Gilles Kepel et alii, BANLIEUE DE LA RÉPUBLIQUE. Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Gallimard, 2012, 530 p., 28,90 €. Gilles Kepel, QUATRE-VINGT-TREIZE, Gallimard, 2012, 322 p., 21 €
1On peut lire indépendamment les deux derniers ouvrages du politologue Gilles Kepel, professeur à Sciences Po et membre de l’Institut universitaire de France, mais ils sont complémentaires. Banlieue de la République vient comme en écho, vingt-cinq ans après, à l’ouvrage qui avait contribué à le faire connaître, Banlieues de l’islam. Il est le fruit d’une année d’enquêtes réalisées par une dizaine de chercheurs auprès d’une centaine d’habitants de Clichy-sous-Bois et Montfermeil, avec le soutien de l’Institut Montaigne. Le choix de ces deux villes n’est pas indifférent : c’est le point de départ des émeutes de 2005. En ce sens, pour Gilles Kepel, s’il ne saurait être tout à fait représentatif, le lieu est « emblématique » de la situation actuelle dans les banlieues de France, « car s’y manifeste une collection de symptômes sociaux que l’on ne retrouvera ailleurs que latents et erratiques ». À partir de six grands thèmes (la rénovation urbaine, l’éducation, l’emploi, la sécurité, la politique et la religion), les personnes interrogées dressent un constat sans concession, mais non sans nuances, de la situation qui est la leur. À propos du logement, par exemple, les habitants se déclarent pour la plupart satisfaits de l’évolution observée entre 2010 et 2011, grâce à l’effort mené par les pouvoirs publics. L’auteur lui-même reconnaît avoir observé sur cette période « une transformation complète du paysage... en voyant disparaître des tours et barres taguées, aux ascenseurs cassés, entourées d’épaves de voitures, et surgir des résidences d’aspect agréable et bien tenues. »
2En revanche, le constat le plus alarmant – et ce n’est malheureusement pas une surprise – concerne la situation de l’emploi. C’est là le « cœur du problème », selon Kepel. Les jeunes sont, bien sûr, les plus touchés et pas seulement ceux qui sont en rupture par rapport au système scolaire. « Les exemples les plus préoccupants pour le devenir de la société sont incarnés par les diplômés de l’enseignement supérieur qui, ne réussissant pas à trouver du travail correspondant à leurs compétences, en viennent à retourner le stigmate dont ils souffrent en un rejet radical de la France et des valeurs qui lui sont prêtées. [1] » La désillusion par rapport aux promesses non tenues de la République est la première cause du désenchantement pour la banlieue : « Sans doute est-ce la faible capacité d’attraction de la promesse laïque qui interroge le plus au terme de cette recherche. » Pour le politologue, le chantier immense, à la suite de la rénovation urbaine engagée depuis les émeutes de 2005, est bien celui de l’insertion dans la société par l’emploi qui doit « rend[r]e au peuple dans sa diversité une pleine croyance dans les valeurs de la nation ».
3D’une autre tonalité est le second livre, Quatre-vingt-treize. Kepel quitte ici le genre de l’investigation pour se risquer dans une analyse plus ambitieuse, large et personnelle. « À partir de la question islamique, Quatre-vingt-treize voudrait surtout contribuer à une réflexion d’ensemble sur la France et son devenir ».
4Très documentée, une première partie présente la réalité de l’islam dans le département de la Seine-Saint-Denis au travers de la ville de Saint-Denis. « L’ancienne ville des rois puis de la Révolution et de la classe ouvrière est devenue la Mecque de l’islam en France. » La liste des nombreux mouvements et associations est impressionnante, représentant tous les courants et sensibilités de l’islam en France. Ils couvrent un large « spectre qui va du culte à l’enseignement, de la viande halal aux médias et de l’humanitaire au politique. » Le phénomène de la consommation halal intéresse particulièrement Kepel, pour qui ce marché, estimé à 5,5 milliards d’euros par an, constitue « un des phénomènes les plus significatifs des transformations et de l’affirmation identitaire de l’islam en France ». Un marché très convoité par différentes associations qui s’y livrent une véritable guerre, non seulement commerciale, mais aussi idéologique et de pouvoir. « L’enjeu, par-delà la viande et son marché, est le contrôle cultuel et politique sur la nouvelle génération des musulmans de France. » Selon Kepel, ces derniers – qui ont souvent un sentiment de « citoyenneté inaccomplie », tant du fait de leur arrivée récente en France que de leur appartenance fréquente à des groupes socialement défavorisés – trouvent dans ce mode de consommation un moyen d’affirmation identitaire. « Cette ‘citoyenneté halal’ qui évolue entre le ‘modèle bio’, ouvert et pluraliste, et le ‘modèle kasher’, clos et communautaire, figure une participation politique en gestation, encore inaboutie ».
5La deuxième partie de l’ouvrage se révèle plus originale dans l’analyse. Kepel retrace l’évolution, ces trente dernières années, de l’islam en France, en distinguant trois périodes : l’islam des « darons », celui des « Frères » (ou des « blédards ») et celui des jeunes. Les « darons », ce sont les « pères », arrivés du Maghreb pour travailler en France et qui ont amené un islam varié très influencé par la dimension nationale (Algérie et Maroc tout particulièrement). Mais, dès le début des années 1980, cet islam « qui cherche son inspiration dans la continuation des pratiques du pays d’origine » va être dépassé par l’émergence de l’islam des « Frères » ou « blédards », ces étudiants venus du « bled », marqués par la dimension politique inspirée par les Frères musulmans. C’est l’UOIF (Union des organisations islamiques de France), « animée par des étudiants partageant l’idéologie des Frères musulmans », qui illustre le mieux cette mouvance, avec son combat pour le port du voile islamique. Cette (brève) hégémonie des Frères sera troublée par l’arrivée, au début des années 1990, des premiers prédicateurs salafistes, d’inspiration wahhabite saoudienne, qui refusent, par principe, toute compromission avec le politique.
6Mais ce sont surtout les « jeunes », nés et éduqués dans l’Hexagone, qui vont ouvrir une troisième période. Les événements de l’automne 2005 entraînent une accélération du déclin de l’UOIF et « à l’inverse, une montée en puissance des associations de jeunes musulmans ». Aujourd’hui, pour Kepel, l’avenir de l’islam de France est entre leurs mains. « Des voies multiples s’offrent à eux, et d’innombrables déterminants sociaux – au premier chef l’accès au marché de l’emploi – contribueront à les orienter. » Où l’on retrouve la question de l’emploi de ces jeunes, souvent diplômés, déjà mise largement en avant dans Banlieue de la République.
7On le voit, dans des registres différents, ces deux ouvrages se complètent. Par la très large documentation proposée, ils permettent d’entrer dans une connaissance approfondie d’une réalité complexe, en dépassant les simplismes et les caricatures qui ont trop souvent cours sur ces questions. L’analyse de la prise d’ampleur du phénomène halal, ou des trois moments successifs de l’histoire de l’islam en France, est très inspirante. Toutefois, il est regrettable que Gilles Kepel ne se soit pas davantage attaché à rendre compte des réflexions et des travaux menés dans la société française pour favoriser le dialogue entre islam et laïcité. La troisième et dernière partie de Quatre-vingt-treize, « Les tentations du repli », exacerbe les luttes idéologiques qui opposent, via internet, le « cyberjihad » et les sites identitaires rattachés à l’extrême-droite européenne. Elle fait l’impasse sur tout le travail mené au quotidien par les associations et les collectivités locales, travail obscur et discret que l’auteur connaît pourtant fort bien. Pour appréhender cette réalité, il sera donc intéressant d’aller lire, en complément, d’autres auteurs tels qu’Olivier Roy [2] ou Franck Frégosi [3]. Xavier Nucci
Société
Isabelle Forno, TRAVAIL, PEURS ET RÉSISTANCES. Critique de la victimisation du salarié, Syllepse, 2012, 148 p., 15 €
8Dans ce petit livre aux formules incisives, Isabelle Forno s’attache à démontrer les effets pervers de la manière dont est mise en œuvre, dans les entreprises, la prévention des risques psycho-sociaux (RPS). L’auteur a exercé pendant trente ans la fonction de directrice des ressources humaines dans des secteurs d’activité très différents et dans des entreprises de taille moyenne ou grande, où ces risques sont bien réels. Ils trouvent leur origine dans une organisation du travail défaillante, des instruments de mesure ignorant le travail réel des salariés, des injonctions contradictoires qui incitent à l’autonomie tout en accroissant les contrôles. Les salariés hésitent à défendre leurs droits dans un contexte où rôdent les licenciements, préférant confier leur détresse au médecin du travail plutôt qu’aux syndicats. Quant aux entreprises désormais tenues à une obligation de résultat concernant la santé de leurs salariés, elles mettent en place des dispositifs d’écoute et ont surtout recours à des experts extérieurs : ces « Diafoirus du RPS » n’ont aucune compétence pour agir sur les causes mais leur action conduit trop souvent à un dépistage des salariés fragiles et à leur victimisation précédant, souvent, leur exclusion. L’auteur incite alors les salariés à la résistance – au sens quasi médical, immunitaire de ce terme – en devenant « façonneurs de leur travail » et en adoptant individuellement des pratiques qui leur permettent de « tenir debout ». Mais la réponse demeure un peu courte, qui ne s’interroge pas sur les nécessaires réorganisations du travail et de la gestion du personnel que suggère pourtant le diagnostic sévère de la situation. La compétitivité des entreprises n’est pas seulement liée au coût du travail. À lire Isabelle Forno, on comprend combien elle tient aussi à l’organisation du travail, à la reconnaissance qui passe par la connaissance des salariés et à la qualité de la gestion du personnel. Françoise Piotet
Franck Poupeau, LES MÉSAVENTURES DE LA CRITIQUE, Raisons d’agir, 2012, 167 p., 8,10 €
9« Plus la sociologie est scientifique, plus elle est potentiellement politique. » Cette conviction est remarquablement étayée par le sociologue Franck Poupeau, qui rassemble ici en les articulant quelques articles et interventions d’une dizaine d’années de recherches sur des terrains variés (en région parisienne et Bolivie). Il analyse la critique sociale portée par la gauche de la gauche, en France comme à l’étranger, qui échoue à former un mouvement politique durable et populaire. Pour l’auteur, contrairement à ce qui est présupposé chez les critiques de gauche, « la parole des dominés n’exprime pas seule la vérité de la domination ». La capacité d’auto-organisation n’est pas innée mais repose sur des processus de construction collective. D’où l’intérêt d’une sociologie qui permettrait d’appuyer des projets d’émancipation sur des bases solides. Une sociologie de la domination en particulier – loin des clichés à laquelle elle est souvent réduite – donnerait à comprendre le problème crucial du consentement des dominés à leur domination. À ce titre, la critique de Franck Poupeau, forte et nuancée, porte également sur une certaine sociologie universitaire, désignée comme « sociologie d’État », qui, survalorisant les acteurs et leurs capacités, conduirait finalement à « souligner leur responsabilité propre face à leur destin social, au détriment (…) des mécanismes de reproduction sociale perpétués par l’État » (p. 105). L’étude du traitement médiatique et sociologique des « émeutes urbaines » de novembre 2005 en France en constitue un bon exemple. Au-delà, ce livre est une claire affirmation des fondements scientifiques (opposés au scientisme ou à une volonté d’accaparement du savoir) et empiriques du métier de sociologue. Jean Vettraino
Gérard Aschieri, Patrick Roux et Bruno Poucet, PUBLIQUE OU PRIVÉE : QUELLE ÉCOLE POUR NOS ENFANTS ?, Le Muscadier, 2012, 128 p., 9,90 €
10Alors que le gouvernement a fait de l’éducation sa priorité, ce « livre débat » vient rappeler à point nommé, au détour de la querelle sur l’école privée, quelques-uns des grands défis de l’école française. Comment ne pas renforcer le cloisonnement social, auquel l’école privée est accusée de contribuer, et qu’entérine la disparition de la carte scolaire ? Quelle réponse au décrochage scolaire ? Combien la société doit-elle investir dans son éducation ? À quel point est-ce le rôle d’un État déjà surendetté ? Faut-il adapter l’école aux besoins des élèves ou homogénéiser l’offre ? Quelle autonomie dans les programmes et la pédagogie ? L’ouvrage, s’inscrit dans une nouvelle collection « Le choc des idées ». Il offre les avantages de la confrontation (discours engagés, présentation ramassée des positions en présence, clarifications opportunes d’un médiateur, Bruno Poucet), mais il en révèle aussi les limites. Car à mettre en présence des postures diamétralement opposées, le débat a tôt fait de céder le pas à l’invective. On regrettera notamment que, face à l’ancien secrétaire général de la FSU Gérard Aschieri, aux positions tranchées mais argumentées, l’éditeur ait opté pour le porte-parole de l’infime part de l’école privée qui ne reçoit pas de subsides de l’État, dont la virulence n’a d’équivalent que l’approximation des chiffres qu’il brandit à l’assaut de l’école publique. Jean Merckaert
Économie
Nicholas Shaxson, LES PARADIS FISCAUX. Enquête sur les ravages de la finance néolibérale, André Versaille éditeur, 2012, 448 p., 19,90 €
11Comprendre le fonctionnement de l’économie moderne demande de bien saisir l’enjeu des paradis fiscaux : ils permettent aux acteurs les plus mobiles de devenir les plus puissants – en leur offrant des havres où déjouer les règles qu’on tente de leur imposer ailleurs. La grande majorité des économistes n’y prête cependant aucune attention. Aussi attendions-nous avec impatience la traduction de Treasury Islands (Bodley Head, 2011). S’il n’y avait qu’un livre pour saisir l’urgence du sujet, sans doute serait-ce celui-là. Le « Chavagneux & Palan », incontournable sur l’origine du phénomène, est devenu un classique (Les paradis fiscaux, La Découverte, 2012, 3e édition). Xavier Harel (La grande évasion, LLL, 2010) fournissait déjà une introduction très pédagogique. Mais le journaliste britannique Nicholas Shaxson accomplit le tour de force d’expliquer à la manière d’un thriller l’histoire, l’économie, l’idéologie et même la psychologie du phénomène, tout en esquissant les pistes de sortie. L’introduction « Bienvenue nulle part » casse d’emblée le mythe de territoires anecdotiques (plus de la moitié du commerce international et des actifs financiers y transite) et autonomes. Les paradis fiscaux ont pour « principale caractéristique (…) la mainmise des intérêts financiers (ou parfois criminels, ou parfois les deux) sur la classe politique locale » (p. 21). Entre marchandisation des souverainetés offshore au profit des intérêts privés et forme de perpétuation coloniale, avec Londres et New York pour capitales, l’auteur ne tranche pas. Les victimes sont bien identifiées : les pays pauvres et les simples citoyens… Le tiers-monde et le tiers-État ! La nouvelle noblesse planétaire (multinationales et grandes fortunes qui délocalisent fictivement profits et patrimoines pour échapper à l’impôt) a trouvé dans les banques et les grands cabinets d’audit l’onction d’une forme de clergé de la finance néolibérale. Loin de perdre à la traduction, très fluide, on gagne même un chapitre sur le Luxembourg, qui laisse perplexe : pourquoi une telle passivité franco-allemande face à ce « trou noir de l’Europe » ? Jean Merckaert
Jean-Hervé Lorenzi, Jacques Pelletan, Alain Villemeur, RAJEUNISSEMENT ET VIEILLISSEMENT DE LA FRANCE. Une politique économique de la jeunesse, Descartes & Cie, 2012, 178 p., 16,15 €
12À l’heure où le gouvernement a fait de la jeunesse une des priorités du quinquennat, la lecture de ce livre, fruit des travaux à l’Université Paris-Dauphine de la chaire « Transitions démographiques et économiques », est tout à fait éclairante. Il observe les transferts financiers opérés entre les générations par l’intermédiaire des pouvoirs publics à l’échelle européenne. On y apprend ainsi que la France est le pays le plus avare pour sa jeunesse (4,3 % du Pib) alors qu’en Suède et au Royaume-Uni la part est de plus de 6,2 % ! C’est l’inverse pour le traitement des seniors : la France y consacre 12,3 % du Pib (plus de 6 points de plus que le Royaume-Uni et 2 de plus que l’Allemagne.) De même, les prélèvements obligatoires sont plus lourds sur les jeunes que sur les vieux. La France traite les jeunes largement moins bien que les retraités. À la différence de beaucoup de ses voisins européens, elle a pourtant la chance de ne vieillir que « par le haut », grâce à sa forte natalité. Les auteurs proposent quatre scénarios d’évolution des politiques publiques : de l’absence de réformes structurelles à l’investissement en faveur des jeunes (« la nouvelle vague »), en passant par l’investissement en faveur des personnes âgées (« la vieillesse heureuse »), d’un transfert de ressources de l’ordre de 2 points de Pib chaque année vers les jeunes ou « simple » report de l’âge de départ à la retraite… En découlent une dizaine de propositions de politiques à mettre en œuvre pour éviter un conflit intergénérationnel. Espérons que ce livre, nourri d’une impressionnante série de données, pourra contribuer à faire émerger une politique de la jeunesse. On regrettera cependant qu’il omette la question de l’insertion sociale des jeunes, corollaire indispensable à leur insertion économique. Antoine Dulin
Michel Koutouzis et Pascale Perez, CRIME, TRAFICS ET RÉSEAUX. Géopolitique de l’économie parallèle, Ellipses, 2012, 314 p, 19,30 €
13Une masse impressionnante d’informations, sur un sujet qui fait l’objet de plus de fantasmes que de recherches sérieuses. Car Michel Koutouzis et Pascale Perez parlent en connaissance de cause : l’extension sectorielle et géographique de leurs investigations donne le tournis et alimente l’inquiétude. Tous les trafics connus sont passés en revue, des armes aux faux médicaments, du crime organisé aux pierres précieuses, de la drogue à la prostitution, de la contrefaçon au blanchiment d’argent, de la traite des êtres humains au trafic d’œuvres d’art et d’espèces protégées. Les auteurs dévoilent les innombrables réseaux qui traversent les frontières et contournent les réglementations, jusqu’à former une véritable économie mondiale parallèle. Celle-ci est aujourd’hui si étroitement imbriquée dans les activités économiques formelles que « l’argent des trafiquants de drogue injecté à l’économie financière a sauvé les banques de la crise financière » en 2010. On regrettera cependant un plan confus et les développements alourdis par trop d’anecdotes et d’exemples, si intéressants soient-ils. La présentation d’ensemble en souffre et le lecteur a de la peine parfois à s’y retrouver. Mais ces limites, liées à la complexité du sujet, n’enlèvent rien à l’importance de ce document, ni à la réflexion qu’il suscite. Sylvain Urfer
Écologie
Patrick Viveret, LA CAUSE HUMAINE. Du bon usage de la fin du monde, Les liens qui libèrent, 2012, 190 p., 16 €
14Quand nombre d’ouvrages sur la crise plongent le lecteur dans le désarroi, Patrick Viveret a le mérite d’allier la lucidité de l’analyste à l’enthousiasme du bâtisseur – celui qui « pressent la germination créatrice même au cœur de l’épreuve » (p. 26). Le constat est lucide : « Quand le cœur d’une société réside dans l’économique (…), quand au cœur de l’économie se trouve l’organisation financière et [qu’en son] cœur (…) résident l’euphorie et la panique, il n’est pas très étonnant que le système devienne profondément insoutenable. » Et l’enjeu n’est pas mince : « Rien moins que le salut de notre espèce » (p. 84). Aussi, le philosophe a-t-il choisi sa cause : « Libérer l’humanité de sa propre barbarie intérieure (…) sa propension permanente à la rivalité et à la domination » (p. 89). Plutôt que de fonder le lien social sur l’intérêt, cette réduction de la passion humaine à un élément « prévisible, maîtrisable et quantifiable », il voit dans le bonheur, l’amour et le sens les aspirations humaines essentielles, et fait du désir une stratégie pour sortir du capitalisme de façon civilisée. Identifiant les lieux (monnaie sociale, bénéfice écologique, villes en transition…) qui font leur son leitmotiv, « soyons le changement que nous proposons » (p. 33), l’auteur invite à dépasser résolument l’instinct de possession pour nous tourner vers la joie de vivre. Un livre pour ne pas désespérer. Jean Merckaert
Politique
Yvon Ollivier, LA DÉSUNION FRANÇAISE. Essai sur l’altérité au sein de la République, L’Harmattan, 2012, 257 p., 27 €
15La République une, indivisible et égalitaire ne cesse d’éliminer impitoyablement l’altérité en elle : telle est la thèse défendue dans ce livre. Exposée sous la forme d’une critique, souvent même d’une charge violente, elle n’en est pas moins fortement argumentée : on peut dire que l’ouvrage réunit avec brio l’essentiel des réserves face au modèle de la République jacobine, considéré ici comme « dépassé » face à la nouvelle affirmation de la diversité, celle de l’« autre » immigré, venu de l’étranger, ou celle de l’« autre » indigène, habitant ou originaire des régions françaises (avec une mention spéciale, dans le livre, pour la Bretagne). Pour l’auteur, quelque peu psychanalyste sauvage des fantasmes mortifères qui habitent la nation France, la République est incapable de se défaire d’une sorte de scène primitive : celle de la Révolution où elle fit son unité en coupant des têtes, en ne concevant la liberté des siens que par suppression de celle des autres, en ne créant l’égalité que par arasement des différences. Subsiste toujours l’idée réflexe que toute différence – de langue, de vêtement, de coutume, d’origine régionale ou internationale – est menace : elle doit donc être interdite ou réduite, condamnée à l’inexistence. La laïcité dont la France se targue, le droit français, ne sont-ils pas eux aussi contaminés par ces fantasmes d’exclusion ? L’auteur ne craint pas de parler d’un « racisme républicain », qui s’exprime ouvertement du côté du nationalisme lepéniste, mais aussi chez des républicains souverainistes. Il note avec justesse l’hypocrisie qui consiste à louer la diversité chez les autres, et à l’empêcher chez soi. Au total, cet ouvrage militant – d’une République plus libre (au sens d’une liberté intérieure) par rapport au « différent » – met le doigt sur une difficulté française récurrente, que le triste débat sur l’identité en 2010 a encore confirmée. L’embarras à le suivre entièrement tient à l’histoire : dans de nombreux pays, les différences, régionales par exemple, pour être mieux admises sur le papier, ne sont pas pour autant vécues dans une harmonie qui suscite l’envie. D’un point de vue plus théorique, la discussion peut rester plus ouverte que dans le livre. Dans Les immigrés de la République (Seuil, 2010), un auteur comme Philippe d’Iribarne, peu suspect de manquer d’intérêt pour les différences, n’en préférait pas moins, en argumentant sa préférence, le modèle de l’intégration républicaine au modèle multiculturel. Jean-Louis Schlegel
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Notes
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[1]
À ce propos, voir Leyla Arslan, Enfants d’islam et de Marianne. Des banlieues à l’université, Puf, « Proche-Orient », 2010, 297 p. Il s’agit de la publication d’une thèse, « L’ethnicité des jeunes Français de culture musulmane », co-dirigée par Gilles Kepel. Leyla Arslan a animé l’équipe des enquêteurs de terrain pour l’ouvrage Banlieue de la République.
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[2]
Olivier Roy, La laïcité face à l’islam, Stock, 2005.
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[3]
Franck Frégosi, L’islam dans la laïcité, Fayard/Pluriel, 2010 [2008].