CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1De quoi une organisation est-elle responsable envers la société ? Entreprises, États, syndicats, consommateurs et ONG apportent des réponses contrastées. L’Iso 26 000, qui édicte des lignes directrices en la matière, les a réunis.

2En novembre 2010, l’Iso (Organisation internationale de normalisation) publiait des lignes directrices sur la responsabilité sociétale des organisations : un texte dont la nature est inédite, et qui a fait l’objet d’un processus d’élaboration tout à fait original. (…)

3Bien que les normes Iso revêtent un caractère volontaire, elles résultent d’un accord entre producteurs et consommateurs (ou utilisateurs), ce qui, dans le monde, leur confère une place quasi-incontournable pour les milieux professionnels en matière de spécifications techniques. Cependant, ce qui s’impose dans le domaine technique n’a pas d’équivalent dans un domaine marqué par le « social » (au sens large) ou le « sociétal ». L’Iso en a bien eu conscience lorsqu’elle a décidé d’élaborer des lignes directrices sur la responsabilité sociale des organisations. Aussi a-t-elle dérogé à ses propres règles d’élaboration de normes en réunissant un groupe de travail composé de délégations nationales à partir de six catégories de « stakeholders » (parties prenantes) : gouvernements, entreprises, syndicats de salariés, consommateurs, ONG, consultants et enseignants-chercheurs. Cette diversité assurait au processus d’élaboration une assise plurielle, à partir de compétences différenciées, l’Iso ne jouant qu’un rôle de catalyseur. (…)

Retrouvez l’article de Michel Capron dans sa version intégrale.

4Le processus, qui a duré cinq années et abouti en 2010, s’est avéré complexe. Chaque délégation nationale pouvait être composée de six experts et de six observateurs (un par catégorie de parties prenantes). Ce sont ainsi entre 300 et 500 participants, d’origines géographiques et professionnelles très diverses, qui se sont retrouvés au moins une semaine par an, pendant cinq ans, en assemblée plénière. (…)

5Le consensus est la règle de décision à l’Iso : c’est la condition pour que se poursuivent les travaux. Il ne signifie pas unanimité, mais suppose un large accord sans que ne se manifestent des oppositions irréductibles. Son appréciation reste néanmoins une affaire d’intuition. Le passage en force étant a priori exclu, il faut tout l’art de la négociation, l’attention vigilante et la patience des animateurs pour parvenir à des compromis entre des positions souvent très éloignées, venant de participants sans expérience des enceintes diplomatiques et qui, souvent, n’ont jamais participé à un processus de normalisation. Les commentaires sur les versions successives proposées par le groupe de travail ont été très nombreux : entre 2 000 et 7 200 pour chacune des six versions ayant donné lieu à commentaires [1], soit un total de plus de 25 000. Ils représentent une véritable mine d’informations reflétant la diversité des appréhensions, des compréhensions, des préoccupations et des pratiques à propos de la responsabilité sociale, selon les pays et les acteurs.

Au défi de la représentativité

6L’Iso a cherché à mettre toutes les chances de son côté pour garantir la légitimité d’une démarche qui n’était pas acquise d’avance : groupe de travail avec des membres nombreux, experts venant de tous horizons socioprofessionnels, place importante faite aux organisations de la société civile, large représentation d’organisations internationales, démultiplication des discussions au niveau des pays, préoccupation de la diversité linguistique, processus de délibération permettant une large expression… Cet agencement cependant, n’est pas exempt de limites. À travers la langue, ce sont la culture et le mode de pensée anglo-saxons qui, de fait, s’imposent. On a ainsi relevé qu’une quarantaine de termes ou de locutions-clés utilisés dans la norme soulevaient des difficultés de traduction dans toutes les autres langues. La majeure partie des interventions orales étaient d’ailleurs le fait de personnes originaires de pays anglo-saxons ou ayant fait des études supérieures dans ces pays.

7Le processus soulève aussi des questions de représentativité. L’Iso a fait un effort pour que les pays en développement soient représentés et leur nombre s’est accru au fil du temps (de 110 en 2005 dans les assemblées plénières à environ 250 en 2010, contre 120 à 140 originaires des pays développés). L’écart numérique ne doit cependant pas faire illusion : à l’exception de quelques grands pays comme la Chine, l’Inde et le Brésil, l’influence des pays développés est restée prédominante. En atteste la composition du groupe de rédaction, pièce maîtresse du dispositif. La présence aux réunions a pu soulever des difficultés financières aussi pour certains, notamment les pays pauvres et les ONG.

8Il est arrivé, par ailleurs, que des délégués changent de catégorie (partie prenante, groupe de liaison) d’une réunion à l’autre, au gré des places disponibles dans les délégations. Il s’est ainsi formé au fil des ans un corps d’experts (100 à 150 personnes) qui ont porté l’élaboration de la norme, sans qu’on ait toujours déterminé avec précision de qui provenait leur mandat. (…)

La portée de la norme

9Sur un certain nombre de points-clés, la norme marque des avancées par rapport à des approches préexistantes [2]. Ainsi, le principe de précaution a fini par être intégré dans les parties relatives à la protection de l’environnement et des consommateurs, malgré l’opposition des États-Unis [3]. (…) Le texte dépasse les conceptions anciennes de la responsabilité des organisations, en rappelant que la philanthropie ne saurait être utilisée comme un substitut à l’intégration de la responsabilité sociale dans le cœur du management. Enfin, l’Iso 26 000 énonce que la responsabilité sociétale suppose l’exercice du devoir de vigilance (due diligence) dans la sphère d’influence d’une organisation, ouvrant ainsi la voie, par exemple, à la responsabilisation des sociétés mères vis-à-vis de leurs filiales et de leurs sous-traitants.

10En fin de compte, malgré la présence inédite dans ce processus de représentants de la société civile, le contenu du texte reste marqué par les préoccupations des entreprises et par la langue des affaires – la majeure partie des participants évoluant dans ce monde. Si on relève une grande insistance sur le dialogue avec les parties prenantes, le texte est pratiquement muet sur la contribution des organisations à la production de biens communs ou de valeurs publiques. Sa principale faiblesse cependant réside dans son statut, une concession faite aux États-Unis : en effet, cette norme ne peut théoriquement pas être interprétée comme une « norme internationale », au sens des Accords de Marrakech ayant établi l’Organisation mondiale du commerce. Elle n’est destinée ni à servir de base à une action en justice, ni à être citée comme une preuve de l’évolution du droit coutumier international.

11Pour conclure, l’Iso 26 000 est aujourd’hui le seul texte de portée mondiale, et le plus complet, en matière de responsabilité sociétale. Ses principes, repris par l’Onu, l’OCDE ou l’Union européenne constituent une référence incontournable pour toute organisation s’engageant dans la mise en œuvre d’une politique de responsabilité sociétale. L’élaboration n’aurait pas été aussi complète, ni aussi aboutie, si l’on n’avait réuni que des représentants de gouvernements. Cette expérience a donc aussi révélé, de manière inattendue, une efficacité que les processus intergouvernementaux de type onusien n’ont pas toujours ! Elle ouvre une voie nouvelle pour des discussions à des échelles nationales et internationales.

Notes

  • [1]
    Il y a eu, au total, une quinzaine de versions et sous-versions.
  • [2]
    Par exemple, le Livre vert de la Commission européenne sur la responsabilité sociale des entreprises, publié en 2001.
  • [3]
    Principale raison du vote négatif des États-Unis.
Michel Capron
Michel Capron est professeur émérite en sciences de gestion de l’Université Paris VIII-Saint-Denis. Il était membre de la délégation française dans le processus d’élaboration Iso 26 000.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 26/12/2012
https://doi.org/10.3917/pro.331.0056
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