ; punir le détenteur et le colporteur ; assimiler à la vente ou à la détention de la substance, la vente ou la détention d’ustensiles de fumeur ; rendre punissable la tentative et enfin augmenter la peine quand l’importateur est agent des douanes.
17Le texte déposé sur le bureau du Garde des Sceaux fait mention d’une loi nouvelle dont l’objectif est de punir un usage de produit psychoactif. Ignorant le rapport du procureur de Rennes, qui soulignait les dangers de l’éther et de la cocaïne, tout comme les propositions parlementaires qui mentionnaient la morphine, la cocaïne, l’éther et parfois le haschisch, l’auteur de la synthèse s’en tient à la seule fumerie d’opium. Le pouvoir exécutif hésite encore, comme en témoigne un commentaire manuscrit probablement dû au ministre de la Justice Antony Ratier : « Je ne crois pas que les principes généraux de notre législation pénale permettent de punir le fait de fumer l’opium. » Les fonctionnaires poursuivent leurs travaux sans que nous puissions suivre les évolutions de leurs réflexions [26].
18Le premier conflit mondial ne freine que provisoirement l’élan moral et hygiéniste du Parlement. Dès 1915, on assiste, en même temps qu’au vote d’une loi interdisant définitivement l’absinthe [27], à la reprise du débat sur la drogue. Louis Martin dépose au Sénat un projet de loi qui vise la seule cocaïne, ce « nouveau fléau allemand » [28], et Catalogne présente une nouvelle mouture de la loi « tendant à réglementer l’importation, le commerce, la détention et l’usage de l’opium et de ses extraits » qui vise aussi la cocaïne et le haschisch, assimilés à des dérivés de l’opium [29]. L’incrimination de l’usage, seul ou en société, est prévue. Dans une seconde mouture, outre une classification plus rationnelle des produits, le sénateur ne veut plus réprimer que l’usage en société [30]. Cependant, le texte finalement soumis au vote des sénateurs est celui préparé par l’exécutif, comme le révèle au cours des débats un membre de la commission antialcoolique du Sénat censé avoir élaboré le texte [31]. Le texte laisse la part belle au règlement d’administration publique, c’est-à-dire au gouvernement et aux fonctionnaires. Le sénateur Goy ne manque pas d’interpeller le ministre sur ce point : « La proposition de loi qui nous est soumise présente cette singularité qu’elle édite des peines considérables contre ceux qui contreviendront à un règlement que nous ne connaissons pas. » La loi est cependant adoptée à l’unanimité par les deux chambres en juillet 1916.
Conclusion
19La loi du 12 juillet 1916 dépend donc largement d’un règlement d’administration publique qui ne sera promulgué que le 14 septembre 1916. Ce règlement classe les substances vénéneuses en trois catégories « soumises à des régimes distincts selon qu’elles sont classées dans les tableaux A, B, ou C, annexés au décret » [32]. Les stupéfiants, concernés par les articles 2 et 3, sont rassemblés dans le tableau B qui comprend : « Opium brut et official. Extrait d’opium. Morphine et ses sels. Diacétylmorphine [33] et ses sels. Alcaloïde de l’opium (à l’exception de la codéine), leurs sels et leurs dérivés. Cocaïne, ses sels et ses dérivés. Haschich et ses préparations [34]. »
20En fait, la loi de 1916 qui entendait lutter contre « le développement imprévu de la toxicomanie », c’est-à-dire résoudre un problème de santé publique, n’est pas une loi de santé publique. Elle régule la circulation et l’usage d’un certain nombre de produits dont l’administration aidée de quelques experts dresse la liste. Ce n’est pas l’état sanitaire ni même le comportement de l’utilisateur qui justifie l’intervention de la justice, mais l’appartenance du produit qu’il utilise à un tableau. Cette situation paradoxale n’a guère changé.
Loi du 12 juillet 1916 concernant l’importation, le commerce, la détention et l’usage des substances vénéneuses, notamment l’opium, la morphine et la cocaïne
JO, Lois et décrets, 14 juillet 1916, p. 6254
21Le Sénat et la Chambre des Députés ont adopté
22Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :
23Article unique – La loi du 19 juillet 1845, sur les substances vénéneuses est modifiée et complétée comme suit :
24Art. 1er – Les contraventions aux règlements d’administration publique sur la vente, l’achat et l’emploi des substances vénéneuses sont punies d’une amende de cent à trois mille francs et d’un emprisonnement de six jours à deux mois ou de l’une de ces deux peines seulement.
25Art. 2 – Seront punis d’un emprisonnement de trois mois à deux ans et d’une amende de mille à dix mille francs ou de l’une de ces deux peines seulement, ceux qui auront contrevenu aux dispositions de ce règlement concernant les stupéfiants tels que : opium brut et officinal ; extraits d’opium ; morphine et autres alcaloïdes de l’opium (à l’exception de la codéine [35]), de leurs sels et de leurs dérivés ; cocaïne, ses sels et ses dérivés ; haschisch et ses préparations [36].
26Seront punis des mêmes peines ceux qui auront usé en société des-dites substances ou en auront facilité à autrui l’usage à titre onéreux ou à titre gratuit, soit en procurant dans ce but un local, soit par tout autre moyen [37].
27Les tribunaux pourront, en outre, prononcer la peine de l’interdiction des droits civiques pendant une durée d’un à cinq ans.
28Art. 3 – Seront punis des peines prévues en l’article 2 :
29Ceux qui, au moyen d’ordonnances fictives, se seront fait délivrer ou auront tenté de se faire délivrer l’une des substances vénéneuses visées audit article ;
30Ceux qui, sciemment, auront, sur présentation de ces ordonnances, délivré lesdites substances [38], ainsi que les personnes qui auront été trouvées porteuses [39], sans motif légitime, de l’une de ces mêmes substances.
31Art. 4 – Dans tous les cas prévus par la présente loi, les tribunaux pourront ordonner la confiscation des substances saisies.
32Dans les cas prévus au premier paragraphe de l’article 2 et au deuxième paragraphe de l’article 3, les tribunaux pourront ordonner la fermeture, pendant huit jours au moins, de l’établissement dans lequel le délit a été constaté ; si la peine d’emprisonnement est prononcée, l’établissement où le délit aura été constaté sera fermé, de plein droit, pendant toute la durée de l’emprisonnement. […]
33Dans les cas prévus au deuxième paragraphe de l’article 2, les tribunaux devront ordonner la confiscation des substances, ustensiles, matériel saisis, des meubles et effets mobiliers dont les lieux sont garnis et décorés, ainsi que la fermeture, pendant un an au moins, du local et de l’établissement où le délit aura été constaté, sans toutefois que la durée de ladite fermeture soit inférieure à la durée de l’emprisonnement prononcé [40].
34Art. 5 – Les peines seront portées au double, en cas de récidive, dans les conditions de l’article 58 du Code pénal.
35Art. 6 – L’article 463 du Code pénal sera applicable [41].
36Art. 7 – Des décrets, qui devront être promulgués dans les six mois qui suivront la promulgation de la présente loi, détermineront ses conditions d’application à l’Algérie, aux colonies et pays de protectorat [42]. […]
37La présente loi, délibérée et adoptée par le Sénat et par la Chambre des Députés, sera exécutée comme loi de l’État.
Notes
-
[1]
Monique Pelletier, Rapport de la mission d’étude sur l’ensemble des problèmes de la drogue, Paris, La Documentation française, 1978, 284 p.
-
[2]
Terme emprunté à l’ouvrage du pharmacologue allemand Louis Lewin publié en 1924.
-
[3]
Sur cette affaire, voir Laure Adler, L’amour à l’arsenic, Paris, Denoël, 1985.
-
[4]
Titre de la loi.
-
[5]
Arch. Nat. F8 240.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Dr Motet, « Morphinomanie », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1883, pp. 22-36.
-
[8]
Claudius Gaudry, Contribution à l’étude du morphinisme chronique et de la responsabilité chez les morphinomanes, thèse, Paris, 1886, 46 p.
-
[9]
Voir Compte rendu des séances du Comité consultatif d’hygiène publique, vol. XXI, 1891, p. 514.
-
[10]
Ce rapport est reproduit dans Paul Brouardel, Opium, morphine, cocaïne. Cours de médecine légale, Paris, 1906, pp. 139-146.
-
[11]
Sur ce point, voir Chantal Descours-Gatin, Quand l’opium finançait la colonisation en Indochine, Paris, L’Harmattan, 1992, 290 p.
-
[12]
Nous faisons allusion aux « guerres de l’opium » qui permirent aux Français et aux Britanniques de soumettre la Chine.
-
[13]
Citons entre autres laudateurs de l’art de tirer sur le bambou l’officier de marine Claude Farrère. Pour un panorama complet de la littérature « opiophile », voir Arnoult de Liedekerke, La Belle Époque de l’opium, Paris, La Différence, 1984.
-
[14]
Nous n’avons pas retrouvé cette circulaire mainte fois citée ou plutôt évoquée.
-
[15]
Ullmo est juif, mais seule la presse d’extrême droite nationaliste souligne ce fait.
-
[16]
Arch. Nat. BB18 2488.
-
[17]
JO, Documents parlementaires, Sénat, n° 112, pp. 145-146.
-
[18]
Malgré son titre, la proposition Catalogne laisse l’usage de côté…
-
[19]
Ibid.
-
[20]
JO, Documents parlementaires, Chambre des députés, 6 mai 1913, n° 2692.
-
[21]
Ibid., 6 mai 1913, n° 2689.
-
[22]
Ibid., 14 mai 1913, n° 2715.
-
[23]
Ibid., 13 novembre 1913, n° 3201.
-
[24]
Il cite les articles d’André Ibels dans Le Journal et de Dorcière dans Le Matin.
-
[25]
Tous ces documents se trouvent dans Arch. Nat. BB18 2488.
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[26]
Nous trouvons dans BB18 les convocations des fonctionnaires du ministère de la Justice au groupe de travail piloté par la « branche » santé du ministère de l’Intérieur, mais pas de note sur ce travail.
-
[27]
Loi du 17 mars 1915, voir Marie-Claude Delahaye, L’Absinthe, histoire de la fée verte, Paris, Berger-Levrault, 1983, 248 p.
-
[28]
JO, Documents parlementaires, Sénat, 17 janvier 1915, n° 207.
-
[29]
Ibid., 22 juillet 1915, n° 250.
-
[30]
Ibid., 16 novembre 1915, n° 315.
-
[31]
JO, Débats parlementaires, Sénat, 27 janvier 1916, p. 22.
-
[32]
Décret du 14 septembre 1916, portant règlement d’administration publique pour l’application de la loi du 19 juillet 1845, modifiée et complétée par la loi du 12 juillet 1916, concernant l’importation, le commerce, la détention et l’usage des substances vénéneuses, notamment de l’opium, la morphine et la cocaïne, art. 1er.
-
[33]
Plus connu sous le nom d’héroïne.
-
[34]
On remarquera que, d’une part, aucune substance n’est alors illicite (l’héroïne, par exemple, peut toujours être délivrée sur ordonnance) et que, d’autre part, cette liste est loin de regrouper tous les produits psychotropes (plusieurs substances propres à agir sur le cerveau sont classées dans les tableaux A ou C, voire restent en vente libre… même si nous laissons de côté l’alcool).
-
[35]
Une exception toujours en vigueur même si les effets « addictifs » de la codéine sont bien réels.
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[36]
Cette rédaction appelle deux remarques. Introduite par la locution « tels que », l’énumération ne fait que donner des exemples et n’est pas limitative. Le droit ignore les données les plus élémentaires de la médecine (pour un médecin de l’époque, la cocaïne est un stimulant, soit l’inverse d’un stupéfiant) et de la chimie (un sel n’a pas nécessairement les propriétés de la substance dont il est issu).
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[37]
C’est bien sûr la fumerie d’opium qui est visée quand on parle d’« usage en société », la consommation de morphine est généralement un acte solitaire.
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[38]
Là, c’est la consommation de morphine ou de cocaïne qui est la cible. Le chandoo n’a jamais été un médicament et ne s’est jamais vendu en pharmacie.
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[39]
Cette disposition permet de poursuivre tous les usages même quand ils ne sont pas en société, car tout consommateur est nécessairement porteur.
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[40]
Da façon encore plus nette que dans l’article 3, c’est la fumerie d’opium qui est visée.
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[41]
Il s’agit de l’article sur l’application des circonstances atténuantes
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[42]
Non seulement la prohibition ne s’appliquera guère aux colonies, mais en Indochine c’est l’État qui organise et contrôle le commerce de l’opium. Voir Chantal Descours-Gatin, Quand l’opium finançait la colonisation en Indochine. L’élaboration de la régie générale de l’opium (1860-1914), Paris, L’Harmattan, 1992, 292 p.