1Nul besoin qu’une activité soit rémunérée pour la qualifier de « travail ». Mais alors, bricoler, jardiner, élever ses enfants... est-ce du travail ? Où placer la frontière avec le loisir ?
2Dire qu’il est capital de travailler pour s’épanouir pourrait paraîtra cynique à qui se confronte à la réalité : le travail est souvent un motif de souffrance, de violence, d’ennui. Ainsi, la promotion de la valeur-travail semble aujourd’hui reléguée au rang de discours idéologique déconnecté du réel. Si celui-ci trouve encore un certain écho, il semble également se craqueler : nous sommes de plus en plus nombreux à penser que c’est loin du travail qu’il faut chercher notre accomplissement. Pourtant, cette mise à distance du travail comme lieu de la réalisation de soi est-elle légitime ? Faut-il abandonner la valeur-travail et s’engager dans une « civilisation des loisirs » ? Une autre stratégie consiste à ouvrir le concept de « travail » : une activité doit cesser d’être considérée comme un travail en vertu de son seul ancrage dans la sphère économique. Nous travaillons bien plus que nous le pensons, peut-être même là où nous ne le savons pas. Ou, du moins, pas encore. Peut-on, pour autant, dire que je travaille lorsque je jardine ? Et lorsque je compte les nuages ? Au fond, qu’est-ce qui distingue fondamentalement le travail du non-travail ?
Abandonner la « valeur-travail » ?
3Puisque la valorisation du travail ignore cyniquement la réalité vécue par les travailleurs, qu’elle glorifie dangereusement leur abnégation virile [1], certains auteurs ont choisi de rompre avec cette valeur, de la déconstruire pour parvenir à l’abandonner. Cette stratégie parcourt une littérature très critique. On la repère notamment dans Le droit à la paresse de Paul Lafargue (1880), Éloge de l’oisiveté de Bertrand Russell (1932), La révolution nécessaire de Robert Aron et Arnaud Dandieu (1933), Condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt (1958) ou, plus récemment, dans Le travail, une valeur en voie de disparition ? de Dominique Méda (2010). Tous ces auteurs partagent l’idée selon laquelle le travail porterait en lui-même, par nature, le sceau de la contrainte : il exprime notre existence animale et ne saurait, de ce fait, satisfaire nos aspirations proprement humaines. Aussi, dans les textes évoqués ci-dessus, le travail se trouve toujours intégré dans un réseau négatif, de la peine et de la servilité : l’existence au travail représente l’exact opposé d’une existence libre.
4Certes, le travail est une activité relevant de la nécessité naturelle ; il nous permet d’obtenir nos moyens de subsistance. Pour autant, se réduit-il à cela ? La conception du travail mobilisée par les partisans d’un abandon de la valeur-travail est particulièrement abstraite et réductrice quand ils ne distinguent pas le besoin comme mobile du travail et le besoin comme objet du travail [2] : le salaire est bien le mobile du boulanger, mais il ne se confond pas avec le pain qu’il fait. Occultant cette distinction, les défenseurs d’une « civilisation des loisirs » appréhendent le travail comme un moment servile de notre cycle biologique. Dès lors, ils oublient de prêter attention à ce qui se joue sur notre lieu de travail ; ils sont aveugles au travail vivant, au travail en tant qu’activité technique concrète. Or c’est justement là que le rapport entre le travail et la liberté s’institue. Dans son travail en tant qu’activité technique, le travailleur doit intégrer la résistance de l’objet à sa volonté, la comprendre, mobiliser des connaissances théoriques et une habileté pratique pour parvenir à la maîtriser. Une raison peut être avancée pour justifier cet aveuglement à l’égard de la maîtrise technique engagée dans le travail : les transformations consécutives aux deux révolutions industrielles ont en grande partie arraché au travail sa dimension technique, le réduisant à une activité strictement économique [3]. Si ce constat est vrai, on doit néanmoins reconnaître qu’il est le fruit de transformations historiques ayant affecté l’activité de travail : la réduction à sa seule fonction économique, l’appauvrissement technique dont il est victime ont altéré la nature du travail. Il semble donc injuste de reprocher au travail d’être servile « en soi » alors que cette servilité est le produit de l’industrialisation et de la rationalisation du travail [4]. La conception des défenseurs de la « civilisation des loisirs » est une conception héritée de l’aliénation historique du travail. Si le travail était naturellement pénible et contraignant, les peines et les contraintes vécues sur les lieux de travail devraient être acceptées. « Il faut faire avec ! » En enfermant le travail dans une conception résolument négative, en refusant de lui reconnaître une quelconque valeur anthropologique, on se priverait de toute possibilité d’analyse critique des situations de souffrance au travail [5].
Repenser le travail
5Penser le travail hors des murs de l’entreprise et du rapport salarial permet de repenser sa valeur anthropologique et de construire de nouveaux modèles normatifs pour analyser les situations de travail. L’ouverture du concept permet d’intégrer des activités qui restaient jusqu’alors à la marge de ce que l’on considère habituellement comme du travail. Elle donne ainsi la possibilité de reconnaître le travail invisible : on peut, par exemple, considérer que l’éducation parentale constitue un travail, au même titre que l’entretien de son foyer ou de son potager ou que les activités associatives bénévoles. En reconnaissant officiellement comme « travail » des contributions considérées jusqu’alors comme des activités domestiques ou comme des « activités libres » étrangères à la sphère laborieuse, il devient possible de comparer ce qui était autrefois séparé par l’opposition entre travail et loisir. Ce faisant, on peut exercer un nouveau regard critique sur les situations de travail classique, donnant lieu à une rémunération, au nom des situations de travail nouvellement reconnues comme telles et ne donnant pas toujours lieu à une rétribution.
Reconnaître le travail domestique
Si les ménages déléguaient à des professionnels leurs tâches domestiques – du moins celles pour lesquelles il existe un substitut marchand –, le produit intérieur brut (Pib) augmenterait d’un tiers, soulignait en 2012 l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) [1]. Ce calcul, en dépit des limites inhérentes à toute construction statistique, met notamment en lumière le travail des 15 millions de parents d’enfants à charge et des 8 millions d’aidants familiaux, qui concourent au bien-être de 15 millions d’enfants et de 5 millions d’adultes. La qualité de vie d’environ un tiers de la population dépend aujourd’hui du travail domestique d’un autre tiers de la population. Mais, au-delà, attribuer à tout travail domestique un prix en euros, c’est affirmer qu’il « vaut quelque chose ». C’est affirmer qu’au sein des foyers aussi, les parents, les aidants, les familles sont créateurs de richesses.
Cependant, cette reconnaissance statistique récente se traduit bien peu en mesures tangibles pour les « travailleurs » domestiques. D’avancées fragiles en reculs prononcés, nous faisons du sur-place, voire nous régressons. Les aidants familiaux sont certes reconnus légalement, mais leurs congés dédiés ne sont quasiment pas indemnisés. Les politiques nationales et européennes affichent bien l’objectif de concilier vie familiale et professionnelle, mais notre droit du travail n’accorde toujours que trois à cinq jours par an d’absence en cas de maladie d’un enfant. De nombreux reculs témoignent de ce peu de prise en compte dans les arbitrages budgétaires gouvernementaux : le congé parental est raccourci et moins bien indemnisé, les prestations familiales sont sans cesse rognées depuis plus de dix ans, la charge de famille, déjà ignorée par la CSG (contribution sociale généralisée) et alourdie par la TVA (taxe sur la valeur ajoutée), n’est que faiblement prise en compte par la fiscalité.
L’un des obstacles à la meilleure reconnaissance politique et économique du travail domestique est son inégale répartition entre femmes et hommes. Certes celle-ci s’améliore significativement (dans 27 % des couples, l’homme en assume une part supérieure à la femme, contre 17 % il y a dix ans [2]), mais elle demeure très déséquilibrée. Un déséquilibre qui fait peser sur les mesures valorisant le temps domestique ou familial – congés parentaux, temps partiel notamment – le soupçon d’une volonté de « renvoyer la femme aux fourneaux » ou de figer les rôles dans le couple. Prétexte ou véritable crainte, le résultat est là : souvent, la réflexion sur les droits du « travailleur » domestique bute sur cette inégalité. Aurait-on autant de difficultés à penser le temps partiel pour raisons familiales ou le congé parental si autant d’hommes que de femmes y avaient recours ? Nous pouvons prendre le pari que mieux le travail domestique sera partagé, mieux il sera reconnu et mieux il sera traité comme enjeu politique, économique et social.
Mais l’inverse est probablement tout aussi vrai : plus son utilité sera connue et reconnue, et plus le travail domestique sera partagé. Le niveau extrêmement bas de l’indemnité du congé parental en France [3] est en lui-même une absence de reconnaissance du temps parental de ceux qui y ont recours : la collectivité accepte de dépenser 1 300 € par mois pour faire garder un enfant en crèche, mais elle verse moins du tiers de cette somme aux parents qui s’en occupent eux-mêmes. Le temps parental est financièrement dévalorisé. Le résultat est sans appel : une proportion infime d’hommes prend un congé parental. Par comparaison, la Suède indemnise le congé parental à 76 % du salaire (avec un plafond de 4 000 € mensuels) et autorise 120 jours annuels pour enfant malade. Rien d’étonnant dès lors si 45 % des bénéficiaires d’un congé parental sont des hommes et si 14 % des couples le partagent équitablement. Pourtant, les obligations de partage y sont moindres qu’en France. Au-delà de son partage entre femmes et hommes et de sa valorisation financière, la question est celle de la valeur que nous choisissons d’accorder à ce temps familial dans la conception des politiques publiques. S’ils devaient la chiffrer, nos concitoyens ne considèreraient-ils pas cette valeur comme supérieure – voire bien supérieure – à un tiers du Pib ? Depuis l’enquête « Histoire de vie » de l’Insee de 2003, nous savons qu’« une écrasante majorité de la population considère la famille comme ce qui compte le plus, loin devant le travail, les amis, les loisirs [4] ». Pour autant, les efforts de notre système de statistiques publiques pour faire vivre la réflexion sur la valeur des temps de vie, et plus généralement sur les indicateurs alternatifs de richesse et de bien-être, sont à saluer : grâce à eux, le travail que nous effectuons toutes et tous en dehors de notre emploi prend peu à peu sa place au cœur du débat démocratique. L’enjeu est dès lors de faire de la valorisation du temps domestique et familial un élément non pas de passéisme, mais de progrès social.
6Si je travaille lorsque je jardine, pourquoi, en effet, ne pas exiger que les modalités de mon activité de jardinier soient transposées dans mon entreprise ? Cet élargissement de la catégorie « travail » permet d’engager une critique de l’hétéronomie du travail salarié en le comparant à l’autonomie du jardinier cultivant son potager, maître de son temps et de ses méthodes de production. Le travail associatif peut, de son côté, représenter un modèle de coopération interindividuelle et de démocratie pour les entreprises. L’intégration de champs nouveaux dans la catégorie « travail » donne l’occasion de reconstruire des modèles normatifs que l’industrialisation et la rationalisation de l’économie ont progressivement évacués et fait tomber dans l’oubli. Ainsi, cette ouverture fait émerger des modèles de travail concurrents de celui qui prédomine aujourd’hui.
7Pour autant, considérer les activités du bricoleur, du parent ou du bénévole comme des « travaux », n’est-ce pas détruire la signification précise du concept de travail ? À force d’intégrer de multiples activités, le « travail » perdrait ses caractéristiques essentielles et, à défaut d’une définition précise, la catégorie pourrait intégrer encore davantage de contenus. Pourquoi, dès lors, regarder la télévision serait-il exclu ? Ne faut-il pas maintenir des bornes théoriques et dégager certains critères ?
8Dans « Les fondements philosophiques du concept économique de travail » [6], Herbert Marcuse donne une légitimité à l’ouverture du concept, tout en proposant une limite. En s’intéressant à l’acte de travailler tel qu’il est vécu subjectivement par celui qui s’y livre, Marcuse tente d’identifier ce qui fait la singularité d’un acte relevant du travail. Pour lui, le travail est l’activité chargée d’assumer notre « indigence vitale ». Notre existence doit toujours se faire, se reproduire, elle n’est pas d’emblée acquise de manière durable. Afin de combler cette indigence, notre existence doit se confronter à la réalité objective pour s’y insérer. Immédiatement, Marcuse prend soin de signaler que cette « indigence vitale » ne doit pas être réduite à sa signification physique. Elle est aussi sociale et intellectuelle. Marcuse récuse donc la réduction du travail à sa définition économique (le travail est l’activité d’acquisition des biens de subsistance). Le fait qu’une activité ne soit pas rémunérée ne suffit pas à l’exclure de la catégorie « travail ». Penser la rémunération comme condition nécessaire et suffisante à la dénomination d’une activité comme « travail », c’est souscrire à la réduction du travail à l’économie historiquement produite par le capitalisme [7]. Un professionnel qui fait un acte gratuitement considère-t-il qu’il ne fait pas son travail ? Le critère objectif de la rétribution n’épuise pas la réalité du travail. Une activité par laquelle nous nous insérons socialement et/ou intellectuellement dans le monde relève aussi du travail. Nous travaillons hors de nos entreprises et il n’est pas illégitime d’intégrer nombre de nos « activités libres » à notre catégorie de travail. Dans ces activités non rémunérées, nous satisfaisons souvent les besoins d’insertion sociale et intellectuelle que l’activité strictement économique ne parvient plus à assumer.
Quand s’impose la « loi de la chose »
9Marcuse approfondit l’analyse et précise la frontière séparant le travail du non-travail. Un rapport particulier à la réalité objective est nécessaire pour que l’insertion physique, sociale et intellectuelle de l’individu dans le monde puisse se réaliser. Pour préciser ce rapport, Marcuse fait fond sur la distinction du travail et du jeu. Alors que, dans le jeu, « l’homme ne conforme pas sa pratique aux objets, aux lois qui leur sont pour ainsi dire immanentes [8] », dans le travail, il doit nécessairement s’y soumettre, s’y conformer. Alors que le jeu suspend les contraintes imposées par l’objectivité, permettant ainsi le délassement, la distraction, le travail nous confronte à ses contraintes : « L’homme qui joue se donne à lui-même et non pas aux objets [9] ». De là proviennent l’hétéronomie et la pénibilité fondamentale du travail : au travail, l’homme s’impose une loi qui lui est étrangère, « la loi de la chose [10] ». Cette contrainte fondamentale confère un caractère objectif au travail ; il s’agit d’un critère que l’on peut faire valoir auprès d’autrui. La conformation à la contrainte peut s’attester, au sens où elle s’éprouve et peut être reconnue par autrui comme un effort d’attention particulier que l’on ne retrouve pas dans toutes les « activités libres ». Regarder la télévision, se promener n’intègrent pas cet effort. Le compteur de nuages ne travaille pas non plus. Il impose à la réalité extérieure ses lois subjectives plus qu’il n’intègre ses lois immanentes. Il est plus en lui qu’au cœur de l’objet. La nécessité de se régler sur les objets sépare donc le travail et le non-travail. Mais si la distinction entre le travail et le jeu nous laisse penser que « la loi de la chose » exprime la nécessité intellectuelle de s’adapter aux contraintes de l’objet à travailler, elle ne s’y réduit pas : « la loi de la chose » peut aussi être interprétée au sens social et physique. Au sens social, cette loi étrangère désigne la nécessité de s’adapter aux contraintes imposées par les autres. Au sens physique, elle désigne celle de s’adapter aux besoins de la vie. Deux niveaux de contrainte qui sont aussi mis en suspens par le jeu.
10Pour Marcuse, il ne paraît pas nécessaire d’assumer les trois niveaux de « la loi de la chose » pour qu’une activité puisse être qualifiée de travail : la conformation intellectuelle à l’objet est déjà le signe qu’un travail est à l’œuvre. Pour autant, le travail intellectuel n’épuise pas toutes les dimensions du travail. Ce dernier peut aussi être un vecteur d’insertion physique et sociale. Or c’est le fait d’assumer ces deux autres dimensions qui ouvre le droit à un revenu. Pour que le travail donne lieu à une rétribution, il est nécessaire de faire reconnaître non pas seulement le travail intellectuel, c’est-à-dire un effort d’attention particulier aux lois de l’objet, mais aussi sa contribution sociale : le fait que l’effort intellectuel engagé soit accompagné d’un effort d’attention aux besoins sociaux. Cette condition remplie, le travail au sens intellectuel du terme accède à la dimension du travail économique et voit, à l’occasion de ce passage, s’accentuer l’hétéronomie qu’il supporte.
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Notes
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[1]
Cf. Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998.
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[2]
Nous empruntons cette distinction à Simone Weil, « Fonctions morales de la profession » dans Œuvres complètes, tome I, Premiers écrits philosophiques, Gallimard, 1988, p. 269.
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[3]
Voir Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Vrin, 2007, p. 179 : l’économie capitaliste « réduit le besoin du travailleur à l’entretien le plus strictement indispensable et misérable de la vie physique, et son activité au mouvement mécanique le plus abstrait ».
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[4]
Sur ce point précis, voir Arno Münster, Hannah Arendt contre Marx ? Hermann, 2008, p. 211.
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[5]
Dominique Méda a perçu ce problème et semble en avoir tiré les conséquences en infléchissant sa position. Voir à cet égard, D. Méda, Travail : la révolution nécessaire, L’Aube, 2011.
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[6]
Herbert Marcuse, « Les fondements philosophiques du concept économique de travail » dans Culture et société, Minuit, 1970, p. 39.
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[7]
Voir sur ce point les analyses concordantes de Bernard Friot dans L’enjeu du salaire, La Dispute, 2012, chapitre II.
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[8]
H. Marcuse, op. cit., p. 29.
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[9]
Ibid.
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[10]
Ibid., p. 32.