CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La Banque publique d’investissement est née. Sauf qu’il ne s’agit pas d’une banque. Ses moyens, dix fois plus limités, empêchent d’en faire l’outil financier de la transition écologique promis par le chef de l’État.

2Annoncée par François Hollande pendant la campagne électorale afin de faciliter le financement des PME innovantes, rebaptisée « banque de la transition » (écologique) [1], la création de la Banque publique d’investissement (BPI) a été adoptée en Conseil des ministres, le 17 octobre 2012. Seulement, ses statuts n’en font pas… une banque, mais une institution financière publique non bancaire. Détail technique ?

3Pour comprendre ces enjeux, rappelons qu’une banque est une institution qui a obtenu du roi une délégation du droit de frapper monnaie (n’importe qui ne peut décider du jour au lendemain de créer une banque ; il faut obtenir de l’État une licence bancaire). Ce qui veut dire qu’une banque crée de la monnaie. Lorsqu’elle accorde un crédit, disons, de 100, elle crée environ 90 qui n’existaient pas précédemment. L’argent qu’elle octroie via un crédit ne correspond pas du tout à une somme d’argent qui dormait dans un coffre-fort ; encore moins à un stock d’or enfoui au sous-sol de la Banque de France. Il correspond tout simplement à une ligne de code sur un écran d’ordinateur qui décrète que 90 viennent d’être créés ex nihilo. Certes, des ratios limitent la quantité de crédit qu’une banque peut octroyer mais ils sont contournables, via la titrisation notamment. Et lorsqu’une banque les dépasse (ce qu’elle constate toujours ex post), il lui suffit aujourd’hui de se retourner vers la Banque centrale européenne (BCE) pour faire refinancer (à un coût désormais nul) les réserves obligatoires qui lui manquent [2].

Pourquoi Bercy fait « sauter » la banque

4Les statuts préparés à Bercy et avalisés par l’Élysée interdisent à la BPI de se refinancer auprès de la BCE (plus précisément, auprès du Système européen des banques centrales et, en l’occurrence, de la Banque de France). Ce « détail » n’a guère été relevé jusqu’à présent par les politiques ni par les journalistes. Or il est décisif : en l’état, la BPI ne sera pas une banque, en dépit de son nom, mais une « institution financière non bancaire ».

5Est-ce grave ? Oui, parce que les banques commerciales, depuis plusieurs années, ne financent plus le long terme. Depuis 2009, elles ne financent d’ailleurs plus le court terme non plus : malgré ce qu’en disent les banques françaises, le credit crunch (la restriction des crédits) est massif, et les premières pénalisées sont les PME, c’est-à-dire les emplois. Puisqu’elle n’est pas une banque, la BPI pourra tout au plus apporter quelques dizaines de milliards (peut-être 40 milliards, sachant qu’une grande partie d’entre eux est déjà investie) aux PME au bord de la faillite. Elle ne sera pas la « banque de la transition » annoncée par le président. Si elle avait été une banque, elle aurait pu emprunter ces quelques dizaines de milliards à la BCE et prêter environ dix fois plus. 300 ou 400 milliards, voilà qui commence à devenir réaliste pour amorcer la grande bifurcation industrielle et sociale dont nous avons besoin (« la transition »). (…) Les adversaires d’une véritable « banque » publique d’investissement se comptent essentiellement au sein de la haute fonction publique à Bercy, d’une partie du gouvernement et à l’UMP. Examinons leurs principaux arguments.

6La première série d’arguments, classique, vise à discréditer toute forme de création monétaire. L’exclamation « La planche à billets ? Vous n’y pensez pas ! » tient lieu d’incantation horrifiée, aussi bien chez certains journalistes que chez de hauts fonctionnaires. Mais, si la planche à billets était toujours et partout inflationniste, il faudrait fermer toutes les banques privées du monde demain matin ! Par ailleurs, les années 1970 ont connu une inflation à deux chiffres (provoquée par le double choc pétrolier, et non par un prétendu laxisme des politiques) qui n’a pas dégénéré en hyperinflation. Enfin, Hitler est arrivé au pouvoir démocratiquement, en 1933, non pas à l’issue d’une fièvre hyper-inflationniste, mais après trois années d’austérité déflationniste menée par le chancelier Heinrich Brüning (que l’histoire s’est empressée d’oublier). Pour le dire de manière un peu provocante : l’austérité est l’un des bons moyens, aujourd’hui, d’assurer le passage au second tour de Marine Le Pen en 2017.

Quand la gestion publique suscite la défiance

7Une autre objection est parfois opposée : celle d’une distorsion de concurrence avec les banques privées. (…) Au contraire, la création d’une vraie banque publique aurait mis fin au monopole d’usage de la planche à billets dont jouissent actuellement les banques commerciales. Aujourd’hui, lorsqu’un État s’endette, c’est toujours via les banques privées. En France, depuis le début des années 2000, un citoyen n’a plus le droit d’ouvrir un compte au Trésor pour prêter à l’État. Il doit le faire via une banque. Qui, bien sûr, prélève une commission. Tant que ce sont les banques privées qui utilisent la planche à billets, nul n’y trouve à redire. Pourtant, l’expérience n’a-t-elle pas montré qu’elles s’en servent très (très) mal ?

8Un contre-argument ultime prétend souvent clore la discussion : « L’expérience du Crédit lyonnais a montré qu’en France, nous ne savons pas diriger une banque publique ». Qui en est dupe ? L’expérience des trente dernières années et, particulièrement des quatre dernières, a montré que nous ne savons pas non plus diriger des banques privées : Natixis s’effondre en dépit du matelas de sauvetage de l’épargne populaire, la Société générale ne doit sa survie qu’à la générosité du contribuable américain qui, en renflouant l’assureur AIG à l’automne 2008, a permis à ce dernier de s’acquitter d’une dette d’au moins 12 milliards de dollars à l’égard de la banque française, Dexia [3] promet de nous coûter plusieurs dizaines de milliards… D’autre part, la plupart des dirigeants de nos banques privées sont d’anciens hauts fonctionnaires : les mêmes, donc, qui dirigeraient une banque publique, si nous en avions une.

Retrouvez l’article de Gaël Giraud dans sa version intégrale.

9Une troisième objection est parfois invoquée par les économistes : « Au fond, il y a déjà surabondance de liquidités. Créer de la monnaie supplémentaire n’est sûrement pas la bonne idée. Contentons-nous de flécher intelligemment les liquidités existantes. » On acquiescera à la première partie du diagnostic : les liquidités créées depuis plus de dix ans sont surabondantes [4]. (…) Mais (…) dans la mesure où l’on a très peu fait pour réglementer les marchés, le shadow banking et autres inventions du secteur bancaire pour décupler l’effet de levier de leurs opérations en échappant à toute législation, les milliards qui courent entre Londres, Francfort, Singapour, New York et les paradis fiscaux ne viendront pas spontanément financer des investissements réels énergétiques-climatiques. Ou seulement de manière extrêmement marginale. (…)

10Certes, on peut espérer que le mouvement de réglementation entamé par la Commission européenne (en particulier sous l’impulsion de Michel Barnier) permette de réduire l’effet de levier des opérations financières. Mais, une telle attente se heurte à un problème de calendrier : selon les climatologues [5], il ne nous reste qu’une petite décennie afin de réduire suffisamment nos émissions de gaz à effet de serre pour éviter un réchauffement de +5 °C. Se contenter d’attendre relèverait de l’irresponsabilité historique.

11Y a-t-il une autre solution pour sortir de ce cercle vicieux qu’un geste politique volontariste qui prenne les moyens de la transition ? Au vu des statuts de la BPI, la France n’en prend pas le chemin. Mais rien ne l’empêche de négocier, dès demain, à Bruxelles, l’agrément autorisant l’octroi à la BPI d’une licence bancaire. Le débat, espérons-le, n’est pas clos.

Notes

  • [1]
    François Hollande, le 14 septembre 2012, en ouverture de la Conférence environnementale : « Qu’il s’agisse de l’isolation thermique, des énergies renouvelables, des écotechnologies, la Banque publique d’investissement sera la banque de la transition. »
  • [2]
    Pour être complet, il faudrait évoquer ici les ratios de liquidité et de capital propre, cf. G. Giraud, Illusion financière. Pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire, L’Atelier, 2012, chap. v.
  • [3]
    Comment prétendre, de bonne foi, que la mauvaise gestion de cet établissement public, privatisé en 1986, serait responsable de la faillite actuelle ?
  • [4]
    Le taux de croissance de M0 (l’ensemble des engagements monétaires d’une banque centrale) depuis le milieu des années 1990 est de 15 %/an, et de 30 %/an depuis 2008.
  • [5]
    Cf. Ottmar Edenhofer, Ramon Pichs-Madruga et Youba Sokona (dir.), Sources d’énergie renouvelable et atténuation du changement climatique, rapport du Giec, mai 2011.
Gaël Giraud
Gaël Giraud est membre du Ceras et chroniqueur pour la « Revue Projet ». Il est chercheur au CNRS et membre de l’École d’économie de Paris.
Mis en ligne sur Cairn.info le 26/12/2012
https://doi.org/10.3917/pro.331.0084
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