1Réticentes, au nom de la compétitivité, à toute règle décidée isolément par un pays, les multinationales font pourtant barrage aux traités internationaux qui accroîtraient leurs responsabilités. Résultat : une impunité généralisée et un défi qui reste entier pour les États comme pour l’Europe.
2Pour le pape François : « Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun [1]. » La solution ne viendra pas des acteurs économiques. L’enjeu pour les États est de rendre effective la responsabilité de sociétés transnationales de plus en plus puissantes. L’ampleur prise par la corruption et l’évitement de l’impôt invite à imaginer de nouveaux cadres juridiques. Ce nouveau défi stratégique est un enjeu majeur de souveraineté.
Peu de contraintes éthiques
3Quand la corruption est répandue, les États ou les entreprises sont réticents à prendre des mesures à son encontre : le risque de dénonciation et de réprobation morale est alors faible. Les acteurs qui refusent de jouer le jeu (tels les lanceurs d’alerte) doivent payer un prix important. La corruption peut alors se propager rapidement. Mais il est possible d’amorcer un cercle vertueux. Encore faut-il résister à l’argument usuel selon lequel se soumettre à des règles donnerait aux autres un avantage compétitif. Un argument souvent invoqué en France pour refuser des mesures de transparence économique.
4En 2013, la commission des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (Onu) proposait que les entreprises transnationales « reconnaissent et respectent les normes applicables du droit international, les dispositions législatives et réglementaires ainsi que les pratiques administratives nationales, l’État de droit, l’intérêt public, les objectifs de développement, les politiques sociale, économique et culturelle y compris la transparence, la responsabilité et l’interdiction de la corruption, et l’autorité des pays dans lesquels elles opèrent ». Mais l’Organisation internationale des employeurs et la Chambre de commerce internationale s’y sont opposées, au motif que le respect des droits humains est de la seule responsabilité des États.
5Un rapporteur spécial chargé de la question a été désigné par l’Onu. Mais ses travaux n’ont permis que la publication de principes directeurs non contraignants. De même, la Chambre de commerce internationale se contente de simples règles de conduite pour combattre l’extorsion et la corruption, sans aucune contrainte.
6Certes, la plupart des 500 plus grandes entreprises mondiales ont adopté, d’une façon ou d’une autre, un programme ou des mesures de lutte contre la corruption [2]. Mais, faute de contrôle, ces mesures risquent de n’être qu’une opération de communication.
7Le cas d’Alstom traduit bien ce décalage entre image et pratiques. Dès 2001, la société s’est dotée d’un code éthique. Elle a été, en 2009, la première entreprise du Cac40 à obtenir la certification (par Ethic Intelligence) de son programme d’intégrité. Le Département de la Justice des États-Unis a cependant révélé que la corruption d’agents publics étrangers avait perduré jusqu’en 2011, des consultants ayant été engagés à cette fin avec l’approbation des dirigeants. Alstom a été condamnée par un juge américain à verser 772 millions de dollars, après avoir plaidé coupable. D’autres poursuites sont en cours au Royaume-Uni.
8Bien d’autres groupes ont élaboré des chartes éthiques, dont l’application est inégale. La devise d’Enron, dotée d’un code d’éthique de 62 pages, n’était-elle pas « Intégrité et excellence » ? La société avait créé 881 sociétés à l’étranger, dont 692 dans les îles Caïman, ce qui, jusqu’à sa faillite, lui permit de ne pas payer d’impôt…
9Par ailleurs, l’information sur le respect des normes par les entreprises deviendra de plus en plus difficile d’accès. La récente directive européenne sur le secret des affaires est emblématique : seront protégées les informations « qui ont une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes » ou « parce qu’elles ont fait l’objet de dispositions raisonnables destinées à les garder secrètes ». Certes, le texte écarte les mesures de sanction quand la révélation des faits est justifiée « par l’exercice de la liberté d’expression et d’information, pour protéger l’intérêt public général, ou aux fins de protection d’un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union ». Mais cette justification devra être démontrée au cas par cas. Journalistes et lanceurs d’alerte seront toujours défendeurs. Une position pour le moins inconfortable.
Repenser la responsabilité
10Si aucun instrument international ne permet, à ce jour, de sanctionner les atteintes aux droits de l’homme imputables aux multinationales, la situation pourrait évoluer. En France, la Commission nationale consultative des droits de l’homme a rédigé (en septembre 2008) un important rapport sur la responsabilité des entreprises en la matière. Elle soulignait que cette responsabilité s’imposait d’autant plus que les entreprises, comme personnes morales, bénéficient elles-mêmes de la protection de la Convention européenne des droits de l’homme. De son côté, l’Union européenne (UE) a adopté, le 22 octobre 2014, une directive sur la publication d’informations non financières [3]. Et, dans le cadre des Nations unies, plusieurs gouvernements, emmenés par l’Équateur, réclament un traité véritablement contraignant pour protéger les droits de l’homme des abus des entreprises. Plus de 250 organisations se sont regroupées pour soutenir ces efforts, au sein de « l’Alliance pour un traité », créée en 2013.
Les ONG mobilisées
Les organisations non gouvernementales se mobilisent pour que les entreprises transnationales rendent des comptes pays par pays. En France, le plaidoyer de la Plateforme contre les paradis fiscaux et judiciaires a permis d’introduire, dans la loi bancaire du 26 juillet 2013, cette obligation pour les banques. Ceci a permis de constater en 2015 que plus du tiers des filiales étrangères des banques françaises étaient situées dans des territoires opaques [1]. Dans le même sens, la loi du 30 décembre 2014 fait obligation aux industries du secteur extractif et forestier de publier les sommes versées aux gouvernements des pays dans lesquels elles sont actives. Mais le reporting pays par pays tarde encore à être généralisé.
Une proposition de loi sur le devoir de vigilance des entreprises donneuses d’ordre est en cours de discussion au Parlement [2]. Elle permettrait d’engager la responsabilité civile des sociétés concernées par un dommage qu’elles auraient pu éviter. Certains accords volontaires anticipent ce type d’obligation. Ainsi, en mai 2015, syndicats et enseignes travaillant avec les industries textiles au Bangladesh ont signé un accord sur la sécurité des lieux de production dans ce pays, rendant possible la présence d’inspecteurs sur le terrain.
11Les acteurs publics ou proches de l’État, comme la Coface (Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur), l’Agence française de développement, Proparco, Expertise France devraient également s’impliquer dans la prise en compte des risques relatifs aux droits de l’homme et à la corruption [4].
12Au Royaume-Uni, selon le Bribery Act, il y a infraction quand les personnes morales ne remplissent pas leur obligation de vigilance en matière de corruption. Si la société mère n’est pas responsable de l’acte de corruption lui-même, elle est responsable de ne pas avoir fait le nécessaire pour éviter un acte de corruption en son sein.
Repenser l’entraide judiciaire européenne
13En 1996, sept juges européens signaient l’Appel de Genève : « L’Europe des comptes à numéro et des lessiveuses à billets est utilisée pour recycler l’argent de la drogue, du terrorisme, des sectes, de la corruption et des activités mafieuses (…). Il devient nécessaire d’instaurer un véritable espace judiciaire européen au sein duquel les magistrats pourront, sans entraves autres que celles de l’État de droit, rechercher et échanger les informations utiles aux enquêtes en cours. »
14Un an après, une équipe, animée par Mireille Delmas-Marty, proposait le « corpus juris », un ensemble de principes directeurs de droit pénal. Elle recommandait la définition commune de certaines infractions, l’unification des règles essentielles de procédure pénale sur le territoire de l’UE et la création d’un parquet européen. Cela reste encore à l’état de projet !
15Le traité de Lisbonne envisage la possibilité pour les États de créer un parquet européen pour combattre les infractions aux intérêts financiers de l’Union et pour lutter contre la criminalité ayant une dimension transfrontière. Mais l’unanimité des États est requise. Une « coopération renforcée » reste possible en théorie : dans ce cas, le projet serait lancé sur la base d’un accord entre neuf États membres de l’UE. Mais ce nombre n’a jamais été réuni.
16La création d’un parquet européen permettrait pourtant d’éviter le quasi-monopole du procureur américain. Ce serait une institution puissante si elle avait aussi pour compétence certaines infractions comme celles liées à la spéculation sur le cours de l’euro ou la mise sur le marché européen de produits financiers dangereux. Et plus encore si sa compétence était élargie aux infractions commises à l’étranger, dès lors que celles-ci auraient des effets sur les intérêts financiers de l’Union [5]. La justice des États-Unis ne serait plus la seule à sanctionner les entreprises étrangères (Siemens a été condamné à verser 800 millions de dollars en 1998, Alstom 772 millions en 2014, British Aerospace 400 millions en 2010, Total 398 millions en 2013, Technip 338 millions en 2010…).
17En l’absence d’une institution européenne, comment établir un rapport de force avec les États-Unis ? L’absence d’indépendance du Parquet français nuit d’ailleurs à sa crédibilité : les poursuites peuvent facilement donner lieu au soupçon d’interventionnisme de l’État. Ainsi Barack Obama a-t-il ironisé quand François Hollande lui a demandé d’intervenir en faveur de BNP Paribas : « Le président des États-Unis n’interfère pas avec les instructions judiciaires. Je ne prends pas mon téléphone pour dire au Procureur général comment instruire les affaires de sa compétence. Ces décisions sont prises par un Département de la Justice qui est indépendant. Il peut y avoir d’autres traditions dans d’autres pays. C’est voulu pour éviter que l’application de la loi ne soit pas entachée par des manœuvres politiques. Quand le Procureur général prend une décision, j’en suis informé par la presse le lendemain [6]. »
18On mesure, par ailleurs, combien les montages financiers permettant l’évitement de l’impôt sont difficiles à saisir sans une importante coopération internationale. En 2011, la Banque mondiale et l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime publiaient un rapport [7] qui examine comment les pots-de-vin, les biens publics détournés et d’autres produits du crime sont dissimulés derrière des structures juridiques – sociétés écrans, fondations, trusts… En 2016, les « Panama papers » ont remarquablement complété cette analyse.
Une criminalité largement impunie
19En décembre 2003, la convention des Nations unies contre la corruption (dite de Merida) constituait le premier instrument mondial de lutte contre la corruption. Elle recommande notamment l’incrimination de l’enrichissement illicite, défini comme une augmentation substantielle du patrimoine d’un agent public que celui-ci ne peut raisonnablement justifier par rapport à ses revenus légitimes. Pour la première fois, une convention pose le principe de la restitution des avoirs acquis illicitement.
20Malheureusement, les suites ont été décevantes. Le mécanisme d’évaluation demeure facultatif, de nombreux États refusant le principe de visites de terrain par des équipes d’évaluateurs. De même, la restitution des avoirs fait l’objet de formules générales sans caractère contraignant.
21Il n’est plus question de dépénaliser le droit des affaires en France, comme l’avait fait craindre Nicolas Sarkozy [8]. Mais une dépénalisation plus discrète est en cours. Le droit ne vit que par la possibilité des institutions ou des individus de le mettre en œuvre. Alors que la création du parquet financier devait marquer en 2013, après le scandale Cahuzac, une volonté politique d’incarner la lutte contre la délinquance financière, les effectifs initialement prévus n’étaient toujours pas réunis en 2016… Il en va de même pour les services de police spécialisés. Après l’affaire des Panama papers, le syndicat Solidaires finances publiques a demandé au président de la République « d’arrêter de supprimer en masse des emplois dans l’administration qui aurait dû être à l’origine de cette découverte ». En 2013, le total des condamnations et compositions pénales, tous délits confondus, avoisine les 638 000. Les 270 manquements à la probité et le millier d’affaires de fraude fiscale représentent donc une infime partie des délits réprimés [9].
22Faute d’efficacité des justices nationales et faute de coordination européenne, l’UE perd chaque année, selon la Commission européenne, 120 milliards d’euros du fait de la corruption et 1 000 milliards d’euros du fait de la fraude et de l’évasion fiscales. Un argent qui n’est pas perdu pour tout le monde et qui profite de plus en plus à la criminalité organisée, nouveau défi stratégique.
Notes
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[1]
Exhortation apostolique Evangelii gaudium, 24 novembre 2013.
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[2]
En témoigne l’imposant ouvrage édité par les Nations unies en coopération avec PricewaterhouseCoopers : Office des Nations unies contre la drogue et le crime, Anti corruption policies and measures of the fortune global 500, 2009.
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[3]
Cette directive (2014/95/UE) concernant la publication d’informations non financières et d’informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes devra être transposée dans les États, au plus tard, le 6 décembre 2016.
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[4]
Commission nationale consultative des droits de l’homme, « Entreprises et droits de l’homme : avis sur les enjeux de l’application par la France des Principes directeurs des Nations unies », assemblée plénière du 24/10/2013.
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[5]
Cf. Mireille Delmas-Marty, « L’affaire BNP impose de créer un parquet européen puissant », Le Monde, 01/07/2014.
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[6]
Georges Ugeux, « BNP Paribas : la leçon de gouvernance du professeur Obama », blog « Démystifier la finance », http://finance.blog.lemonde.fr, 8/06/2014.
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[7]
Emile van der Does de Willebois et al., The puppet masters. How the corrupt use legal structures to hide stolen assets and what to do about it, Banque mondiale, 2011.
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[8]
Le rapport au garde des Sceaux, « La dépénalisation de la vie des affaires » (groupe de travail présidé par Jean-Marie Coulon, La Documentation française, 2008) au moment de la crise financière n’a pas eu de suite.
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[9]
Source : selon le rapport 2014 du Service central de prévention de la corruption.