CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Après avoir relégué la nature au rang de matériau, l’homme contemporain, étouffé par le consumérisme et désireux d’authenticité, la redécouvre. Prenant conscience qu’il vit par elle, avec elle et en elle, il fait l’expérience de quelque chose qui le dépasse.

2Entre le xvie et le xviie siècle, le christianisme a délaissé comme n’étant que fétichisme, idolâtrie et paganisme la référence, jugée archaïque, aux voix de la nature. L’expérience spirituelle de la nature, qu’elle soit religieuse ou séculière, n’est-elle pas une manière de convoquer des images qui donnent accès à une autre réalité, sensible, voire invisible ?

Une nature désenchantée

3La dimension spirituelle de l’écologie peut être envisagée comme l’alternative à une nature doublement désenchantée par notre civilisation technologique. Un premier désenchantement scientifique a préparé la maîtrise technique d’une nature réduite à un matériau, une ressource extérieure manipulable. Elle n’est plus un mystère à déchiffrer, mais une énigme à décoder (du tableau périodique des éléments atomiques au code génétique) pour la maîtriser. Nous en vivons les conséquences, de l’élevage industriel, qui réduit l’animal au rang de protéines, à la biotechnologie végétale de type OGM, qui fait de l’agriculture une production indifférente à son milieu, une « machine à nourrir ».

4Un second désenchantement est d’ordre métaphysique et théologique. Pour les anciens, ce dont « la loi naturelle » était l’expression, c’est que la nature était porteuse d’une finalité, d’un dessein qu’il fallait scruter pour y trouver une trace du divin. Ce désenchantement supposa de ne plus sacraliser la nature, qui n’est plus que la créature du créateur. Simplifiant à l’extrême, on trouvera là les racines théologiques de la crise environnementale actuelle. La religion d’un Dieu transcendant parut imposer de s’éloigner de toutes les valorisations sensibles données par l’intermédiation de la nature, les astres, les sources et les bois sacrés, les animaux. Elle encouragea, en un sens, une forme d’anthropocentrisme exacerbé, trouvant à bon compte sa justification dans un verset biblique, « peuplez la terre et soumettez-la [1] », apparente bénédiction pour toute entreprise de domestication et d’arraisonnement de la nature au nom d’une autonomie de l’humain. Or d’autres mots permettent aujourd’hui de réenchanter ces relations homme-nature, pensées comme des relations de dépendance mutuelle et non seulement comme des rapports fonctionnels, instrumentaux. Ainsi ne dira-t-on plus « nature », mais « environnement » ou « milieu ». On ne dira plus « religion » mais « spirituel ». Plus qu’une simple euphémisation, cette évolution sémantique manifeste l’invention d’une langue qui cherche à rendre le côté sensible, singularisé et relationnel de la vie avec la nature. (…)

5Parler d’expérience spirituelle de la nature, c’est se placer au point d’émergence d’une co-naissance. Manifester un spirituel qui n’est pas le monopole de la religion. Parler de spiritualité, c’est se référer à une forme de religieux d’avant la religion. « Avant », non pas dans un sens chronologique, qui ferait référence à une mentalité religieuse ancestrale, mais au sens d’une forme d’expérience non encore instruite et déchiffrée au sein d’une tradition religieuse singulière. La sortie de la religion est aussi l’avènement d’un spirituel foisonnant, vivant, anarchique, même s’il est désaffilié ou délibérément autonome.

Désir d’authenticité

6Une expérience spirituelle de la nature est plus qu’éthique mais moins que religieuse. Là où l’éthique répond d’abord à la question d’un « se conduire », visant la vie bonne, en vue d’une réforme de soi, le spirituel creuse le désir d’être, en explicitant la joie d’être là, présent avec la nature, entendue comme un milieu. Certes, le spirituel peut avoir des effets éthiques de réforme de soi dans l’élaboration d’un genre de vie « sage » ou mesurée (la quête de sagesse des mouvements de la frugalité volontaire par exemple), mais il manifeste une aspiration à un « plus d’être », à une augmentation de soi qui résiste à sa seule interprétation disciplinaire et volontariste. Il convoque l’expérience d’une coprésence avec la nature vécue comme plénitude. L’écologie renvoie aussi à une dimension psychique.

7Cette attention à la vie intérieure éclaire la réflexion sur les ressorts de l’économie et de la demande. La croissance infinie dans un monde fini, qui repose sur une forme de stimulation infernale de nos envies, brouille le cœur intime de notre désir dans un appel illimité à la consommation. Aussi bien l’expérience spirituelle de la nature n’est-elle pas sans liens avec l’éthique de l’authenticité : au-delà d’une quête narcissique et égoïste, celle-ci renouvelle la compréhension de soi dans ses relations aux autres et à la nature. Plus profonde qu’un simple profil sociologique (le bourgeois bohème écolo), elle associe le développement spirituel avec un choix de vie, qui est aussi une tentative de faire coïncider une aspiration à être et des expressions ajustées de cette aspiration dans des manières d’être. (…)

8Mais cette expérience spirituelle n’est pas tant celle de la nature en général que celle d’un territoire singulier : un petit Liré [2], un « pays ». Une forme d’entente lie une histoire personnelle à une nature bien circonscrite. Il s’agit de vivre un milieu où le je a « lieu d’être ». Le spirituel explore la signification et la part d’ouverture de notre ancrage corporel dans le monde. Le texte opaque de ce que signifie pour soi être avec la nature, vivant parmi les vivants, se déchiffre dans la confrontation à la texture singulière de cette même nature, vents, montagnes et eaux, minéralité ou force du végétal. Sensible à cette texture du monde, l’expérience spirituelle n’en fait pas encore des symboles, avec ce qu’ils ont de médiateurs, comme le feront les religions (le symbole du ciel ou de l’eau), mais des épreuves disponibles à ce qui apparaît et se donne. De cette entente, une expérience spirituelle ose en dire qu’elle est signifiante de plus que soi. Lors d’une traversée en mer, d’une marche en montagne, de la lenteur désirée d’un geste de jardinage ou de l’attention portée à la fragile voilure de la libellule se vit la joie d’un accord plus vaste qui emporte jusqu’à une forme possible de bonheur d’admiration. Une expérience spirituelle se déploie dans cette jubilation jusqu’à la louange dans la gratitude. La joie du psalmiste qui chante : « Et vous, montagnes et collines, bénissez le Seigneur » (Daniel 3, 75) se nourrissait de cette joyeuse plénitude de la présence.

9Finalement, le spirituel encourage une forme d’écologie à la première personne, sensible, imaginative ou poétique, narrative et contextuelle, déjà présente dans le Walden[3] de Thoreau ou la promenade solitaire de Rousseau. Thoreau découvre que c’est lorsque l’on a perdu le sens de ce qui nous attache à la nature que l’on commence à se trouver et à découvrir l’essentiel. L’attachement à la nature n’a de sens que s’il permet un détachement émancipateur. De la sorte, si le détachement nous fait voir l’étendue infinie de nos relations avec le monde des vivants et nous fait redécouvrir notre quotidien, l’expérience spirituelle, par un autre attachement en retour, cultive la joie de l’appartenance à la nature, dont la foisonnante diversité est signifiante d’autant d’explorations possibles. La « biodiversité » se scrute alors à chaque fois comme une chance donnée à une forme de vie inédite et inouïe qui mérite d’être saluée. (…)

Se rendre disponible

10L’expérience spirituelle de la nature, au cœur de la vie intérieure, se fait recueillement ou disponibilité. La disponibilité sonde plus en profondeur que l’attention. Si l’attention (de l’écologue, du botaniste, du naturaliste) interroge, scrute et déchiffre la nature en « y faisant attention », la disponibilité ne regarde pas la nature : elle y participe. Elle laisse réellement la place à ce qui se donne et, ce faisant, donne à son tour, c’est-à-dire fait le jeu de la relation. On pense ici au soin porté au souffle dans le yoga ou la méditation, « au goûter les choses intérieurement » de la tradition spirituelle ignatienne, au grand silence disponible du chartreux ou à ce moment de réceptivité du marcheur de haute montagne. Cette découverte d’être soutenu par la nature et peut-être enveloppé par elle ouvre une voie qui rend visible ce qui est invisible dans des expressions de l’excès, d’un surcroît.

Une expérience sensible

Une expérience spirituelle de la nature manifeste une consistance, une insistance et une résistance de la vie intérieure corrigeant l’envahissement matérialiste de l’existence. Consistance d’une expérience sensible qui ne juge pas irrationnelles les émotions que suscite la nature. Insistance qui maintient dans le registre de la valeur et de l’expression, à la fois intrigante, surabondante et vivifiante, une nature que nos savoir-faire ont réduite à un prix ou à un intérêt. Résistance, enfin, à l’empire généralisé du manipulable, pour lequel la nature s’exploite et se domine mais ne signifie rien, ne donne rien.
L’expérience spirituelle accompagne ce passage du percevoir vers un sentir originaire. Elle invite à s’ouvrir à la grandeur présente de ce que le croyant, dans un acte de foi, osera nommer « présence ». Tel sera aussi le rôle des arts, de la poésie et de la littérature que d’ouvrir en images à cette solidarité profonde des vivants entre eux. Cette fraternité sensible, poétique et spirituelle, avant d’être une fraternité éthique et politique, n’est-elle pas la sororité de « sœur eau » ou de « frère loup », chère à François d’Assise ?
JPP

11L’économisme ambiant ne pense la nature qu’en termes d’échanges quantifiables, là où l’expérience spirituelle de la nature la laisse se dire en termes de don. L’acte de foi inscrit dans une tradition religieuse, lui, ira du don au donateur, voire au créateur. Quand on y songe, les mouvements écologistes « alternatifs », les engagements militants – qui vont parfois jusqu’à des peines d’emprisonnement ou la mort, sans pourtant parler de fanatisme vert – ne supposent-ils pas un étayage intérieur, pour que la défense d’une zone humide, d’une variété de fleur ou d’une espèce animale mobilise à ce point ?

Une réponse à la hauteur ?

12La spiritualité n’est pas qu’une vague sensiblerie ou un sentiment du sublime. Elle engage une tournure d’esprit – une conversion ? – envisageant la nature non plus comme une matière à exploiter mais comme une invitation à s’engager dans un jeu relationnel. Cette joie relationnelle procure une dilatation du cœur, bien plus dynamisante qu’un discours culpabilisant ou catastrophiste [4].

13En nous mettant en phase avec notre profonde aspiration à être, la spiritualité prépare une réforme intérieure. Elle sert de mobile pour une éthique engageant des pratiques de soi (écocitoyenneté), voire un discours de sagesse (frugalité volontaire, sobriété heureuse). Avant de se faire réforme du monde, elle se fait métamorphose de soi.

14Le modèle du choix rationnel, qui réduit le marché à un grand équilibre entre des intérêts concurrents, ignore les sentiments et les aspirations qui animent les acteurs. C’est une abstraction, là où une expérience spirituelle mobilise des formes de désir et de sensualité, de conscience des relations de coopération. Ces relations, bien plus riches, contextuelles et individuantes, peuvent jouer un rôle en enrichissant notre compréhension de la vie sociale et économique. Il nous semble que l’énergie spirituelle a de quoi alimenter le passage d’une écologie de réparation, qui se contente de panser les conséquences des désastres écologiques sans remédier aux causes, à une écologie de fondation, qui modifie substantiellement, dans une conversion, les relations de l’homme à la nature, pensées non plus comme « une emprise sur », mais comme « un être en prise avec ». « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent (…) Observez les lis des champs », écrivait Matthieu (6, 26). Mais une expérience spirituelle, aussi intense soit-elle, ne fait pas, à elle seule, une culture. Trouvera-t-elle à se traduire et à irradier l’ensemble d’une culture par la médiation des institutions politiques et religieuses ? Une religion peut-elle se mettre à l’école spirituelle de l’écologie, via une théologie de la création ?

15Quid également d’une politique attentive aux changements de consommation et aux enjeux environnementaux, capable de traduire cette conversion du regard porté sur la nature dans des institutions, des modes de décision, des options fiscales ? Une mystique écologique peut-elle enrichir une mystique républicaine en ayant une conception intensive de la liberté consciente de ses appartenances, une visée d’égalité environnementale couplée à la justice sociale, un enrichissement de ce qu’engage l’idée de fraternité à l’égard des humains, mais aussi des non-humains et des milieux ?

Les spiritualités au secours de la planète ?

Cet article de Jean-Philippe Pierron prolonge la réflexion engagée dans le n° 347 de la Revue Projet, « Les spiritualités au secours de la planète ? », été 2015. Retrouvez-le dans sa version intégrale sur www.revue-projet.com

Notes

  • [1]
    Genèse 1, 28.
  • [2]
    Dans son recueil Les regrets, Joachim du Bellay a consacré un sonnet à sa commune natale de Liré, dans les Mauges, en la comparant à la splendide Rome [NDLR].
  • [3]
    Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, Gallimard, 1990 [1854], chapitre viii.
  • [4]
    Cf. Patrick Viveret, « Écologie : pourquoi bouge-t-on si peu ? », Revue Projet, n° 344, février 2015 [NDLR].
Jean-Philippe Pierron
Jean-Philippe Pierron est philosophe et enseigne à l’Université Jean Moulin Lyon III.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/11/2016
https://doi.org/10.3917/pro.354.0084
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour C.E.R.A.S © C.E.R.A.S. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...