1Comment dépasser les injonctions à la participation ? Pourquoi est-il si difficile de prendre en compte l’apport de chacun à la vie de la cité ? Quelles dynamiques sont à l’œuvre ? Regards croisés entre le monde associatif et le monde de la recherche.
2Lorsque l’on est militant ou salarié d’association, comment laisser réellement la place à tout le monde ? Comment ne pas assigner des rôles, avec ici les « sachants » ou les « salariés », là les « bénévoles », là-bas les « bénéficiaires » ou les « accueillis » ? Comment prendre véritablement en compte l’apport de chacun ?
3Emmanuel Bodinier - Il n’y a pas de réponse unique. Chez Aequitaz, chacun est considéré à la fois comme une personne, un acteur et un citoyen. L’histoire se tisse avec la personne (qui a un nom, des émotions, une histoire) : s’il n’y a pas de rencontre de personne à personne, il sera très difficile de comprendre là où sont les désaccords ou ce que l’autre est en train de vivre.
4Mais la personne a toujours un rôle social qu’il ne faut pas minimiser : on est allocataire de la Caf, élu, membre d’une association… L’acteur social a des droits, des devoirs, un pouvoir particulier en fonction de son rôle. Si la rencontre entre personnes est un lieu d’égalité et d’intimité, celle entre acteurs est profondément inégalitaire et politique. Une assistante sociale ne peut pas être exclusivement dans une relation de personne à personne avec l’usager du RSA assis en face d’elle : elle nierait son propre pouvoir et son rôle social, rendant les décisions administratives incompréhensibles pour son interlocuteur.
5Les institutions imposent leurs règles aux acteurs. Dès lors, comment changer ces institutions pour créer de l’égalité, notamment, mais pas uniquement, dans les instances décisionnaires ? Qui que nous soyons, nous sommes capables de délibérer sur le bien commun, car nous sommes tous des citoyens. Une dimension souvent niée : lorsque l’on interroge des habitants sur leur quartier, on les réduit à leur qualité d’usager. Où pouvons-nous discuter ensemble des enjeux politiques qui nous concernent pour améliorer ce que nous vivons ensemble ? Comment portons-nous l’intérêt général ?
6Là encore, il n’y a pas une seule réponse : des outils d’animation ou des méthodologies ne suffisent pas pour traiter les problèmes dans toute leur complexité. Nous avons créé un événement pour que de jeunes adultes que l’on n’entend pas d’habitude puissent affirmer leurs droits et leurs rêves : le Parlement libre des jeunes. Lors de ces rencontres, nous organisons toujours une heure de débat avec un ou une élu(e). La première demi-heure, les jeunes posent des questions et c’est ensuite à l’élu(e) de les questionner. C’est un petit truc d’animation pour répartir la parole et placer l’élu(e) en situation d’apprenant. On a constaté que ceux qui ont fait des études et sont à l’aise à l’oral posent souvent les questions (plutôt des garçons). Et que ceux et celles qui répondent aux questions sont ceux que l’on n’entend pas d’habitude.
7Marie-Hélène Bacqué - On peut distinguer plusieurs natures de pouvoir : le pouvoir sur, le pouvoir de, le pouvoir avec… Certains individus, par le rôle qu’ils ont, exercent un pouvoir sur les autres sans en avoir réellement conscience. Les plus démunis ont besoin de comprendre ces mécanismes pour reprendre la main sur leur situation. Aux États-Unis, l’empowerment a d’abord été utilisé par des collectifs de femmes battues. Elles voulaient montrer qu’elles n’étaient pas uniquement des femmes soumises, mais qu’elles avaient un pouvoir d’action, qu’elles reconstruisaient individuellement et collectivement, en essayant de comprendre et de transformer les rapports patriarcaux auxquels elles étaient confrontées.
8Mohamed Mechmache et moi avons proposé la reconnaissance d’« espaces de contre-pouvoir » (ce qui fait bondir beaucoup d’élus), où la parole serait libre, non encadrée, conflictuelle si nécessaire. Cela paraissait important pour des publics très marginalisés, que l’on entend rarement ou que l’on ne sait pas entendre. Lors de conseils de quartier, j’ai vu des femmes s’adresser à l’assemblée avec véhémence, sans être entendues, malgré l’importance de leurs propos sur la vie du quartier. Le conflit est loin d’être négatif : il fait pleinement partie de la délibération. C’est même un des principes de la démocratie !
9Véronique Fayet - Au Secours Catholique, nous accueillons un million et demi de personnes en grande fragilité. Ils font partie intégrante de l’association et de la « famille » du Secours Catholique. Nous organisons des temps de rassemblement très forts où tous les acteurs sont réunis pour se retrouver en petits groupes, les « fraternités », sans préciser qui est qui : bénévoles, salariés, administrateurs ou personnes accueillies participent, en tant que personnes, et se rencontrent grâce à ce que chacun veut bien offrir ou dire à l’autre. Pourtant, au quotidien, ce n’est pas toujours simple pour nos bénévoles de laisser la place à des personnes qui ne s’expriment pas de la même façon, viennent de la rue ou du bout du monde. Et pour permettre à tous de se sentir membres à part entière, il nous faut abandonner une partie de notre pouvoir, en acceptant de changer les horaires d’ouverture et de fermeture du local, en laissant la clé à quelqu’un d’autre…
10La semaine prochaine, nous démarrons notre conseil d’animation nationale, une nouvelle instance consultative où se retrouvent des bénévoles de terrain, des salariés et des personnes en précarité. Chacun est là au titre de son expérience, qu’elle soit bénévole, professionnelle ou liée à un parcours de vie difficile. Nous souhaiterions aussi proposer des temps de travail entre pairs pour construire une pensée et laisser un espace d’expression libre. Nous croiserons ensuite ces compétences et ces savoirs. Lorsque l’on a fait l’expérience de la pauvreté dans sa chair, on garde cela pour toujours. C’est inscrit dans la mémoire et l’histoire de vie. Cette expérience, confrontée à celle des autres, nous permettra de construire nos orientations. Ce conseil d’animation nationale restera-t-il consultatif ? Ou aura-t-il une place au sein de l’assemblée générale ? L’un des enjeux, pour nous, est d’être capables de modifier ce lieu du pouvoir associatif, de l’irriguer avec des personnes qui viennent un peu d’ailleurs et pourraient nous bousculer.
11Finalement, la participation ne serait-elle pas, avant tout, une démarche politique pour repenser le bien commun ? Pour réinventer nos institutions ?
12M.-H. Bacqué - Le terme « participation » est souvent repris dans une perspective qui dépolitise les débats, cherche à désamorcer tout conflit, pour aller vers un consensus. Il peut devenir un simple outil de gestion des conflits sociaux, voire de manipulation. C’est exactement le même mécanisme avec l’empowerment, très utilisé par la Banque mondiale pour légitimer, dans les pays en développement, des projets qui ne visent au bout du compte qu’à faire entrer les plus précaires – et en particulier les femmes – dans le marché du travail, sans leur donner aucun moyen d’émancipation.
13Mais dans notre perspective, la participation est fondamentalement politique, car elle interroge le rôle des individus et des collectifs dans la démocratie. Et il n’y a pas d’agenda caché : constituer un collectif dans une perspective de transformation sociale est, par nature, politique. Cela implique de reconnaître la dimension conflictuelle de la construction du bien commun et du collectif. Certains antagonismes peuvent être irréductibles ! Mais il faut pouvoir les formuler clairement. Il est aussi nécessaire de ne pas se limiter à des enjeux très locaux. Beaucoup de démarches participatives ont du mal à monter en généralité. Aux États-Unis, le programme des empowerment zones permet à certaines communautés urbaines ou rurales sinistrées de bénéficier d’un certain nombre d’avantages fiscaux pour se développer. Pourtant, si les gens n’ont pas la possibilité de s’interroger en profondeur sur les causes structurelles de la pauvreté, ils ne maîtriseront pas les leviers permettant de répondre réellement à leurs problématiques. L’échelle d’action et de réflexion est donc très importante. Quand on parle de reconnaissance des savoirs citoyens, il s’agit de ne pas réduire les habitants à de simples usagers, car ils ont aussi des choses à dire, plus globalement, sur la société dans laquelle ils vivent.
14E. Bodinier - Pour l’anecdote, Charles De Gaulle est le chef d’État français qui a le plus parlé de « participation », alors qu’il incarnait un pouvoir personnel… Il ne suffit pas d’utiliser le terme pour que la réalité existe !
15Lors d’analyses collectives de l’évolution du contexte économique, politique et culturel, nous avons constaté que plus on s’éloigne du local, moins les citoyens ont l’impression de compter. À la suite d’une réforme technique très peu médiatisée, celles et ceux qui vivent en couple et perçoivent l’allocation aux adultes handicapés toucheront cette année une somme plus faible qu’en 2017. Comment faire changer cette règle ? C’est une question de pouvoir. Personne n’a demandé leur avis aux personnes concernées. Alors comment peser sur la décision quand on habite à Chambéry, qu’on est loin des centres de décision et qu’on ne connaît aucun haut fonctionnaire ? Ou lorsqu’on n’est pas en capacité de mobiliser des mouvements qui occupent l’actualité médiatique ? Dans le monde associatif et localement, nous avons réussi à avancer pour construire des réponses à plusieurs. Mais quand il s’agit de s’adresser à l’État, le partage des pouvoirs est bien moindre, en particulier sur les questions budgétaires…
16Mais je ne réduirais pas tout à des enjeux politiques : à un niveau personnel, nous sommes aussi traversés par ces questions. Lors du dernier bilan du Parlement libre des jeunes, j’ai dit que j’avais l’impression de porter en grande partie le processus, sans accuser qui que ce soit. On m’a répondu que je ne lâchais pas beaucoup, que je ne laissais pas forcément d’autres faire… Si on pense être légitime pour tout décider seul ou si on est certain que le pouvoir ne nous concerne pas, on se réfugie dans une technique, dans une posture d’animateur où aucune contradiction ne nous traverse plus. Ce ne sont pas que des questions politiques. L’absence de partage de pouvoir et d’une diversité d’agir apporte beaucoup de violence dans notre société. Et cela nous touche tous, pas uniquement celles et ceux qui vivent la pauvreté.
17V. Fayet - Pour peser un peu dans le débat public, quel que soit le niveau, il faut construire une parole collective ! Et sans la médiation des associations qui organisent ce collectif, c’est impossible. Les élus sont très forts pour instrumentaliser les gens et prétendre qu’ils ont organisé une concertation. On confond souvent le témoignage, rempli d’émotions, avec l’élaboration d’une pensée collective sur la société. Ce qu’une mère isolée vit chez elle est différent de ce qu’elle imagine sur la place des familles monoparentales ou de sa vision de la famille dans la société. Le soutien associatif permet de prendre le temps nécessaire pour transformer cette parole en véritable argumentaire politique. Ce n’est pas en allant voir un élu, individuellement, que l’on changera les choses. Les pauvres aussi ont une vision du bien commun et sont capables de comprendre qu’il existe des contraintes budgétaires, techniques, administratives… et d’affronter ces contraintes.
18En ce moment, je participe à l’élaboration d’une stratégie de lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes, portée par le gouvernement et un nouveau délégué interministériel. On nous demande d’aller très vite, or la rapidité est un obstacle majeur pour faire participer les gens en précarité ! Dans mon groupe de travail, j’ai voulu des auditions d’associations et la présence de personnes ayant vécu (ou vivant encore) des situations de précarité. Mais il faut toujours être attentif à ce que les personnes soient à l’aise dans ce type de groupe et en mesure de bien exprimer leurs pensées ! Si la volonté de participation est présente dans les paroles politiques, le passage à l’acte est très compliqué ! Faut-il rester dans ces groupes de travail ? Pour le moment, nous préférons être présents, en espérant permettre une avancée, aussi petite soit-elle.
SUR REVUE-PROJET.COM
S’appuyer sur les forces et non combler les manques
La participation ne s’obtient pas par injonction. Face à des procédures administratives qui ne laissent pas la place à la parole, les personnes en précarité de logement oscillent entre insécurité et dépendance. Comme si elles n’étaient pas capables de construire elles-mêmes leur place dans la société !
« Droit à la ville », « participation des bénéficiaires », « loi de 2008 » : associations et politiques n’ont que ces mots à la bouche. Il faudrait que les personnes deviennent « actrices », « développent un pouvoir d’agir ». Nous, professionnels et bénévoles, lançons des groupes de travail, réfléchissons, avec ou sans eux, pour eux… Mais quelle difficulté à mobiliser ! Est-ce trop intellectuel ? Faut-il plus de convivialité ? Quelle place est effectivement laissée à la pensée des personnes en précarité lorsqu’il leur est demandé de penser dans un cadre déterminé, de s’exprimer de manière conforme et à notre demande, sur des sujets et à des rythmes que nous avons définis ?
Mécanismes contraires
Les mêmes institutions, politiques et associatives, mettent en place en parallèle des mécanismes contraires. Le plus souvent, elles ne laissent pas le temps aux personnes et instaurent de l’insécurité dans les dispositifs chargés de les aider, empêchant ainsi qu’elles se pensent capables et dignes : « Non, Madame, vous n’avez pas le choix. Ce n’est pas vous qui décidez. »
Lors d’une table ronde, deux jeunes femmes ont témoigné de leur parcours de famille sans domicile fixe, dépendante des services sociaux et des associations. Un travail préparatoire leur a permis de se positionner en tant qu’« expertes terrain » du mal-logement. Au quotidien, elles doivent bien souvent tenter de répondre à différentes injonctions contradictoires : se projeter dans l’avenir en étant maintenues en insécurité, formuler des demandes, baisser la tête mais faire confiance, se raconter mais dans un cadre défini…
Comment repenser sa place dans la société, se sentir citoyen, agir sur une institution dont on dépend, alors même qu’il nous faut préciser des objectifs (par exemple « chercher un travail »), tout en sachant que ne pas les tenir ou oser dire « non » a une proposition peut signifier une « fin de prise en charge » (ce qui n’est rien de moins qu’une expulsion dont on tait le nom) ? Ces jeunes femmes sont aujourd’hui bénévoles de Solidarités Nouvelles pour le Logement (SNL) [1]. Chez SNL, nos locataires sont membres de droit de l’association, invités à participer au groupe local et à nous aider à repenser nos fonctionnements. Certains sont membres du conseil d’administration.
Ces femmes se sont investies sans qu’on ne l’organise, à petits pas, se sentant accueillies, en sécurité et utiles. Elles m’ont dit qu’au-delà de l’insécurité perpétuelle dans laquelle elles étaient maintenues, les trajets, les règles peu claires, les démarches, la fatigue…, ce sont surtout les paroles blessantes des uns et le rejet des autres qui les ont fragilisées. Par le regard posé sur elles, par la parole et le ton, les personnes précaires savent quelle place la société leur laisse effectivement prendre, au-delà des discours et des notes d’intention. Participer, alors qu’il leur est rappelé que « dans votre situation on ne tombe pas enceinte ! », alors qu’on se fait nommer « Madame allocation familiale » dans le bus, alors que l’on ne peut pas inviter un ami chez soi ! Madame X. arrive dans un logement passerelle SNL : « SNL rentrera-t-il chez moi en mon absence ? », « Bien sûr que non », « Ah bon ? Cela ne me dérange pas, ça paraît normal que vous regardiez si c’est propre ».
La participation, là où on ne l’attend pas
A contrario, une attention, un geste permettent de prendre des forces et de repartir. Des victoires importantes, qui ne rentrent pas dans les cases à cocher (chercher du travail, faire ses démarches, accompagner ses enfants à l’heure à l’école), mais qui, bien davantage, permettent cette participation à la société que nous espérons d’elles. En ouvrant les yeux et les oreilles, nous les croisons tous les jours, ces participations citoyennes : cet homme mendiant dans le métro, qui s’anime lorsqu’il raconte son action auprès de ses compagnons pour le tri des déchets ; cet autre qui explique les règles de la récupération de nourriture acceptable pour tous ; ces réfugiés, épuisés et transis, qui se redressent, sourient, laissent tomber leurs stigmates et se mettent à danser sur un air de musique. Cette jeune femme qui ose, enfin, s’adresser sans colère mais avec fermeté à la fonctionnaire de la préfecture : « Regardez-moi, je suis une personne, pas un dossier, et lorsque vous êtes ainsi avec moi, je souffre ! » et qui se rend compte que ses paroles ont porté quand la personne s’excuse. La participation, c’est aussi cette locataire qui me dit : « Oui, je vais voir ma bénévole, même si je n’en ai ni le temps ni l’envie, parce que je sais que cela lui fait plaisir. » Ou cette personne qui découvre que la vieille dame dont elle devient la voisine s’inquiète des boubous et multiples enfants : « Je lui porterai son sac quand elle sera fatiguée et elle oubliera vite qu’elle a peur. »
Comment faire émerger cette participation ? D’abord, lutter contre la « pauvrophobie [2] », tenter de comprendre ce que nous apportent les échanges et positionnements considérés comme inadaptés ou décalés et combattre les peurs. Que les bénévoles et professionnels acceptent de ne pas savoir, de se tromper, d’être remis en cause, de demander de l’aide à ceux qu’ils veulent aider. Présenter les finalités des projets en fonction de ce qui fait sens pour les locataires : lutter contre ce qui les a fait souffrir, s’appuyer sur les forces et non pas chercher à combler les manques. Permettre aux personnes de sentir que les associations sont en lutte avec elles, à leur côté, et non pas pour « leur montrer le chemin ». Accepter que le « bénéficiaire » ne fasse pas ce que l’on attend de lui, comme on l’attend de lui.