CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Dans une famille « modèle » sont reproduits les rôles féminins et masculins traditionnellement acceptés. La famille « module » au contraire laisse place à une plus large pluralité de manières d’être. Et si la famille était autre chose que le lieu de reproduction d’une norme ou d’un statut ?

1Chaque famille invente une manière de se penser, de se vivre et de se confronter à la différence des âges, des sexes et des désirs. Ce n’est que dans les cas limites ou des exercices de pensée – les enfants sauvages ou le Mowgli d’un Kipling – que la famille s’estompe au profit d’une éducation « selon la nature ». Dans la belle langue de la Renaissance, Montaigne écrivait, pour parler de l’éducation des enfants, « De l’institution des enfants [1] ». De fait, l’éducation est une institution instituante : elle contribue à faire advenir une manière d’être humain en un monde, à commencer par une famille, porteuse de son style relationnel (un air de famille) et d’une manière de se comprendre comme garçon ou comme fille dans ses relations à soi (l’estime ou la mésestime de soi qu’on y encourage selon qu’on valorise ou non les garçons ou les filles), aux autres (une manière de vivre la coéducation dans la distribution des tâches domestiques) et à la nature (les liens de la famille avec les animaux, les végétaux, l’environnement quotidien ou durant les vacances peuvent aussi être lus au prisme du genre si l’on pense à l’écoféminisme sensible à la façon dont les femmes et les femelles vivent souvent une même domination masculine dénigrant les soins apportés à la nature).

2Naître dans une famille, c’est y prendre une figure singulière d’humain, contingente en un sens, puisqu’il suffit (l’expérience de l’adoption le montre bien) du hasard d’une famille pour devenir tout à fait autre que ce que nous aurions pu être si nous avions été élevés dans un autre milieu de vie familial. Parce que l’on ne choisit pas sa famille, y naître demande d’apprendre à s’y reconnaître et à y être reconnu et, parfois, de travailler à consentir à sa famille. Cela concerne aussi la façon qu’un garçon, qu’une fille, aura de se comprendre comme tel(le). La famille peut-elle être lue, au prisme du genre, comme l’espace-temps d’une institution du masculin et du féminin.

3On s’est inquiété des approches et des analyses de la famille en termes de genre (gender studies), que l’on pourrait sommairement définir (négligeant en cela la diversité et la pluralité des approches) comme une entreprise de déconstruction biologique, psychologique et politico-sociale des identités sexuées pour en montrer la part de construction culturelle. On a suspecté ces analyses de mettre à mal la stabilité et la cohésion des réalités familiales, la famille, dans cet esprit, étant souvent présentée « comme la cellule de base de la société », dans une étrange métaphore biologique.

4Or ces analyses sont aussi porteuses d’un appel à l’émancipation, d’un souci de faire des familles des petites écoles de la libération et de soutien aux capacités. Ce faisant, elles invitent à dénaturaliser les rôles et les pratiques familiales tenues pour immuables. Elles y débusquent les stéréotypes de genre qui servent souvent une justification de formes d’inégalités (la répartition des tâches dans le soin domestique), de dominations (l’assignation des femmes à des fonctions qui leur seraient propres : soins de nursing, aidants dits naturels à l’égard des parents vieillissants) et de pouvoir (quelle carrière privilégie-t-on entre l’homme et la femme) au sein de l’espace domestique. En montrant que ce que l’on appelle la « famille naturelle » dissimule, sous le mot « nature », des normes sociales que l’on voudrait voir échapper au champ du discutable, ces analyses en termes de genre revisitent l’immuable. À commencer par l’immuable division des tâches domestiques… Comment, par exemple, s’est décidée la répartition des tâches du soin de la maisonnée entre le mari et la femme ? Cette répartition a-t-elle été seulement discutée, négociée, ou fut-elle tacitement reconduite ? Est-ce naturel pour une fille de jouer à la poupée, d’endosser le rôle de gardienne de la domesticité et des enfants ? Pourquoi est-il douteux, pour un garçon, de se projeter dans des métiers « spécifiquement » féminins, comme ceux du paramédical ? Les approches de genre travaillent à montrer que le cercle familial, intime, n’échappe pas à des considérations sociales et politiques – les problématiques d’égalité notamment –, de sorte qu’on peut aussi voir dans les familles le lieu de reproduction des stéréotypes de genre qui traversent une société. À tel point que défendre un ordre familial serait alors surtout défendre un ordre social, la plupart du temps patriarcal, inégalitaire, marqué par une domination du masculin sur le féminin, autour de ce que Françoise Héritier appelait la « valence différentielle des sexes [2] », invariablement orientée en faveur du masculin.

5Il n’est pas nouveau que l’on parle des familles comme d’un lieu de déploiement et de transmission d’« obstinations durables [3] », selon l’heureuse formule de la sociologue Anne Muxel. Parmi celles-ci, on trouve les valeurs, les postures, la manière de s’envisager dans son rôle d’homme ou de femme, de garçon ou de fille, de père ou de mère, etc. Mais ce que les études de genre apportent de nouveau, c’est que ces obstinations durables sont aussi porteuses d’une normativité sociale et d’une normalisation éthique et politique qui bride la créativité et l’autonormativité de chacun, en imposant une manière d’être – une petite fille doit être belle, un garçon ne fait pas de la danse –, en invisibilisant, parfois jusqu’au mépris ou à l’humiliation, des formes de vie et d’expression, en assignant à des rôles.

La famille modèle contre le genre

6Les tenants de la famille modèle récusent souvent les études de genre, en considérant comme substantiel le lien entre la sexuation biologique (mâle/femelle), le sexuel psychologique (animus/anima) et le sexué social (masculin/féminin). Selon cette considération, on naît femme ou homme, on ne le devient pas. Garçon et fille sont des données de la nature, non des constructions sociales. La nature est la règle en famille, le garçon ou la fille apprend à déployer sa nature au sein de la famille, naturellement offerte à la procréation, chacun ayant des rôles spécifiques et non négociables à cette fin. La famille devient le lieu de transfert de cette affirmation, de la perpétuation des essences dont la tradition est le véhicule. L’ordre domestique et la séparation genrée des rôles permettent alors de rejeter comme contre-nature des pratiques, des modes de vie ou des manières de se vivre comme homme ou femme. Vêtements bien différenciés, activités de loisirs ou de sport genrées, distribution des rôles dans l’aide à la vie de famille profilent ainsi des identités qui sont dans le même temps des statuts. Mais comment dans ce cadre accueille-t-on – du silence au mépris en passant par des compromis –, celui ou celle qui serait jugé « contre nature » en raison de son orientation sexuelle, ou de sa situation familiale monoparentale ?

La famille module, dégenrée

7La « famille module » fait de la déconstruction et du modulable le jeu de diverses compositions. Si, arguant de la relativité historique et spatiale des compositions familiales, on lui attache une dimension de construction sociale, la famille modèle disparaît au profit d’une réalité de pluralité de familles ou de la parentalité : on doit retenir la leçon sociopolitique du genre pour démasquer les idéologies qui habitent le familial et sa fabrique du secret, à l’égard de ses marges. Cette lutte contre les identités fixes, stables, qui assignent à une manière de se conduire, permet de penser des formes de vie plurielles et encourage le déploiement de cette pluralité pour les enfants et leurs parents. Ceci ne pas va pas sans lutte pour la reconnaissance contre le poids de la normativité sociale. Mais alors, quel est le coût psychique, social et organisationnel à payer par celles et ceux qui vivent ces formes de familles (homoparentales, monoparentales) eu égard aux normes de genre ? On peut penser à la lutte de certains pères pour obtenir la garde de leurs enfants ; à la fragilisation des familles monoparentales, majoritairement portées par des femmes et peu soutenues par des structures sociales (crèches, parc locatif accessible) qui n’y sont pas préparées, habituées qu’elles sont au sacrifice – plus qu’au don – des femmes ; ou, dernier exemple, à l’heure de la vie longue, aux rôles des familles, et notamment des femmes, perçues comme des « aidantes naturelles » – comme s’il leur était naturel d’aider – dans le soutien apporté aux parents vieillissants ?

La famille comme médiation

8Ni structure rigide dans la famille modèle, ni totale relativité et disparation des normes dans le modulable, toute réalité familiale se vit comme un incessant travail d’interprétation de soi et de compréhension de ce qui nous lie aux autres, dans un consentement, qui n’est pas une résignation à sa famille. On peut ainsi penser le genre dans les familles comme une médiation ou une évaluation plutôt qu’une norme ou un statut. Cette médiation investit l’opaque point de contact de la nature et de la culture en nous et entre nous. Elle se conçoit alors comme ce à l’égard ou au sein de quoi on se confronte, de façon dynamique, à la question : « Qui suis-je ? » Quels sont les effets de la traversée de ce temps familial, avec ses sollicitations variées (de la cuisine au jardinage, des activités sportives faites ensemble à la manière de s’incarner lors des festivités familiales, c’est-à-dire de tous ces savoirs incorporés ou incarnés par mimétisme), sur la façon de se comprendre comme fils ou fille, femme ou mari, grand-père ou grand-mère, frère ou sœur ? Peut-on faire l’économie d’une histoire de famille pour répondre à la question : « Quel genre de femme ou d’homme je veux être ? » Dans cette perspective, la différence des âges, des sexes et des désirs, incarnée dans des histoires, dans des vies et par les membres de la famille ne se conçoit plus comme une norme, voire un idéal à atteindre, mais comme un travail d’interprétation de soi, avec et devant les autres qui sont de ma famille, puisque la famille permet ce travail. Elle est le témoignage d’une possibilité de l’humain, d’une manière d’avoir inventé ce que l’on a compris pour soi, ce qu’être humain, être papa ou maman, être garçon ou fille peut exprimer. En se confrontant à l’opacité de la sexuation en nous, il s’agit, en famille, d’en laisser résonner l’écho et la portée dans une forme d’interprétation libre, permettant, comme dans le film Les garçons et Guillaume, à table ![4], à Guillaume d’être Guillaume, même s’il n’est pas l’idéal du garçon…

Être père à l’heure du genre

Emmanuelle Lucas est journaliste pour le quotidien « La Croix ».
Si, au sein des familles, certains stéréotypes ont été bousculés, la figure du père reste bien distincte de celle de la mère, estiment un certain nombre de psychanalystes.
On les croise tôt le matin, sur le chemin de l’école. Avec poussette et sac d’ordinateur. Vantés à longueur de magazines pour leur sens de l’écoute et leur art de mixer une purée maison, les « nouveaux » pères auraient renversé la table des représentations traditionnelles. Ils seraient plus proches de leurs enfants, n’hésiteraient pas à les « materner ». Pour autant, les pères sont-ils devenus des mères comme les autres ? La question mérite d’être abordée alors que la loi sur le mariage pour tous a ouvert la possibilité d’adoption aux couples homosexuels et que la procréation médicalement assistée pourrait être prochainement ouverte pour les couples de femmes. « Il faut néanmoins poser le débat en termes équilibrés », estime Jean Matos, chargé de mission à l’archevêché de Rennes, formateur et consultant auprès de l’Enseignement catholique pour l’éducation affective, relationnelle et sexuelle [1]. « Le genre est une grille de lecture des rapports entre les femmes et les hommes dans tous les champs de la vie qui dépasse largement la question de la paternité. L’apport de ce courant est très disparate. Il a pu contribuer à montrer que des rapports inégalitaires se sont construits entre hommes et femmes, y compris au sein de familles. Il peut aussi, dans ses composantes les plus idéologiques, appeler à une déconstruction complète des rôles que nous dénonçons. » L’idée que le père et la mère soient interchangeables et que l’on puisse se passer de père trouve, en effet, peu de défenseurs parmi les psychologues et psychanalystes. « Cette nouvelle implication des pères est avant tout la conséquence du travail des femmes, plus qu’un choix qui correspondrait à une idéologie fondée sur le genre », commente Sabrina de Dinechin, médiatrice familiale catholique. D’ailleurs, fait-elle valoir, les nouveaux pères sont en fait nés dans les années 1970, soit bien avant que les débats sur le genre n’arrivent en France. Participer davantage aux tâches éducatives, s’autoriser à câliner, ne modifierait pas en profondeur ce qu’est un père, confirment de nombreux psychologues et psychanalystes. Pour eux, le père n’a perdu ni son utilité ni sa spécificité et reste irremplaçable. « Depuis un ou deux ans, on parle de déclin du père mais peut-être assiste-t-on plutôt à une transformation de la transmission », commente ainsi Danièle Brun [2]. « Le genre ne met pas en cause les canons de la psychanalyse », estime-t-elle.
Irremplaçable père ?
Depuis Freud, puis Lacan, le rôle du père est de garantir la loi. Il sépare la mère et l’enfant d’un amour tout-puissant et pose ainsi l’interdit de l’inceste. De là, il est la figure d’autorité. « Il est, de plus, vu comme le relais d’une histoire familiale. La psychanalyse pense que chaque individu qui naît est porteur d’une histoire familiale. C’est là même une spécificité du petit d’homme. Le père contribue à transmettre une partie de cette histoire à sa façon, qui est différente de celle de la mère. Cela passe notamment par les gestes, par la peau, le toucher, la façon de porter l’enfant, qui n’est pas la même pour le père et pour la mère. »
Dans un vivifiant ouvrage, le psychanalyste Jean-Pierre Winter défend lui aussi la spécificité du père [3]. « Par un syllogisme, on fait parfois valoir aujourd’hui que le père étant un tiers, tous les tiers peuvent être des pères, explique-t-il. Ceci est faux. Tous les jours dans ma pratique je vois les dégâts que représente, pour ceux qui la vivent, l’absence du père. » Certes, chacun peut rencontrer dans la vie des gens qui, un temps, auront une fonction paternelle – un professeur des écoles par exemple – constate-t-il, « mais dans le continuum d’une vie, cette personne n’est pas le père. Tout simplement parce que celui-ci est l’unique homme que la mère désigne comme étant celui avec lequel elle a fait l’enfant. » La relation au père est donc à la fois unique et ambivalente pour l’enfant. « Le père est soutien mais aussi gêneur », résume Jean-Pierre Winter. C’est ce paradoxe-là qui ouvre l’espace psychique qui permet à l’enfant de se construire.
Un nouveau rapport à l’enfant
Reste que les nouveaux modes de vies sont vécus de façon contrastée par les jeunes parents. Certains pères ont, en effet, découvert un nouveau rapport à leurs enfants et veulent leur consacrer du temps. « Jamais je ne reviendrai au mode de vie de mon père, explique ainsi Samuel, jeune Parisien d’une quarantaine d’années. Il rentrait chaque soir quand mes frères et moi étions couchés. Il ne nous a pas vus grandir, n’est jamais venu nous chercher à la sortie de l’école. » Lui, à l’inverse, n’ignore rien des sorties au parc comme des visites chez le pédiatre.
Il n’est pas le seul. Jérôme Ballarin, président de l’Observatoire de l’équilibre des temps et de la parentalité en entreprise le confirme : « Chaque année, à l’occasion de notre baromètre sur les aspirations des parents salariés, il ressort que les pères, autant que les mères, souhaitent avoir plus de temps avec leurs enfants. » Autre indicateur : les pères sont aussi, en cas de divorce, de plus en plus nombreux à demander à exercer une garde alternée pour leurs enfants. Selon les derniers chiffres publiés par l’Insee le mois dernier, le nombre d’enfants en garde alternée a doublé depuis 2010 et atteint les 400 000 enfants.
D’autres, à l’inverse, sont déstabilisés par cette nouvelle condition d’homme moderne. C’est par exemple le constat d’Arnaud Bouthéon. Ce catholique organise chaque année une Marche des pères qui regroupe plus d’un millier de pèlerins. Il explique que le père d’aujourd’hui est le réceptacle d’une crise plus globale de la masculinité. « C’est souvent un homme blessé qui ne sait pas où est sa place, qui n’a pas de travail ou pas de travail digne et qui se retrouve à 45 ans à se dire : quel est le sens de ma vie ? Qu’est-ce que j’ai au fond à apporter à mes enfants ? » Pourtant, à l’image d’un entraîneur sportif, le père doit selon lui donner la force et la confiance à ses enfants pour qu’ils prennent leur envol. « Le père reste celui qui élit et qui envoie l’enfant dans le monde. Il est celui qui dit : « Tu es mon bien-aimé. Tu es gavé de talents et je t’envoie vers ta liberté. Et ensemble on va changer le monde. »
Cet article, réalisé par la rédaction de « La Croix », ouvre le supplément « Parents-enfants » du journal du 13 février 2019. Dans le cadre d’un partenariat entre nos deux rédactions, des extraits d’articles de notre question en débat « L’éducation a-t-elle un genre ? » complètent ce supplément.

Notes

  • [1]
    Montaigne, « De l’institution des enfants », Essais, Livre I, ch. xxvi, 1595.
  • [2]
    Françoise Héritier, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996.
  • [3]
    Anne Muxel, « Chronique familiale de deux héritages politiques et religieux », Cahiers internationaux de sociologie, vol. lxxxi, 1986, pp. 255-280.
  • [4]
    Film français de Guillaume Gallienne, 2013, 1h25.
Jean-Philippe Pierron
Jean-Philippe Pierron est doyen de la faculté de philosophie de l’université Lyon 3.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 04/03/2019
https://doi.org/10.3917/pro.368.0061
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