CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Comment mettre en œuvre les droits au logement et à la dignité pour les populations roms ? L’auteure, juriste, présente la genèse de ces droits et leur évolution, puis les confronte aux contraintes de l’action publique et à la situation des campements roms.

2Les expulsions massives de campements occupés par les Roms ne peuvent laisser indifférent. La détresse est visible de ces familles réveillées à l’aube par des forces policières leur intimant l’ordre de quitter le terrain. Au-delà d’une émotion légitime, qui inspire dans l’urgence des actions de solidarité, questionner les repères de l’action publique qui confine à la schizophrénie s’impose aujourd’hui.

3La question rom bouscule les catégories juridiques traditionnelles, laissant la porte ouverte à des situations d’arbitraire et de violation de droits. Cette tragédie humaine, dans l’espace urbain des grandes métropoles, se noue au cœur d’un conflit de droits et d’une tension forte entre des logiques de représentation. Chaque institution définit en effet son mode d’appréciation, ses marges de liberté et de contraintes dans l’interprétation des textes, en fonction de son positionnement et de son système de valeurs. Comprendre le jeu des acteurs, les tensions entre systèmes de justification, permet d’éclairer ces logiques contradictoires. Aux confins du droit, de la sociologie et des politiques publiques, c’est à un changement de regard que nous appelons, pour tenter de mettre en œuvre « les forces imaginantes du droit [1] » et contribuer à la réflexion sur le principe de dignité appliqué ici à la question du logement. (…)

Sur revue-projet.com

Retrouvez l’article de Geneviève Iacono dans sa version intégrale.

4Alors que le logement est une réalité concrète et objective, la notion d’habitat a une dimension plus subjective, en lien avec une présence humaine. L’habitat apporte un supplément d’âme, une richesse relationnelle, un lien avec un cadre de vie. Cette distinction est essentielle pour mesurer le décalage entre acteurs associatifs et institutionnels (chacun dans une posture légitime) à l’heure d’appréhender les notions d’habitat indigne et de logement décent. Les points de vue achoppent notamment sur la question de la dignité. (…)

Le droit au logement, une liberté fondamentale ?

5En reconnaissant au droit au logement la qualité de droit subjectif, la loi Dalo du 5 mars 2007 renforce les obligations de l’État. L’engagement de l’État ne se limite plus aux seules caractéristiques du logement (comme l’obligation d’éradiquer l’habitat indigne, insalubre ou indécent), mais il s’organise sur un principe plus exigeant d’accès de tous au logement, ce qui implique d’éliminer toute forme de discrimination dans cet accès [2].

6C’est sur cette question particulièrement sensible que se noue l’essentiel du débat. Si l’on considère que « nulle considération, tenant en particulier au statut juridique, ne peut conduire à priver tel ou tel individu des droits qui découlent de l’exigence de dignité », alors rien ne peut justifier d’écarter les étrangers, a fortiori des ressortissants communautaires, du droit à un logement décent, sauf à les priver de leur dignité et donc de leur rattachement à la commune humanité. Mais en pratique, on voit bien les limites d’un tel raisonnement et la grande timidité du juge à considérer le droit au logement comme une liberté fondamentale applicable à toute personne sans condition [3]. Une avancée significative a été opérée par le Conseil d’État : depuis l’ordonnance du 10 février 2012, l’hébergement est considéré comme une liberté fondamentale, reposant sur le principe de l’accueil inconditionnel. Mais un nouveau pas tarde à être franchi pour donner la même valeur juridique au droit au logement et à l’habitat et instaurer ainsi une cohérence entre le discours sur le principe de dignité et la réalité vécue par les nombreuses personnes privées de logement. Le conflit de valeurs et de légitimité est manifeste à propos des campements roms.

Décence et dignité, des notions imprécises

Le droit du logement s’est construit en lien étroit avec une politique de la ville inspirée par le courant hygiéniste. (…)
Quant à la lutte contre l’habitat indigne, elle commence à se formaliser en tant que politique publique avec la loi Besson du 31 mai 1990, pour laquelle « garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation [1] ». Mais le lien entre principe de dignité et droit au logement sera consacré par la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre l’exclusion. La loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) de décembre 2000 donne un cadre à cette politique avec un programme national de lutte contre l’habitat indigne. La loi Molle du 25 mars 2009 élargit cette notion et en précise les contours : « Est déclaré indigne un local, une installation ou un logement exposant leurs occupants à des risques pour leur santé ou leur sécurité. » Mais en spécifiant que ces situations relèvent « des pouvoirs de police exercés par les maires et les préfets », la loi Molle rend plus floues les frontières entre les notions de logement indécent et d’habitat indigne. Les critères de l’habitat indigne s’inscrivent dans une logique sécuritaire et rejoignent les atteintes à l’ordre public appréhendées sur la base du triptyque : sécurité, salubrité, tranquillité publique.

Campements roms : les droits en conflit

7Face aux campements roms et aux squats, quelle attitude adopter ? Les critères de salubrité, de menace à la santé, voire de mise en danger d’autrui sont invoqués pour justifier les décisions d’évacuation. Dans ce contexte, la force contraignante du principe de dignité pèse d’un poids bien léger face à la menace à l’ordre public et aux atteintes au droit de propriété. Le campement, en tant qu’occupation sans titre, heurte les grands principes des propriétés publiques de l’État, des collectivités ou du droit des propriétaires privés. Cet argument soulevé par le préfet et par les maires est complété par celui invoquant la violation du droit de l’urbanisme [4]. Faire de la ville un espace exempt de risque sanitaire grâce au système d’adduction d’eau, au tout-à-l’égout et au ramassage des ordures ménagères, participe des progrès sociaux que nul ne veut voir fragiliser. Tout ce qui rappellerait la renaissance des bidonvilles de l’après-guerre suscite des réactions épidermiques. Pour toutes ces raisons, les représentants de l’ordre public sont plus enclins à faire prévaloir la logique sécuritaire sur le droit fondamental de la personne humaine à la dignité.

8Comment défendre ce principe pour des personnes qui, occupant un terrain de manière illégale, vivent dans un habitat indigne ? C’est bien le défi auquel sont confrontés les militants, quand il s’agit de prévenir les expulsions ou de construire un argumentaire pour des référés libertés, imposant au préfet d’avancer des solutions d’hébergement suite aux expulsions. Tous les acteurs concernés [5] légitiment leur action dans un système de représentations adossé à une vision du principe de dignité. Plusieurs modèles, paternaliste, compassionnel, humanitaire, militant, résistant, sécuritaire, libertaire ou légal rationnel, se combinent ou entrent en conflit sur le terrain, déterminant des prises de position contrastées. (…)

9Par ailleurs, la logique spatiale permet de prendre la mesure à la fois du phénomène Nimby (« Not in my backyard », pas de ça chez moi) et du processus de relégation des populations roms aux marges de la ville. Déjà confrontés à la précarité, les élus des banlieues sont souvent réservés à l’égard du maintien des campements sur leur territoire. La ceinture de pauvreté des grandes villes, comme Paris, Lyon ou Marseille, renforce le système de discrimination dont sont victimes les populations les plus vulnérables. Le voisinage de populations elles-mêmes vulnérables favorise l’adoption de postures radicales, sinon racistes, qui tendent à renforcer le processus de stigmatisation des populations roms. (…)

Pour une réelle dignité pour tous

10La situation lyonnaise est emblématique de ce conflit d’acteurs. Le débat est extrêmement vif sur les stratégies à mettre en œuvre. Les recours en référé liberté, visant à faire condamner l’État pour manquement à son obligation d’hébergement à la suite d’une évacuation de campement, ont marqué un véritable progrès : le principe de dignité reçoit une force contraignante. Mais en pratique, les offres d’hébergement proposées aux populations roms se sont avérées totalement inadaptées à leur situation.

11Un autre débat réside dans l’interprétation du principe de non-discrimination au sein de la population rom entre les bénéficiaires de dispositifs d’accueil et d’intégration [6] d’une part et d’autre part entre les Roms et les autres ressortissants européens. Or les Roms sont des citoyens européens qui bénéficient, depuis janvier 2014, des mêmes garanties que les autres ressortissants communautaires, notamment la liberté de circulation et d’installation.

12La logique juridique, qui fonde le droit commun au logement sur le principe d’égalité (mais dans une situation de pénurie de logement), entre ici en conflit avec la vision « culturaliste » du droit à l’habitat. Si théoriquement « l’ethnicisation » du traitement de la précarité est la pire des solutions, l’application pratique mérite une approche plus nuancée. Jusqu’à une date récente, on tendait à considérer les Roms comme des nomades, en les confondant avec les gens du voyage. Or leur mobilité contrainte est liée à la situation d’exclusion dont ils sont victimes dans leur pays d’origine [7]. On ne peut cependant pas complètement gommer leur spécificité culturelle. Mais comment honorer la particularité de la culture tsigane, sans stigmatiser ni exclure ? Faut-il recourir à une « entrée rom » pour qualifier leurs besoins de logement, ou au contraire les considérer comme des citoyens européens en situation de précarité identique à celle de nombreux autres ? Comment, enfin, ne pas mettre en concurrence les différentes catégories de bénéficiaires des systèmes de solidarité en instaurant des coupe-file dans l’attribution des droits ?

13Les partisans d’une approche légale-rationnelle font valoir le droit commun au logement. D’autres, en contact direct avec les personnes sur le terrain, demandent d’envisager des solutions en mobilisant une approche anthropologique du mode d’habitat adapté à la situation des Roms. Devant la catastrophe humanitaire que connaissent les Roms et les crispations des riverains, il est urgent de dépasser ces clivages entre théorie et pratique, entre posture juridique et posture humanitaire.

14Le processus d’intégration normative des droits de l’homme à l’échelle internationale, régionale et nationale, qui inscrirait le principe de dignité dans une boucle systémique combinant droit matériel, droits procéduraux, droits objectifs et droits subjectifs est une piste à approfondir. De manière plus pragmatique, envisager un habitat précaire, fût-ce une tente, un squat ou une cabane, comme une condition substantielle du principe de dignité – au sens de la protection de la vie privée et familiale – et le considérer comme une étape provisoire dans le parcours résidentiel en vue d’accéder au droit commun du logement, pourrait être un palliatif face à une situation de traque et d’errance qui prive la population de tous ses droits.

15La condamnation récente de la France par la Cour européenne des droits de l’homme suite à l’expulsion d’un campement de gens du voyage [8] est une bonne nouvelle : les militants des droits de l’homme pourront transposer le raisonnement à la problématique des campements roms. Selon la Cour, en effet, « les autorités nationales doivent tenir compte de l’appartenance des requérants à une minorité vulnérable, ce qui implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre lorsqu’il s’agit d’envisager des solutions à une occupation illégale des lieux ou de décider des offres de relogement ». Cette victoire symbolique du droit devra s’accompagner de politiques publiques volontaristes pour repenser la grammaire du vivre ensemble. Beaucoup de travail reste à faire « pour ordonner les nuages [9] » et donner une véritable effectivité au principe de dignité, comme principe matriciel de la commune humanité.

Notes

  • [1]
    Mireille Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit (t. III), La refondation des pouvoirs, Seuil, 2007.
  • [2]
    Principe posé à l’article 1er de la loi du 6 juillet 1989.
  • [3]
    Caroline Bugnon et Geneviève Iacono, « Les critères d’éligibilité au droit à l’hébergement opposable », AJDI, n° 12, décembre 2011, p. 843.
  • [4]
    Qui, depuis les travaux d’Haussmann, a partie liée avec le courant hygiéniste.
  • [5]
    Associations, responsables des Églises, militants des droits de l’homme, élus, riverains, comités de quartier, préfets, forces de l’ordre, huissiers, avocats, juges des juridictions judiciaires et administratives, ministres, Cour européenne des droits de l’homme, Comité européen des droits sociaux…
  • [6]
    Tels que l’Andatu, dispositif d’intégration proposé à certains Roms géré en partenariat entre la direction territoriale de la cohésion sociale et l’association Forum réfugiés.
  • [7]
    Cf. Nicolae Gheorghe, « Le mythe du rom nomade. Comment se défausser de la question rom sur l’Europe », Projet, n° 319, décembre 2010 [NDLR].
  • [8]
    Sur le fondement de la violation des articles 3 et 8 de la Convention. Cf. CEDH, 17/10/2013, arrêt Winterstein et autres contre France.
  • [9]
    M. Delmas-Marty, op. cit.
Geneviève Iacono
Est agrégée d’économie-gestion, docteur en droit public. Elle est maître de conférences à la Faculté de droit et science politique de l’Université Lumière Lyon 2.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/04/2014
https://doi.org/10.3917/pro.339.0079
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