1Les plus fragiles sont frappés le plus durement par la crise. Et les inégalités ne cessent de s’accroître, comme l’explique un représentant du réseau européen des associations de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale.
L’impact social de la crise s’est manifesté très tôt. Mais ses conséquences n’ont fait l’objet d’aucune étude systématique. Pour combler cette lacune, l’EAPN a produit, en 2009 et 2011, deux rapports sur les effets de la crise [2], incorporés dans une analyse plus large publiée en mars 2012 [3]. Face à la violence de la récession, les gouvernements et les institutions de l’Union ne manquent pas de discourir sur la protection des plus vulnérables, mais la traduction politique et budgétaire est modeste.« Les Grecs sont de plus en plus conscients que le remède prescrit est en train de tuer le malade. Il met en pièces toutes les solidarités au niveau européen et la même chose peut survenir au Portugal, en Espagne, en France, en Italie et en Belgique. Ce ne sont pas notre secteur public, la corruption de notre gouvernement ou la paresse des Grecs qui sont en cause... La question [est de savoir] si le FMI [Fonds monétaire international] est en train de changer le véritable caractère de notre modèle social européen... Notre classe moyenne s’appauvrit. Nous assistons au retour des gens à la campagne et à l’émigration de notre jeunesse. (...) Jour après jour, les gens cessent le combat contre la pauvreté et luttent pour leur survie. [1] »
Inégalités, le grand écart
2On s’attendrait à ce qu’en période de dépression économique, les écarts de revenus diminuent, les très riches faisant les premiers frais de la crise. Au contraire, l’écart entre les riches et les pauvres s’accroît et c’est le décile supérieur (les 10 % les plus riches) qui sort incontestablement gagnant ! Les mesures d’austérité et de taxation n’ont pu qu’aggraver cet écart. Car les taux uniformes d’impôt sur le revenu (par exemple, en Bulgarie et en Hongrie) et les augmentations de TVA frappent plus lourdement les pauvres. Le réseau EAPN allemand observe que les abattements fiscaux accordés aux classes moyennes ont réduit les ressources disponibles pour les services sociaux et l’intégration. Un débat s’est certes engagé dans plusieurs pays à propos de l’introduction ou du relèvement de l’impôt sur la fortune ou sur la propriété foncière. Mais de telles mesures ont un caractère provisoire. À l’inverse, les coupes opérées dans les services publics et la protection sociale risquent d’être durables [4]. L’UE peut-elle tolérer le caractère destructeur à long terme de ces politiques ?
Les groupes vulnérables durement frappés
3Les médias ont beaucoup parlé, ces dernières années, des « nouveaux pauvres », ces gens tombés dans la pauvreté alors qu’ils se croyaient en sécurité. Mais, parmi les plus durement affectés, beaucoup étaient déjà touchés avant la crise (jeunes, migrants, minorités ethniques, personnes moins qualifiées ou âgées, enfants, parents isolés...). Leurs revenus ont diminué sous l’action de multiples facteurs : réduction des salaires et des minima sociaux, augmentations d’impôts, modifications des pensions de retraite. L’érosion du pouvoir d’achat est une menace majeure : les tarifs du gaz, de l’électricité et de l’eau, les frais bancaires, le coût des produits alimentaires et les loyers augmentent dans de nombreux pays. En Hongrie, le gaz est devenu inabordable : « La plupart des personnes en situation de pauvreté ne peuvent pas se permettre de se chauffer au gaz. Elles vont chercher du bois dans les forêts. [5] » Cette hausse du prix des produits essentiels, qui a débuté avant la crise dans de nombreux pays, a contribué au surendettement des consommateurs. Or la plupart des pays ignorent l’indexation des prestations sociales, qui compenserait ces augmentations.
4Le réseau européen Eurochild met en garde contre le risque d’une « génération perdue » en raison de l’impact sur les familles (coupes dans les services d’éducation et de soins, réduction des subventions aux associations, effets sur le bien-être physique et émotionnel des enfants) [6]. Le taux de chômage des jeunes dépasse 20 % dans la plupart des pays (jusqu’à 37,2 % en Estonie et 42,5 % en Espagne). Souvent menacés de perdre leur permis de séjour en même temps que leur emploi, les travailleurs migrants sont particulièrement exposés. Quant aux groupes ethniques vulnérables, les Roms en particulier, ils servent de plus en plus de bouc émissaire (en Slovaquie, en République tchèque, en France…).
5Ces impacts sociaux, bien plus difficiles à documenter que les taux du chômage, représentent une menace bien réelle pour la cohésion et l’intégration sociales.
6C’est en Europe de l’Est que la grande pauvreté et l’exclusion ont progressé avec le plus d’évidence, en particulier dans les pays qui, comme la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie et la Lettonie, bénéficiaient déjà de prêts du FMI et de l’UE. Pour obtenir cette aide, ils avaient pratiqué des coupes drastiques dans leurs services publics. Mais dès 2009, le Danemark, l’Espagne et l’Irlande enregistraient à leur tour des hausses significatives de demandes de services pour les besoins primaires comme la nourriture, l’habillement et le logement temporaire.
Face au chômage, la flexibilité
7La croissance du chômage, chez les jeunes en particulier, reste l’un des signes les plus visibles de la crise économique. Celui des hommes a augmenté le premier, mais les femmes sont aussi touchées, avec le ralentissement du secteur des services. Au Royaume-Uni, par exemple, deux tiers des postes supprimés dans le secteur public étaient assurés par des femmes.
8Le rapport de l’EAPN relevait, en 2009, un recul significatif des heures travaillées (montée du travail à temps partiel [7]). Et celui de 2011, évoquant les politiques de réduction des charges sociales des employeurs et l’aide apportée aux entreprises, soulignait le risque de stimuler une « relance sans emplois [8] ». « Ceux qui sont en dehors marché du travail y restent. [9] »
9La priorité est souvent donnée à une plus grande flexibilité du temps de travail, à l’affaiblissement des règles relatives aux conditions de travail, à l’assouplissement des conditions d’embauche et de licenciement, à la limitation des droits des salariés… Une véritable stratégie se dessine pour réduire les salaires et les charges en vue de stimuler une croissance tirée par les exportations, au risque d’aggraver la pauvreté des travailleurs marginaux. Parfois, ces mesures résultent des pressions exercées par le FMI et la BCE (en Bulgarie, Roumanie, Hongrie et Lettonie d’abord, puis en Irlande, en Grèce, en Italie). Mais le Royaume-Uni ou la France ont aussi fait ce choix.
10Les États membres continuent d’assurer qu’ils soutiennent « l’inclusion active ». Mais face à la crise de l’emploi, les gouvernements cherchent avant tout à « durcir les politiques d’activation [10] » et à « aggraver les conditions requises pour l’octroi des prestations ».
11L’exclusion des chômeurs de longue durée et de ceux qui ne bénéficient pas du système d’assurance sociale est un problème ancien. Rares ont été les pays qui, au début de la crise, ont appliqué de nouvelles coupes dans ce domaine. Mais les institutions de l’UE encouragent désormais, au titre de la « modernisation de la protection sociale », le durcissement des conditions d’admissibilité aux prestations (même en Suède, au Danemark et aux Pays-Bas !). Des exceptions existent heureusement. Ainsi, en Estonie, les prestations sociales ont été augmentées à partir de janvier 2011, dans le cadre d’une stratégie d’investissement dans l’emploi. Des initiatives en matière d’éducation et de formation des chômeurs ont été prises aussi en République tchèque, en Suède et en Finlande. Mais elles sont rares et peu dotées. Or maintenir un grand nombre de personnes à la marge de l’aptitude à l’emploi les expose gravement.
État providence en recul
12Dans le contexte des programmes d’austérité adoptés en 2010, les gouvernements ont rarement choisi d’augmenter la fiscalité. Plus souvent, ils ont réduit les prestations et les salaires du secteur public (Roumanie, Lettonie, Bulgarie, Irlande, Royaume-Uni, Espagne). En Irlande et au Royaume-Uni, les listes d’attente dans les services de santé se sont allongées. En Europe centrale et orientale, la participation des patients aux frais de santé se répand de plus en plus. Dans plusieurs pays d’Europe occidentale aussi, les usagers sont censés prendre en charge une part plus importante du coût de leurs traitements. Naturellement, les plus touchés sont ceux qui ont des revenus modestes.
13Ce recul de l’État providence avait commencé en Europe avant 2008 et la crise a servi de prétexte pour justifier l’accélération d’une stratégie politiquement impopulaire.
14Avec la récession, la pression à la baisse des loyers aurait dû soulager les personnes à faibles revenus, mais l’augmentation du prix des produits de base a plus qu’absorbé ces baisses éventuelles. Surtout, entamé bien avant la récession, mais avec des conséquences aggravées par la montée du chômage, le retrait des organismes officiels de fourniture de logement a restreint, dans de nombreux pays, la capacité d’accès à un logement décent à un prix abordable. En 2010, l’Espagne, le Danemark et la Hongrie ont connu des augmentations significatives du nombre d’expulsions. Frappant le plus durement les jeunes, le nombre de sans-abri s’est accru partout, en particulier en Allemagne, en France, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni.
Les associations sous pression
15La plupart des associations constatent un accroissement significatif des demandes d’accueil, de nourriture, de services bancaires, d’aide aux sans-abri, de conseils pour l’établissement d’un budget. Mais aussi une réduction des financements publics et des difficultés dans la recherche de nouveaux fonds. Seuls les pays nordiques enregistrent un accroissement des dons privés. Les fonds européens sont insuffisants, d’autant que la tendance est de détourner le Fonds social européen de l’aide aux groupes vulnérables. L’action des associations qui ouvrent à la sensibilisation, l’autonomisation et la participation des personnes est fragilisée. (…)
16La Stratégie Europe 2020 fixait comme objectif de faire baisser d’au moins 20 millions de personnes les chiffres de la pauvreté et de l’exclusion sociale à l’horizon 2020 [11]. Au contraire, on assiste à la remise en cause du contrat social et du modèle qui ont assuré une stabilité et un niveau de protection aux plus pauvres dès les premiers pas vers l’intégration européenne. Dès lors, la confiance des peuples dans l’Union comme projet social et démocratique – et non seulement comme union économique – est sapée.
17Pour construire une alternative, de nouvelles alliances sont nécessaires. L’EAPN y invite en appelant à évaluer de façon proactive les causes et les conséquences sociales de la crise, à mettre en œuvre des stratégies de sortie de crise (réduire plus lentement les déficits, investir dans la relance, stimuler la demande et soutenir un modèle social assurant protection adéquate et égalité des chances). L’EAPN invite enfin à réexaminer complètement notre modèle de développement.
Notes
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[1]
European Anti Poverty Network (EAPN), « Relancer l’espoir et renouer avec les attentes : sortir de la crise ensemble. Approches alternatives pour une relance inclusive », mars 2012, p. 26.
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[2]
EAPN, « La cohésion sociale est en péril », Bruxelles, 2009 et « De la crise financière à la relance : quid de la stratégie de lutte contre la pauvreté ? », Bruxelles, 2011.
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[3]
EAPN, 2012, op. cit.
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[4]
EAPN, « Le projet européen va-t-il à contre-sens ? L’impact social de la crise et des politiques de relance en 2010 », Bruxelles, février 2011.
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[5]
EAPN, « Le projet européen va-t-il à contre-sens ? », ibid.
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[6]
Eurochild, « How the Economic and Financial Crisis is Affecting Children & Young People in Europe », janvier 2011.
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[7]
EAPN, « La cohésion sociale est en péril », ibid.
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[8]
EAPN, « Le projet européen va-t-il à contre-sens ? », ibid., p. 26.
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[9]
EAPN, « La cohésion sociale est en péril », ibid., p. 34.
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[10]
Programmes mis en place par l’État sur le marché du travail pour encourager les chômeurs à retrouver un emploi [NDLR].
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[11]
« Le nombre d’Européens vivant en dessous des seuils de pauvreté nationaux doit être réduit de 25 % afin de permettre à 20 millions de personnes de sortir de cette situation. » Cf. Commission Europe 2020, « Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive », Bruxelles, 3 mars 2010, p. 9.